Entre Dunkerque et Calais, les conditions de vie épouvantables dans lesquelles vivent des centaines de migrant·es ne s’améliorent pas. Leurs tentes et leurs sacs de couchage sont par exemple régulièrement lacérés par la police. Concernant les besoins humains fondamentaux comme se nourrir, boire ou disposer d’un lieu (sûr) pour dormir, ils ne sont en aucun cas garantis.
Il fait gris et les températures flirtent avec les quinze degrés à Loon-Plage, une commune de 6 000 habitants dans le Nord de la France. Des complexes commerciaux, Auchan et autres Lidl dominent le paysage. Le long de la route, des brosses à dents, des tentes détrempées et des cartes SIM jonchent le sol. Plus loin, on aperçoit des nuages de fumée.
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Via un escalier de terre, on arrive sous un pont qui mène à l’un des camps. Un homme, enveloppé dans un manteau blanc, est assis à une table où il vend des biscuits et du tabac. Après les fortes pluies de ces derniers jours, l’endroit est une grande mare de boue.
« C’est ici que je dors », nous dit Ouman, 24 ans. Il est né en Éthiopie mais possède également la nationalité guinéenne. « Je travaille et vis en France depuis cinq ans, mais ma famille me manque », poursuit-il. Ses parents et sa sœur vivent au Royaume-Uni depuis plusieurs années. Malgré plusieurs tentatives, il n’a jamais réussi à s’y rendre légalement. Kadjan, 33 ans, originaire du Sri Lanka, séjourne aussi en France depuis des années et a été arrêté par la police à plusieurs reprises : « Je suis clairement pas le bienvenu ici. Et je suis fatigué de me faire harceler par la police, je veux aller en Angleterre. »
Les deux hommes se sont rencontrés au camp, sont depuis devenus amis et ont déjà fait leur première tentative de traversée ensemble. « Mais après trois heures, le moteur de notre bateau est tombé en panne, raconte Kadjan. On a flotté pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que la police française intervienne et nous ramène à Calais. »
34 kilomètres
La distance entre Calais et Douvres, au Royaume-Uni, est d’à peine 34 kilomètres, mais c’est surtout l’une des routes maritimes les plus dangereuses – et les plus fréquentées – du monde. Pourtant, les quelque 2 000 personnes vivant dans les camps ici ont presque toutes l’intention de la traverser. Comme Ouman et Kadjan, beaucoup ont même déjà fait une ou plusieurs tentatives.
« Il y a des gens qui savaient dès le premier jour de leur voyage qu’ils iraient en Angleterre, parce qu’ils ont de la famille là-bas ou qu’ils parlent la langue, explique William Feuillard, 23 ans, coordinateur de L’auberge des Migrants, une ONG qui remplit plusieurs tâches cruciales au sein du tissu social de Calais. Mais beaucoup veulent aussi y aller pour échapper au désespoir qui règne en France et ailleurs. »
Les accords de Dublin contribuent à maintenir cette situation désespérée en Europe. L’accord stipule que les personnes migrantes doivent demander l’asile dans le premier pays de l’Union Européenne où elles arrivent et empêchent les gens dont la demande d’asile a été rejetée de réessayer dans un autre pays. En gros, une personne qui arrive en Grèce, par exemple, et se présente à nouveau aux Pays-Bas, en Belgique ou dans un autre État membre de l’UE, sera renvoyée en Grèce.
C’est exactement cet accord qui rend le Royaume-Uni si attractif pour les demandeur·ses d’asile en ce moment, vu que depuis le Brexit, le pays n’est plus un État membre de l’UE et ne fait donc plus partie du règlement de Dublin. Jusqu’au Brexit, le Royaume-Uni pouvait renvoyer sans aucun problème les personnes qui ont demandé l’asile vers le pays d’où elles étaient entrées dans l’UE, mais c’est désormais beaucoup moins évident.
Les gens qu’on a rencontrés dans les camps de Dunkerque et de Calais ont donc tous pour projet de demander l’asile au Royaume-Uni. Et bien que les gouvernements français et britannique n’aiment pas l’admettre, 98 % de ces personnes demandent l’asile après leur arrivée. La majorité de ces demandes sont même approuvées. Mais pour demander l’asile au Royaume-Uni, il faut être physiquement présent sur le territoire. « Et comme tous les itinéraires sûrs (par avion, via la route, les trains et les ferries, NDLR) ont été rendus impossibles, la traversée de la Manche est la seule option restante », explique William.
Un signal clair et puissant
« On a constaté une incroyable détérioration des conditions de vie dans les camps au cours des dernières années et des derniers mois, poursuit William. C’est en partie dû à la militarisation croissante de la frontière et de la ville. » Des drones équipés de caméras infrarouges surveillent par exemple le littoral de 70 kilomètres de long, de Boulogne à Dunkerque en passant par Calais.
En entrant dans la zone portuaire, on comprend immédiatement. Deux fourgons de CRS montent la garde à un rond-point stratégiquement choisi. « Toutes les forces de police possibles sont présentes ici à Calais, remet William. Je pense que c’est aussi l’endroit en France où le rapport entre le nombre de policier·es et de citoyen·nes est le plus élevé. La police anti-émeute, la gendarmerie nationale, tout ce que tu veux, ils sont tous là pour envoyer un signal clair et puissant : les migrant·es ne sont pas les bienvenu·es ici. C’est non seulement hostile, mais c’est aussi très humiliant. »
Depuis la mort de 27 migrant·es dans la Manche fin novembre, le Royaume-Uni et la France ont été particulièrement occupés à se renvoyer la balle. Mohammed Sheka, 21 ans, a survécu à la catastrophe et avait déclaré au média kurde Rudaw que, pendant la traversée mortelle, ils avaient appelé la police britannique à l’aide. Ces derniers les auraient renvoyé·es vers les autorités françaises, qui à leur tour leur auraient dit d’appeler les Britanniques. 27 personnes se sont donc noyées dans la Manche alors que les deux pays se seraient perdus dans une querelle sans fin pour se renvoyer la responsabilité. Une enquête est toujours en cours.
