Les années 1990 ont été la décennie la plus sanglante de la guerre qui oppose depuis près de 30 ans, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’État turc. Dans ce conflit, plus de 40 000 personnes ont perdu la vie.
Pour le leader du PKK, Cemil Bayik, les années sombres sont de retour. « L’administration avait pour habitude de détruire des villages et de tuer des gens avec des Toros blanches, » dit-il, faisant référence à un modèle de Renault utilisé pour enlever et tuer des dissidents Kurdes à l’époque. « Aujourd’hui, ils brûlent et détruisent les villes et forcent les gens à migrer. »
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Vingt ans plus tard, des parties du sud-est turc majoritairement kurde sont à nouveau en proie à un conflit ouvert. Les forces gouvernementales équipées de tanks, d’armes d’assaut et d’hélicoptères, ont investi les villes et villages de la région, imposant un strict couvre-feu. Elles multiplient aussi les violents affrontements en zone urbaine avec des militants kurdes plus légèrement armés.
L’accès à la région est interdit aux journalistes et tout autre observateur externe, mais des vidéos et des photos amateurs font état de scènes qui rappellent la Syrie voisine : des quartiers sont détruits par des frappes à l’arme lourde et des corps de civils qui auraient été tués par les forces de sécurité traînent dans les rues. Les couvre-feux imposés créent une situation de siège dans certaines villes — certains locaux sont coincés et peinent à avoir accès aux soins médicaux et à de la nourriture. Les vies de près de 200 000 personnes sont ainsi mises en danger. Dans certains cas, les forces gouvernementales cibleraient spécifiquement les enfants, les femmes et les personnes âgées, d’après un récent rapport d’Amnesty International.
Pendant ce temps-là, des avions de chasse turcs frappent les positions du PKK dans des zones plus reculées, et le groupe continue de mener des attaques contre la police et l’armée — tuant des dizaines de personnes au cours des six derniers mois, dont la plupart étaient de jeunes conscrits. Il y a deux semaines, un camion piégé a explosé devant un poste de police dans la ville de Cinar (sud-est du pays) — une attaque attribuée au PKK. Un officier de police a été tué, ainsi que 5 civils dont un bébé. De nombreuses personnes ont aussi été blessées dans l’attaque.
Plus de 550 personnes ont perdu la vie dans les combats depuis juillet, dont 150 civils d’après les données recueillies par des sources locales et des groupes de contrôle internationaux. Il s’agit du bilan le plus lourd depuis 20 ans.
La violence pourrait encore atteindre de nouveaux sommets. Lors d’une rencontre avec VICE News à la fin de l’année 2015 dans les montagnes du Qandil (Kurdistan irakien), Bayik — un des fondateurs du PKK et membre de son comité exécutif (constitué de trois personnes) — déclarait que les militants qui combattaient les forces de sécurité dans les villes étaient membres d’une faction appelée YDG-H. Pour de nombreux observateurs, l’YDG-H est l’aile jeune du PKK, mais pour Bayik il s’agit d’une organisation totalement séparée du PKK.
Il menace néanmoins d’envoyer lui aussi ses combattants de guérilla dans les zones urbaines, si la Turquie continue ses opérations dans les régions kurdes et contre le PKK. « Ils veulent défaire les forces de guérilla et les mouvements dans les villes kurdes. Nous ne permettrons pas cela. S’ils veulent faire grossir la guerre, alors les forces de guérilla entreront dans les villes, » a-t-il prévenu.
Bayik ajoute que le PKK souhaitait aussi établir un « bloc démocratique » en Turquie, impliquant les non-Kurdes, afin de pouvoir organiser des « manifestations et activités démocratiques » et soutenir les récentes déclarations d’autonomie de certaines villes kurdes.
Bayik est l’un des hommes les plus recherchés de Turquie. Une liste diffusée à la fin du mois d’octobre le cite en bonne place et son nom est surligné en rouge — signifiant que Bayik représente une menace maximale. Et même lorsqu’il est en dehors de Turquie, il reste une cible. Des frappes aériennes frappent régulièrement le Qandil, notamment dans les heures qui ont précédé la rencontre entre VICE News et Bayik — donnant lieu à de stricts contrôles de sécurité.
De nombreux bâtiments du PKK sont en sous-sol et notre interview avec Bayik s’est déroulée dans un verger sur une colline difficile d’accès, où des chaises en plastique et des drapeaux avaient été installés pour l’occasion. Le commandant habillé en uniforme vert olive est arrivé avec une petite escorte et a ensuite disparu dans les fourrés.
