Cette lettre d’amour ne sort pas de nulle part. Gilles Peterson sera à Couleur Café le dimanche 26 juin 2022, sur la Black Stage, à 20 heures. Gilles, si tu lis ça avant de monter sur scène, envoie-moi un signe.
L’amour a ses raisons que la raison ignore. Cette phrase qu’on répète à outrance quand on tombe amoureux alors que l’essence même de ce sentiment nous échappe, quand on se lance dans quelque chose dont on ne connaît vraiment ni ses tenants, ni ses aboutissants. Cet amour platonique ou charnel, fictif ou tangible, admiratif ou destructeur, sulfureux ou à tâtons. Se manifestant de telle sorte que tout ce qui pourrait l’empêcher ou le contredire ne serait que néant dans le cœur de celui ou celle qui le ressent. Si l’on cherche souvent à l’ignorer ou le mettre de côté, de peur de ne révéler ses propres sentiments dans une époque où ceux-ci sont constamment remis en cause, l’amour peut pousser à faire monts et merveilles, libérer des sensations et déclencher des passions.
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Gilles Peterson, si ça te dérange pas qu’on se tutoie et qu’on abandonne d’entrée les formalités, comme si on se connaissait pas, en tout cas moi je te connais. Tu es ce qu’on appelle un grand de ce monde. Tu es et tu resteras pour beaucoup ce personnage à deux facettes, ce nom que l’on voit dans tous les festivals qui s’intéressent de plus près aux différentes musiques qui se font dans ce monde, un nom qu’on (re)connaît de vue ou qu’on cherche à tout prix à voir. Et puisque ta page Wikipédia est aussi courte qu’une vie serait trop juste pour parcourir tes merveilles musicales, puisse cette lettre faire office de référence à toutes les âmes qui ne te connaissent pas. Et faire office de référence tout court, quand il ne restera plus âme qui vive dans ce monde et que seul l’espace virtuel d’internet perdurera.
Rien ne te prédestinait à devenir qui tu es. Il faut dire que là où t’es né, à Caen, la musique se fête bien mais ne colle pas forcément à l’image que tu renvoies. Très loin du rappeur polémique repenti et reconverti en idole des jeunes, Orelsan, et encore plus de l’ancien bluesman Patrick Verbeke (paix à son âme), t’as su creuser ton trou pour vite sortir de cette bulle calvadosienne qui, j’en suis sûr, t’aurais empêché de découvrir tout ce que tu nous as fait découvrir. Je tiens à préciser que j’ai rien contre Caen, j’aime beaucoup le calva et Xavier Gravelaine, mais c’est caen-même pas la folie.
Ton papa étant Suisse alémanique, ta maman Française, t’avais déjà dans ton sang ce goût pour le mélange. Moi-même métisse, d’un autre genre, je ne pouvais que trouver en toi un symbole d’espoir pour toutes ces cultures qui, du fait de leur différence, ne peuvent que s’unir en un océan de possibilités. T’aurais pu te perdre et opter pour une carrière pop rock mielleuse à la Stéphane Eicher dont tu partages à la fois les origines et la langue mais ton destin était plus tourné vers un rayonnement international. Et du coup, t’as bien fait de traverser la Manche pour t’y retrouver. T’as posé tes valises plus précisément dans le sud de Londres entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Dans une période où le monde, au lieu de s’unir, se déchirait sans relâche entre tensions grandissantes dans le Moyen-Orient et guerre froide qui battait son plein, la capitale anglaise était tout aussi déchirée mais sur un autre plan. Luttant à sa façon contre la politique austère thatchérienne, pleurant la mort du punk et accueillant la naissance de la new wave, la scène musicale britannique se faisait à travers diverses transitions politiques et sociales. Et qui dit transition, dit nouveauté, et c’est là que t’as su rentrer dans le game au moment où il avait le plus besoin de cet homme providentiel.
L’acid jazz. Ce style f(l)ou qui mélange jazz, funk, soul mais aussi disco et hip hop, cette musique noire ouverte à tout un monde de producteurs blancs qui ont su la sublimer sans se l’approprier.
