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Les monstres qu’utilisait l’Armée US pour raser les forêts du Vietnam

Dans le célèbre livre pour enfants de Theodor Geisel, The Lorax, le Gash-pilleur utilise d’énormes machines à découper du bois pour raser les arbres fictifs de la vallée de Truffala. Mais le Dr. Seuss aurait très bien pu s’inspirer des monstres de métal utilisés par l’armée américaine pour déforester des régions entières du Vietnam.

En 1968, l’US Army loua deux de ces véhicules au constructeur LeTourneau et les envoya rapidement en Asie du sud-est. Après le déploiement massif des troupes américaines dans le sud du Vietnam, le Pentagone avait vite réalisé que l’Armée n’était pas préparée aux tactiques du Viet Cong, fondées sur la dissimulation, la ruse et le camouflage.

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« L’état-major américain avait vite pris conscience de l’incroyable avantage que la jungle offrait au Viet Cong et à l’Armée nord-vietnamienne, en limitant les mouvements, en neutralisant la plupart des équipements militaires modernes, et en protégeant leurs bases, leurs moyens de communication et leurs arsenaux », écrit le Général Robert Ploger dans son livre Vietnam Studies : U. S. Army Engineers, 1965-1970. « Dès novembre 1965, le Général Westmoreland demanda à son staff de trouver des moyens de raser la jungle. »

Military Assistance Command – Vietnam

Même avant l’arrivée des écraseurs d’arbres, le projet du MACV était déjà bien lancé. Les avions de l’US Air Force et les hélicoptères de l’Armée répandaient des herbicides et larguaient des bombes incendiaires pour détruire la végétation.

Au sol, des compagnies d’ingénieurs spécialisées utilisaient des bulldozers équipés d’énormes lames baptisées Rome Plows – du nom de l’entreprise qui les produisait, Rome, basée en Géorgie – pour déraciner les arbres et autres éléments gênants. À l’aide de tronçonneuses, d’outils divers et même de tondeuses à essence, les troupes faisaient de leur mieux pour priver la guérilla communiste d’endroits où se cacher.

Fondée en 1929, LeTourneau était déjà l’un des fleurons du secteur de la construction, du déboisement et des véhicules utilitaires lourds. Malgré l’intérêt de l’Armée aux Etats-Unis, le MACV a d’abord rechigné à déployer les véhicules de déboisement de la firme sur une zone de guerre, selon Ploger.

Une machine de déboisement de combat, imaginée par les ingénieurs de l’Armée. Image: War Is Boring/US Army

Conçus pour des utilisations civiles, les machines de 60 tonnes possédaient trois « roues », deux à l’avant et une à l’arrière pour s’orienter. Quand le véhicule avançait, une énorme barre-poussoir utilisait la force brute des moteurs pour renverser les arbres. Les roues équipées de lames aiguisées détruisaient les rondins à mesure que la machine poursuivait sa route.

Le MACV redoutait que le poids et le manque d’agilité des véhicules les rendent mal adaptés aux aléas des jungles vietnamiennes – surtout si des soldats ennemis prenaient les conducteurs pour cibles. « Il fut un temps envisagé de les rendre flottables, mais ils se déplaçaient très mal dans l’eau », note Ploger.

Quoi qu’il en soit, les gradés américains cherchaient de nouveaux moyens de raser la jungle plus rapidement. Même les herbicides les plus puissants mettaient plusieurs jours à agir, et il suffisait parfois d’une grosse pluie pour les éliminer.

La 1st Logistical Command, qui gérait l’essentiel de la logistique de l’Armée US au Vietnam, finit par trouver un compromis. Plutôt que d’acheter le moindre véhicule, l’Armée allait simplement louer deux des machines de LeTourneau, et les tester pendant près d’un an.

En juillet 1967, l’Armée créa une unité chargée de gérer les véhicules, de former les équipes qui les dirigeraient, et de dégager le terrain autour de Long Binh, au nord-est de la capitale Saïgon. Un peu plus de trois mois plus tard, l’Armée confia les machines au 93ème Bataillon d’Ingénieurs à Bear Cat, pour des opérations plus reculées.

Au cours de leur évaluation, les véhicules disgracieux affichèrent des statistiques impressionnantes. Les machines dégagèrent quelque 800 hectares autour de Long Binh à elles deux, puis 500 hectares supplémentaires après avoir rejoint le 93ème Bataillon.

« Des arbres d’un mètre de diamètre et de 15 mètres de haut ne résistaient pas un instant aux machines, peut-on lire dans les rapport. Elles avancent sans le moindre temps d’arrêt au milieu de la végétation et des arbres. »

La machine telle qu’en rêvaient les soldats. Photo: War Is Boring/US Army

Dans de bonnes conditions, chaque véhicule pouvait raser 1,6 hectares par heure, soit 12,8 hectares par journée de huit heures. Par comparaison, une unité de 30 bulldozers est capable de raser environ 30 hectares par jour, selon Ploger.

Mais les machines de LeTourneau n’étaient pas non plus parfaites. Leur taille imposante en faisait des cibles idéales pour les troupes ennemies.

Si le système de refroidissement venait à être endommagé, le moteur se coupait. Les composants électriques étaient situés de telle manière qu’ils pouvaient aisément être inondés d’eau.

Et ces énormes machines s’embourbaient dans le terrain marécageux de la jungle. En permanence. L’unique grue dont disposait l’unité, montée sur un camion, n’était pas vraiment faite pour les sortir de la boue.

Les équipages n’avaient rien pour se défendre en cas d’attaque. Pendant 5 mois, on leur donna même pas d’armes.

En avril 1968, les ingénieurs rendirent finalement leurs rapports, assortis d’une liste d’améliorations suggérées. Les soldats proposaient d’équiper les véhicules de roues à 12 pointes qui leur permettraient de circuler beaucoup plus facilement sur des chemins difficiles.

Ils recommandaient aussi d’en réduire la hauteur afin de les rendre moins vulnérables aux tirs, et d’équiper les moteurs de systèmes de refroidissement à air qui limiteraient les risques de panne.

Surtout, les troupes demandaient que les machines soient surmontées d’une tourelle dotée d’une mitrailleuse de calibre .50. Des mines Claymore collées sur les flancs pourraient quant à elle envoyer des milliers de billes de métal aux alentours pour décourager les guérilleros de se lancer dans des embuscades.

Le MACV et l’Armée ne furent pas vraiment emballés. Il était bien plus facile de répandre de l’Agent Orange et autres produits chimiques désherbants un peu partout. Les bulldozers continuèrent à évoluer sur le terrain.

LeTourneau continua à produire des véhicules de construction et des infrastructures de forage pendant des années après cela. Selon ses représentants, le G-175 de la firme est « la plus grosse machine à déboiser du monde. »

Puis en 2011, LeTourneau fut revendu à une entreprise chinoise, Joy Global. Joy Global ne produit pas ce genre de machines, et il semblerait bien qu’elles aient disparu pour toujours.