Des cadavres sur la plage
Guillaume (38 ans) travaille depuis dix ans dans une entreprise de pompes funèbres à Calais. On le rencontre dans le hangar de WoodYard, un projet lancé par L’Auberge des Migrants. Chaque jour, Guillaume et ses collègues apportent du bois dans les différents camps pour que les gens puissent se réchauffer, cuisiner et sécher leurs vêtements mouillés.
« Depuis la fin novembre, j’essaie de venir ici tous les jours pour aider, dit Guillaume. Pas longtemps, environ une demi-heure pendant ma pause déjeuner. Ne rien faire n’est plus une option. » Le 24 novembre, Guillaume a reçu un appel de la police : « Ils voulaient savoir en combien de temps et avec combien de corbillards je pouvais me rendre sur la plage de Dunkerque. Apparemment, un bateau avec des réfugié·es venait de chavirer. »
Quand il arrive sur cette plage, il ne sait pas encore ce qui l’attend. Il voit alors les corps des victimes allongés côte à côte sur la plage. « Femmes, hommes, enfants, il y en avait tellement, se rappelle Guillaume, qui a aidé les policier·es à ranger les corps dans des sacs mortuaires. « Les regards sur les visages des corps sans vie sont gravés dans ma mémoire, dit-il en montrant une photo sur son smartphone. Cette jeune femme s’est noyée avec son petit frère, sa mère et son père. »
Les grenades dans la boue
Mis à part le bois, l’entrepôt de WoodYard – partagé avec d’autres associations – est rempli à ras bord de toutes sortes d’autres bricoles à distribuer dans les camps. C’est un chaos organisé de vêtements, de tentes, de conserves et d’autres matériaux, provenant essentiellement de dons privés. On s’entretient avec Ruby (24 ans) alors qu’elle remplit un énorme réservoir d’eau dans une camionnette. « Il peut contenir 1 000 litres, dit-elle. Mais on doit être prudent·es. Les autorités n’aiment pas qu’on travaille pour les réfugié·es. »
Les autorités estiment effectivement que les ONG encouragent le problème, et les initiatives de ces dernières sont contrecarrées de différentes manières. Dans le premier camp où on a été par exemple, un mur a été construit pour empêcher toute nouvelle distribution. L’entrée du deuxième camp est également bloquée. « Au début, ils ont juste mis des petites pierres qu’on pouvait facilement enlever, dit Ruby. Mais ces pierres sont devenues de plus en plus grosses et entre-temps, elles ont même été fixées avec du ciment. »
En chemin, on rencontre deux autres bénévoles de l’organisation. Toucan* fait le tour du site avec sa brouette et distribue des sacs de bois : « Ici. Et ici. Regardez, en voilà une autre ! » Entre les déchets se trouvent une douzaine de grenades – des grenades lacrymogènes. « C’est d’hier », soupire Toucan. La veille, une altercation a eu lieu entre la police et des migrant·es lors du démantèlement du campement.
Police et harcèlement
La politique de la police dans la région est une politique d’épuisement et de négligence. Les mêmes endroits sont évacués encore et encore, et parfois même rasés. Toutes les 48 heures, il y a une intervention policière à Calais au cours de laquelle les tentes et autres effets personnels sont brisés ou emportés. « Ces interventions ont lieu de manière aléatoire dans l’un des nombreux camps de la ville. C’est du harcèlement pur et simple, constate William. À cause de ces actions, on est presque à court de tentes. C’est vraiment décourageant pour les réfugié·es qui continuent à tout perdre. »
Selon le coordinateur, il y a aussi de grosses évacuations chaque mois : « Les bus arrivent dans les camps sans prévenir. Les gens sont emmenés et dispersés dans toute la France. Le camp est complètement évacué et fermé pour éviter que de nouveaux camps ne se créent aux mêmes endroits à l’avenir. Mais c’est un effort inutile, la plupart reviennent. »
En 2021, au moins 172 469 personnes ont été chassées de ces camps en France – soit une moyenne de 472 par jour. 90% de ces personnes sont restées à Calais ou à Grande-Synthe.
Quand la saga de Calais a commencé à prendre de l’ampleur au début des années 1990, ce sont principalement des Bosniaques fuyant la guerre civile en Yougoslavie qui ont cherché refuge dans la région. Ont suivi ensuite les Irakien·nes, les Kurdes, les Pakistanais·es, les Afghan·es, les Érythréen·nes, les Syrien·nes et les Somalien·nes, victimes des crises et des guerres successives. « Tant que la politique européenne d’asile ne sera pas revue, les vagues de migration vont rester un phénomène récurrent », conclut William.
À Loon-plage, Kadjan nous emmène à sa tente et allume le feu juste à côté. Ouman met son bras autour de ses épaules : « T’inquiète pas, mec. Quand on sera en Angleterre, tout ira mieux. » Cette semaine, ils vont à nouveau tenter leur chance.
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