Comme tout homme providentiel, tu récites ton discours musical sur une radio pirate londonienne, non pas en mode « appel du 18 juin » mais délivrant un tout autre message qui symboliserait une toute autre unité. Sur Radio Invicta tu passais toute la musique qui avait du mal à se frayer un passage dans le paysage audiovisuel britannique et notamment des pépites soul comme son slogan l’indique « Soul over London » mais aussi du jazz et de la funk. En y participant en tant que DJ, tu proposais déjà un regard ou plutôt une écoute différente.
Mais comme toute bonne chose (illégale) à une fin, t’as dû te tourner vers quelque chose de plus institutionnel pour débrancher les vieux courants et façonner toute une génération de mecs et de meufs branché·es. J’étais pas encore né, ni même conçu, ni même imaginé, mais je pense que mes parents, chacun·e de leurs côté devaient déjà faire déjà des dingueries sur ce genre de station radio : mon père fumait sûrement son premier joint affalé dans le canapé en rentrant des cours, ma mère prenait peut-être quelque chose de plus fort en after de l’after de l’after.
Vers la fin des années 1980, après avoir capté au mieux la folie de Londres, tu participes coup sur coup aux émissions musicales Mad On Jazz de la fameuse BBC London pour laquelle tu proposes une nouvelle offre de variété musicale, une nouvelle façon de sauter d’un disque à un autre, un nouveau genre qu’on appellera plus tard l’acid jazz. Ce style f(l)ou qui mélange jazz, funk, soul mais aussi disco et hip hop, cette musique noire ouverte à tout un monde de producteurs blancs qui ont su la sublimer sans se l’approprier. C’est pas donné à tout le monde d’être le précurseur d’un mouvement.
C’est marrant parce que tout ce qui relève d’une fusion entre un style classique et l’acid distortion qu’on puisse lui apposer, je l’avais toujours associé à des groupes qui sont plus ou moins foufous. Et en te voyant, c’était difficile de poser ce regard de briseur de codes. Sous tes airs de gendre idéal à la croisée des cultures british and french, tu nous cachais cette acidité délicieuse. C’est comme si André Rieu avait en fait sous sa botte des sets de rave techno et qu’il faisait danser les plus grandes warehouse des Pays-Bas sous ecstasy, tu vois dans le genre. D’ailleurs, cette acid jazz tu la chériras et l’utiliseras comme nom pour le label Acid Jazz Records que t’as monté avec Eddie Piller, un autre mordu de musique londonien. Puis avec Talkin’ Loud, ton propre bébé. À deux ou en solo, tu réussis à faire monter une subculture au rang de réussite mondiale. Sur tes labels on peut retrouver des noms comme ceux de A Man Called Adam, Femi Kuti (le fils de Fela) ou le morceau Listen de Urban Species avec MC Solaar. Ce dernier morceau, je m’en rappelle comme si c’était hier, je l’avais appris à l’école en cours d’anglais. J’étais le seul à connaître MC Solaar, Urban Species et ta superbe. Du coup, je m’étais appliqué comme si c’était la toute dernière récitation que je devais présenter pour sauver ma peau. C’était vital de rendre honneur à une track slammée porteuse de tant de messages. T’as réussi à faire en sorte que la musique se conjugue de plusieurs façons et sous plusieurs déclinaisons.
Mais ta plus grande trouvaille reste et restera à tout jamais l’artiste au chapeau et aux cornes. Même si j’étais toujours pas encore de ce monde à l’époque, j’ai des souvenirs assez précis de la claque que j’ai pris quand t’as fait découvrir au monde le talent du groupe Jamiroquai. Depuis tout petit je rêvais de cette musique, je rêvais de ces clips, je rêvais de ce groove qui semblait faire en sorte que tout devienne possible dans un monde où tout semblait partir en couille, que tout était cool au milieu de la morosité, que ce qui était compliqué deviendrait simple et léger. C’est un peu ça la magie de l’acid jazz j’ai l’impression, sortir la tête du trou en écoutant des mélanges de disco, de funk avec tout d’un coup des instruments que personne n’utilisait dans la musique « mainstream » comme le didgeridoo, l’un des premiers vrais instruments que mes parents m’ont offert.
