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Les tags Flickr permettent de réaliser des cartes acoustiques de nos villes

Nous sommes une espèce chez qui la vue est le sens dominant. Cela nous convient très bien. Y voir clair constitue un moyen efficace de percevoir l’environnement dans lequel nous vivons, et nous permet de répondre à nos besoins facilement. Des besoins, que, sans doute, le rat-taupe nu ne possède pas.

Pourtant, le son a lui aussi une influence considérable sur notre perception subjective des espaces. Il peut également avoir un impact sur notre humeur, nos fonctions cognitives, et notre santé en général. Les paysages sonores dans lesquels nous évoluons façonnent nos manières de vivre.

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Bien conscients de ce phénomène, des chercheurs du Yahoo Labs, de l’Université de Sheffield, du Bell Labs et de l’Université de Turin ont bricolé un nouveau système pour objectiver et cartographier les paysages sonores des villes en utilisant des données collectées librement sur les réseaux sociaux. Le résultat, intitulé Chatty Maps, est décrit dans un article publié sur arXiv.

Comme le notent les chercheurs, la cartographie sonore urbaine s’est cantonnée jusque là à représenter les sons dits « nuisibles, » c’est-à-dire le brouhaha. Cela semble plutôt logique. Le bruit a des effets extrêmement négatifs sur la santé, et les gens s’en plaignent en permanence. Parce que cette conception du son dans l’espace urbain prévaut sur toutes les autres, les systèmes d’enregistrement sonore placés dans les villes sont orientés vers des sources spécifiques, comme les autoroutes, les chemins de fer et les usines. La cartographie sonore telle qu’elle est pratiquée actuellement n’est pas très représentative de ce que l’on entend réellement dans les villes.

« Les sons plaisants ont été laissés de côté. Les spécialistes d’urbanisme ne les évoquent jamais, même si l’on a montré qu’ils avaient un impact positif sur le bien-être des personnes, » explique l’article. « Seuls quelques chercheurs se sont intéressés à ce sujet. »

« Dans le World Soundscape Project, par exemple, le compositeur Raymond Murray Schafer et ses collègues ont pour la première fois décrit les paysages sonores comme « un environnement de sons perçus et compris par un individu, ou par la société dans son ensemble, » poursuivent les auteurs. « Ce travail a mené à la définition d’une norme (Standard International) ISO 12913, où le paysage est défini comme « un environnement acoustique perçu par une personne ou un groupe de personnes dans un contexte spécifique. »

Depuis l’établissement de cette définition, le concept n’a pas vraiment gagné en popularité. C’est en partie parce qu’il n’existe pas de vocabulaire standardisé pour parler des sons dans l’espace urbain. Il y a certes des catégories pour classer les sons à l’usage du machine learning, mais pas de taxonomie formelle destinée à un usage interdisciplinaire.

Un autre problème retarde les progrès en la matière : la relation entre les sons et les perceptions. « Jusque là, on s’est contenté de dire que la perception d’un son était essentiellement conditionnée par le volume sonore, » notent les chercheurs. « Mais les perceptions dépendant d’un grand nombre de facteurs : par exemple, ce que le sujet est en train de faire au moment où il entend tel ou tel bruit (en train d’écouter un concert acoustique, de lire, de méditer, etc.). Sans prise en compte de ces facteurs-ci, les politiques destinées à réduire le bruit dans l’espace public échoueront. »

Enfin, il y a le problème de l’enregistrement de sons « à l’échelle » dans un environnement urbain. En général, on utilise des enregistrements sous forme d’ « instantanés » acoustiques.

La tâche de Chatty Maps est donc très ambitieuse : cartographier le paysage sonore de villes entières en utilisant des données géolocalisées sur les réseaux sociaux. Tout d’abord, les chercheurs ont dû créer une sorte de dictionnaire sonore, une collection de termes liés au son à partir des 1,8 millions de tags référençant les photos prises à Londres et Barcelone sur Flickr. Ensuite, ils ont extrait ces tags et les ont insérés sur une carte. Le résultat de cette opération parait assez intuitif, puisque les lieux pédestres montraient des paysages sonores caractérisés par la musique et les bruits de conversation, tandis que les routes étaient dominées par des sons liés à la mécanique et aux transports.

Image: Aletta et al

Les émotions correspondantes étaient, elles aussi, plutôt cohérentes : « Pour la première fois, nous avons étudié la relation entre des sons urbains et des émotions, » explique l’article. « En faisant correspondre les tags des photos avec des termes issus du lexique des émotions, nous avons pu déterminer l’état émotionnel des personnes dans différents endroits de la ville, et en quoi cet état pouvait être mis en relation avec le bruit ambiant : les sons mécaniques étaient liés à la peur et à la colère, tandis la musique était associée à la joie. »

L’étape finale du projet fut de lier les paysages sonores aux paysages émotionnels des personnes, et à la perception de leur espace. Les chercheurs ont donc entrepris d’organiser des « balades sonores » au cours desquelles les participants devaient identifier la source de tel ou tel bruit et les associer à leur perception subjective du bruit en question. Ces données ont permis d’ajouter une dimension supplémentaire aux cartes sonores.

L’étude a pourtant quelques limites. La plus importante est que les chercheurs ont ici construit des généralisations à partir de données extrêmement subjectives. Si vous adorez le bruit que fait un train qui passe, cette caractéristique sera probablement ignorée par le système Chatty Maps. Il ne prend pas davantage en compte l’évolution des paysages sonores avec le temps : de la semaine au week-end, du jour à la nuit, d’une saison à une autre.

« Qu’importe la teneur des données dont on dispose, capturer l’essence des paysages sonores demeurera peut-être impossible, » conclue l’article. « Notre travail se concentre sur l’identification d’événements soniques potentiels. Pour utiliser une métaphore alimentaire, ces événements constituent en quelque sorte les ingrédients d’une recette, et l’architecture aurale correspond au type de cuisson. Enfin, le paysage sonore correspond au plat que vous obtenez. »