Malgré le méga-succès de quelques voisines du Sud, comme Cardi B et Nicky Minaj, le rap évolue encore aujourd’hui dans un monde d’hommes. Et l’industrie canadienne ne fait pas figure d’exception. Il est trop facile de s’emballer devant l’actuelle reconnaissance que connaît le hip-hop torontois, propulsé par le succès de Drake et d’OVO, sans souligner le manque d’intérêt que porte cette scène à la représentation d’artistes féminines. The Weeknd, Tory Lanez, Dvsn, Nav, Jazz Cartier, Roy Woods, Majid Jordan et j’en passe, mais pourquoi y a-t-il si peu de femmes?
Au Québec, l’industrie musicale peine encore à reconnaître l’existence du rap et son expression multilingue. Difficile de ne pas frapper un autre mur quand on ose en plus souligner le manque de diversité sexuelle. Trop peu de rappeuses québécoises ont la chance de produire un album solo comme leurs acolytes du sexe opposé. Et c’est très décevant, car, bien que la musique hip-hop soit communément associée à la glorification d’une culture masculinisée, la participation de femmes a historiquement contribué à l’essor du genre.
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Pour mieux comprendre la réalité des femmes du hip-hop québécois, VICE a demandé à deux rappeuses, Kayiri, du groupe Bad Nylon, et Tyleen, qui a collaboré au dernier album de Joe Rocca, de donner leurs impressions sur la place qui leur est accordée.
VICE : Pensez-vous qu’il est important de parler de la sous-représentation des femmes dans l’industrie du hip-hop?
Tyleen : Oui, c’est important de soulever cette question, surtout dans le contexte actuel où la track Bodak Yellow a été une des chansons les plus écoutées de l’année. On a vu à quel point les fans apprécient le rap féminin. Comme beaucoup de rappeuses, j’ai appris à travailler dans un contexte presque entièrement masculin. Ils sont agents, producteurs, bookers, rappeurs, propriétaires de labels… Bref, il n’y a pratiquement que des hommes dans le rap et il faut en convaincre plus d’un avant d’être reconnue et respectée.
Kayiri : Il n’y a pas de raison d’ignorer l’importance de l’inclusion des femmes MC. On ne va pas se le cacher, au Québec, il n’y en a pratiquement pas. Je parlais justement avec un propriétaire de label l’autre jour et je lui demandais s’il serait prêt à signer un groupe de filles. Il m’a répondu que le Québec n’était pas encore prêt pour ça.
Donc il faudrait attendre que le Québec soit prêt…
Kayiri : Le Québec est prêt. À vrai dire, les jeunes québécoises n’ont simplement pas eu la chance de grandir avec beaucoup de modèles. Bien sûr, on s’inspirait des rappeuses américaines, mais, ici, à part Dee et J Kill, que peu de gens connaissent, il n’y en avait pas. C’est pourquoi ça me fait énormément plaisir quand je fais des shows avec Bad Nylon et que des jeunes filles me disent que notre musique les inspire à écrire et produire elles-mêmes. Il ne faut surtout pas attendre que notre place nous soit livrée sur un plateau d’argent, car ça n’arrivera jamais. Il faut s’approprier l’espace.
Et comment s’approprier cet espace, justement?
Kayiri : J’ai appris toute seule à faire des beats, et ce, même si peu de filles en faisaient. N’ayez pas peur de vous lancer dans des disciplines majoritairement masculines. Au contraire, la société a hâte d’entendre plus de musique produite par des femmes. Ça risque de faire évoluer le hip-hop.
Tyleen : Il faut aussi apprendre à bien s’entourer. J’ai souvent dû approcher des rappeurs et des producteurs pour faire des collabs, et beaucoup d’entre eux en profitaient pour me faire des avances ou carrément s’essayer sur moi. Si je n’étais pas intéressée, ils refusaient de faire le beat ou ne me répondaient tout simplement plus. Il faut être préparée à ces éventualités pour savoir repérer ce genre de comportements. Bien entendu, il y a aussi de bonnes personnes, mais c’est une réalité encore subie par plusieurs femmes dans cette industrie.
Kayiri : Ça ne m’est personnellement jamais arrivé, mais j’ai été témoin de ça autour de moi, et c’est inacceptable. On cherche seulement à faire de la musique…
Est-ce que le fait d’être une femme influence ce qu’on attend de vous?
Tyleen : Musicalement parlant, oui. J’ai toujours eu un timbre de voix assez grave et il arrive qu’on me confonde avec un garçon quand je rappe. Je me suis souvent fait reprocher de ne pas être assez féminine dans mes verses. On me répétait en studio « Chante sexy », « Plus sexy »! J’en ai marre de devoir représenter la « fille » sur une track. Je souhaite pouvoir être moi-même et ce n’est pas parce que j’ai un vagin que je veux uniquement parler d’amour, de seins et de trucs « sexy ». La vulgarité et les mots crus font partie de l’esthétique du rap. On peut parler sexe d’un point de vue féminin, de guns et de la rue aussi bien que les hommes.
Kayiri : Je me souviens de notre première rap battle avec le groupe, la réception du public a été très dure envers nous, juste parce qu’on était un groupe de filles. Les gens ont parfois du mal à comprendre que ce qu’on veut, c’est d’être considérées au même titre que n’importe quel autre artiste. L’industrie est toujours prête à supporter la relève et encourager les nouveaux rappeurs. Le traitement ne devrait pas être différent quand on est une femme.
L’histoire nous a enseigné que l’industrie du rap ne soutient que très peu de femmes à la fois. Souvent comparées ou en compétition, on a l’impression que seules deux ou trois d’entre elles méritent leur place, alors que la scène regorge d’artistes masculins. Que pourrait apporter la présence de plus de rappeuses au hip-hop québécois?
Tyleen : La voix des femmes est importante, mais encore plus dans un genre aussi revendicateur. En ce moment, il se passe beaucoup de choses socialement et les femmes en ont à dire, croyez-moi. On accuse souvent le rap de véhiculer des propos misogynes, mais les choses se passeraient peut-être différemment si la gent féminine avait son mot à dire. Je pense qu’on retrouverait beaucoup plus de variété dans les textes.
Kayiri : Plus de diversité amènerait définitivement le rap québécois à un autre niveau. Détrompez-vous, il y a de la place pour plusieurs femmes dans l’industrie et heureusement qu’encore beaucoup de rappeurs québécois partagent cette opinion. Au contraire, il faut éviter de se mettre en compétition. Collaborons ensemble et approprions-nous davantage ce moyen d’expression. Je me répète, mais, s’il y a de l’espace, let’s go, prenons-le!
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