Ce qui est intéressant dans ton parcours, c’est qu’aujourd’hui t’es autant au top qu’hier et que demain. Pour les plus connecté·es, t’as su dynamiser au plus haut ta webradio WorldWide FM qui, comme son nom l’indique, connecte les meilleurs tunes dans le monde avec plus de 400 000 personnes branchées par mois depuis Londres, New York, Mumbaï, Séoul, Johannesburg, Kyoto, Berlin, Los Angeles, Melbourne, Paris, Rio, Detroit, Tokyo, Istanbul, Chicago et bien sûr Bruxelles. D’ailleurs, ça dépasse même les limites du monde réel puisqu’on peut se brancher sur la station de WorldWide FM et entendre ta voix dans GTA V qui lui consacre une plage radiophonique dématérialisée dans ses choix de radio quand tu te prépares à braquer une banque ou que tu te perds au milieu du désert en ayant fait les mauvais cheat codes.
Je suis un peu puriste quand il s’agit de GTA et franchement, c’était la plus belle soundtrack de la saga. Je dirais même que t’as détrôné Tuff Gong, la mythique radio de GTA IV. Pour dépasser dans mon estime Bob Marley et The Wailers, faut le faire. Il y avait toujours ces morceaux de Cashmere Cat, de Toro y Moi ou encore The Gaslamp Killer quand je pétais un plomb et que je décidais de pénétrer dans l’enceinte d’un aéroport militaire en ayant le Drunk Mode activé (Triangle, Droite, Droite, Gauche, Droite, Carré, Rond, Gauche sur PlayStation) en Comet (1-999-266-38 sur le téléphone) avec le nombre d’étoiles au max. Je sais pas si c’était un fantasme inachevé et inachevable mais en tout cas, ta radio faisait office de bonne B.O. pour ces rêves fous.
En plus de tout ça, t’arrives à tout déchirer sur les scènes de plus gros festivals. T’as monté le tien à Sète, l’une de mes villes préférées du sud de la France, ville de Georges Brassens mais qui devient petit à petit la tienne aussi en quelque sorte pour y faire figurer le WorldWide Festival. Mais t’as aussi joué au Lovebox à Londres, à Coachella en 2006 et été le curateur d’une stage au prestigieux Montreux Jazz Festival pendant plus de dix ans. Et puis entre autres t’as également créé une fondation pour les musicien·nes en difficulté et été décoré MBE (Member of the British Empire), 5° classe de l’ordre de chevalerie de l’Empire Britannique. Qui peut s’asseoir à ta table et dire qu’iel a mieux réussi son parcours ?
De nos jours, on associe ton nom à des artistes tel·les que Björk, Mr Scruff, Roots Manuva, Floating Points, Nuyorican Soul ou encore The Roots, des artistes qui figurent sur mon lecteur MP3 et qui y sont depuis belle lurette. La très sérieuse plateforme Resident Advisor met à l’honneur ton travail ainsi « Gilles ne se contente pas de “relier” les points entre artistes, producteurs et styles, il colore les espaces entre eux. Un DJ qui accorde autant de légitimité à un album de Max Roach qu’à un 12″ de Jig Master et qui peut comprendre les liens entre les deux, aussi à l’aise avec Roland Kirk qu’avec Jazzanova ». Des mots justes et mérités que je n’aurais pas mieux trouvé.
Au final c’est marrant, nos parcours de vie se ressemblent sans vraiment s’être réellement rencontrés. Depuis tout jeune, je ne fais que croiser ton chemin que ce soit sur des compil’ ou en festival, pendant mes meilleures parties de jeu vidéo ou encore aujourd’hui en écrivant ces quelques lignes. Plus je prends du recul et plus je me dis que c’est en quelque sorte cohérent que je me retrouve à écrire des articles sur la musique, fasse des émissions de radio, m’entraîne à devenir DJ sur vinyle et commence à développer une idée de monter un club alternatif et éclectique. Tout ça vient probablement et indirectement de cette passion que tu nous as tou·tes inculqué.
En écrivant ce texte depuis mon petit pupitre dans ma petite chambre sous les combles à Saint-Gilles (c’est pas anodin), je me questionne sur la possibilité que cet amour ne soit en fait qu’une admiration, une envie de te ressembler ou du moins la passion que l’on partage pour cet art. Ode, lettre, courrier de fan ou simple déclamation écrite, tu resteras à tout jamais mon worldwide crush musical.
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