Tout est de la faute des grandes plateformes. Quand Donald Trump a battu Hillary Clinton en 2016, quelques-uns des plus grands médias américains ont soutenu avec force que Facebook était responsable. Le réseau social avait permis à des hackers russes de manipuler ses utilisateurs, il avait laissé se propager des fake news et ses données avaient permis à Cambridge Analytica de laver le cerveau des internautes. On aurait juré que personne n’avait voté pour Trump de son plein gré.
Cinq ans plus tard, il ne reste rien de ces scandales. Le rôle des Russes est plus flou que jamais. L’impact des fake news a été mesuré par diverses études et sans surprise, il est ridicule. Ce que faisait le désormais défunt Cambridge Analytica n’était pas nouveau ni illégal. Mais pendant leur heure de gloire, ces épouvantails ont suscité une terreur telle qu’elle a empêché la manifestation de la vérité : en réalité, Trump a gagné parce que les Américains en ont décidé ainsi. Sinon les électeurs, aucune entité unique et clairement identifiable n’est responsable de son élection.
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En choisissant de se voiler la face, les États-Unis urbains et éduqués ont posé un précédent qui perdure aujourd’hui : tout est de la faute des plateformes. Ainsi, au lendemain de la prise du Capitole, il est tout à fait acceptable de proclamer en public que Twitter est responsable : après tout, le réseau social a laissé Trump exciter la foule. Partout sur Internet, des commentateurs paniqués laissent entendre que rien ne serait arrivé sans la connivence du réseau social. Surtout, ils fustigent sans ménagement les réticences de Twitter et Facebook à prendre le rôle d’arbitres de la liberté d’expression.
De-ci, de-là, on voit donc des individus plus ou moins notables réclamer des grandes plateformes qu’elles censurent activement Trump et ses ouailles. L’exclusion de l’homme politique de Twitter, Facebook et Instagram est accueillie comme une bonne nouvelle, une punition bien méritée. Comme ravis par une gifle administrée à un enfant insolent, les sycophantes se réjouissent de cet acte de censure pur et dur. Leur liberté fond sous leur yeux et ils poussent des cris de joie, heureux de constater que des entreprises cotées en bourse piétinent les textes fondamentaux de la première puissance mondiale.
Une fois de plus, il faut donc poser la question : les grandes démocraties souhaitent-elles réellement confier tout ou partie du contrôle du discours public aux grandes plateformes ? Oui ! Avec joie, répondent les faits. Depuis des années, par exemple, politiques et journalistes acceptent de bon cœur de laisser Twitter et consorts participer à la quête de la vérité. Au moins 35 médias dans 24 pays reçoivent de l’argent de Facebook pour rédiger des articles de « fact-checking ». En France, les titres concernés sont Libération, Le Monde, France 24, 20 Minutes et même l’AFP, et ce depuis 2017. Pour une raison ou une autre, cette relation nébuleuse ne déclenche pas de scandale.
Au nom de la lutte contre ces épouvantails de fake news, Facebook s’est donc inséré dans les rédactions des plus fameux représentants du cinquième pouvoir. Bien que les médias concernés rechignent souvent à dévoiler le montant de ces partenariats, les gros sous du réseau social ont permis à plusieurs d’entre eux d’embaucher des journalistes mais aussi de se transformer en doctes gardiens de la vérité aux conclusions quasi-indiscutables. Personne n’avait besoin de ça : des études indiquent que le grand public peut mesurer la fiabilité des sources avec autant de justesse que des fact-checkers professionnels.
Les grandes démocraties ont donc laissé Facebook se glisser dans nos médias pour rien. Mais elles ne se sont pas arrêtées là : il s’agit de proclamer la vérité, mais aussi de décider de ce qui peut être dit ou pas. Le Digital Services Act, une nouvelle législation européenne, impose aux principales plateformes de réguler les discours « dangereux » en leur sein sous peine d’amende conséquente. Qui décide de ce qui est dangereux ou pas ? Nos responsables bafouillent. Au moment du débat sur la loi Avia, Cédric O évoquait d’obscurs « groupes de travail entre les plateformes, des magistrats ou encore des représentants de l’administration et de la société civile. » Ce qui est clair, c’est que nos gouvernants semblent prêts à laisser les GAFAM décider de ce qui peut être dit ou pas. Le pire, c’est que cette triste concession suscite les applaudissements de certains.
Prenons la loi contre les contenus haineux sur Internet, dite « Avia ». Par bonheur, le Conseil constitutionnel a éventré ce texte pour « atteinte à la liberté d’expression » en juin dernier. La loi proposait de laisser les plateformes qualifier et supprimer les contenus « manifestement haineux » sans intervention d’un juge. Dans un genre de délire de soumission, les défenseurs du texte ont regretté à cor et à cri la décision du Conseil. Selon eux, confier une telle responsabilité aux plus grosses entreprises du monde ne posait pas le moindre problème, tant la nécessité de pousser sous le tapis tout contenu « haineux » leur semblait impérieux. Cachez vite ce commentaire saluant la décapitation d’un enseignant ! Car tant que je ne le vois pas, l’islamisme radical n’existe pas.
En confiant toujours plus de pouvoir sur le discours aux grandes plateformes, quitte à leur offrir les ciseaux d’Anastasie sur un plateau d’argent, nous leur avouons éhontément que nous attendons d’elles une protection contre la complexité du monde. Comme les conspirationnistes qu’ils se plaisent à moquer, les pourfendeurs auto-proclamés du mensonge et de la méchanceté révèlent ainsi qu’ils ne veulent être témoins que d’un monde filtré pour leur confort. Mais quand les premiers rejettent l’influence conjointe des médias, des gouvernements et des plateformes, les seconds l’appellent de leur vœux trempés de larmes au mépris de leur liberté. Moins de réalité, s’il vous plaît, et plus de servitude.
Les grands acteurs numériques ont un pouvoir immense, c’est indéniable. Cependant, croire que leur confier une autorité toujours plus importante permettrait de résoudre le moindre problème dénote, autant qu’une profonde veulerie, un refus d’accepter que le monde est pétri de dissensions et de haines avec ou sans les réseaux sociaux. Supprimer un emoji, un commentaire, une vidéo ou une communauté toute entière, c’est camoufler des maux infiniment plus profonds et complexes. De la même manière, pourfendre un article mensonger sur les vaccins ne fera jamais entendre raison aux anti-vaxxers, bien au contraire (et il paraît que personne ne veut entendre raison de toute façon). C’est en ce sens que les réseaux sociaux participent du chaos ambiant.
Toutes les formes de protestation ou de conspirationnisme de la fin des années 2010, des Gilets jaunes à QAnon, se nourrissent d’un profond mépris pour les journalistes, les réseaux sociaux et les gouvernements. Chacune de ces communauté croit que ce triumvirat souhaite contrôler le discours sur Internet. Et comment leur donner tort ? À force de batailler contre des spectres en proposant toujours plus de fact-checking et de surveillance des échanges, même avec la meilleure foi du monde, ces trois parties se sont donné le rôle de « puissants » aux yeux de ces « petits » et propagé l’idée qu’il existe un discours autorisé – le leur. Ainsi, tout acte de contrôle de leur part, notamment la suspension des comptes de Donald Trump, passe désormais pour un acte liberticide aux yeux des « petits ».
Dans de nombreux pays instables, un mauvais contrôle du discours sur les réseaux sociaux peut avoir des conséquences dramatiques. Mais dans nos pays démocratiques et en paix, toute forme de contrôle du discours sur les réseaux sociaux doit cesser immédiatement. À l’heure actuelle, ces mesures ne font que creuser les haines et les dissensions. Nous verrons assurément surgir des horreurs sur ces plateformes, mais soyez certains que ces horreurs ne seront jamais que les symptômes de maux profonds qui ne sauraient être résolus par une saignée numérique. Tout le problème, en vérité, c’est que les réseaux sociaux nous empêchent de nous regarder en face.
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