Le « problème kurde » de la Turquie remonte à des décennies en arrière. Les gouvernements successifs ont systématiquement marginalisé les 15 millions de Kurdes du pays, ont interdit leur langue, et sont parfois allés jusqu’à nier leur existence. Ce traitement répressif a motivé la création du PKK, fondé en 1978 en tant que groupe séparatiste marxiste-léniniste (une philosophie désormais abandonnée) par Abdullah Ocalan — désormais en prison — et d’autres leaders dont Bayik. L’organisation s’est alors lancée dans une insurrection envers l’État turc, ce qui lui a valu de se retrouver sur les listes de groupes terroristes d’Ankara, de Washington et de l’Union européenne.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan (alors Premier ministre) avait pourtant initié des négociations avec Ocalan, toujours détenu sur une île-prison, menant en 2013 à un accord de cessez-le-feu et à une période de calme relatif. Le chef de l’État a depuis durci sa position, souhaitant éradiquer le PKK et arguant que son pays n’avait pas de « problème kurde », mais simplement un « problème de terrorisme ».
Bayik voit Erdogan comme un adversaire direct, pourfendant en permanence ses ambitions « sultanesques » ou en le comparant à Kenan Evren, l’ex-officier de l’armée devenu président en 1980 suite à un coup d’Etat militaire. Evren avait alors aboli le parlement, le sénat et la constitution, tout en érodant les droits et libertés civils.
Le cessez-le-feu de 2013 a tenu jusqu’aux élections de juin 2015, qui a vu le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde passer la barre des 10 pour cent nécessaires pour s’assurer une présence au parlement dans le pays. Grâce à ce bon résultat, le HDP a empêché le parti d’Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP), de remplir son objectif : changer la constitution et transférer les pouvoirs exécutifs au président turc. Bayik estime que ces résultats reflètent « la véritable volonté du peuple turc » et un mouvement vers une république plus démocratique.
L’AKP s’est donc retrouvé incapable de former un gouvernement seul et a été forcé de négocier avec les deuxième et troisième blocs parlementaires du pays : le parti républicain du peuple (CHP) laïc et le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême-droite. Les discussions n’ont débouché sur rien et Erdogan a annoncé des élections anticipées pour la fin novembre.
Le 20 juillet, un homme entrainé par des membres de l’organisation État islamique (EI) s’est fait exploser dans un centre culturel près de la ville frontalière de Suruc, tuant 33 militants pro-kurdes. De nombreux Kurdes ont reproché aux forces de sécurité turques d’avoir fait preuve de laxisme ou de collusion. Juste après l’attaque suicide, le PKK a tué deux policiers dans une ville voisine, arguant que les officiers avaient collaboré avec l’EI — sans pour autant fournir de preuve.
Le cycle de violence était alors relancé. Quatre jours après l’attaque suicide, Ankara annonçait une « guerre contre le terrorisme » avec une approche double : il convenait de se battre contre l’EI et contre le PKK. En réalité, les forces de sécurité se sont principalement consacrées aux militants kurdes. Les frappes aériennes ont alors commencé contre des cibles du PKK en Turquie, mais aussi dans le nord de l’Irak voisin. Des médias d’État trucs estiment que ces frappes auraient fait plusieurs centaines de morts dans les rangs des combattants. À son tour, le PKK a lancé nombre d’assauts contre les forces de sécurité.
Bayik admet que les frappes aériennes ont eu un impact sur le PKK, mais précise que les chiffres de victimes annoncés par le gouvernement sont largement exagérés dans un objectif de « guerre psychologique ». « Ces [annonces] sont des mensonges… Ils [la Turquie] ont pour habitude de dire “Nous avons casser leur colonne verticale [celle du PKK], nous avons tué des milliers d’entre eux, on a fait ci et ça.” Toutes ces déclarations étaient sans fondements. »
Le leader du PKK explique qu’en réalité le gros des dommages a été infligé aux maisons, jardins, et au bétail des locaux, comme lors de la frappe turque contre le village de Zerkele dans le Qandil, qui a tué 8 personnes en août. Bayik ajoute que les services de renseignement turcs ont essayé de persuader les villageois de leur fournir des informations sur les positions du PKK dans la région.
Alors que les frappes aériennes ont continué, les forces de sécurité ont multiplié les opérations dans le sud-est de la Turquie, arrêtant des centaines de personnes dans les zones kurdes — notamment de nombreux hommes politiques et militants — et imposant des couvre-feux. En réponse, certains locaux ont creusé des fossés et ont construit des barricades pour empêcher les véhicules de police d’entrer. Ceux qui essayaient malgré tout de pénétrer dans les localités étaient accueillis par des jeunes qui lançaient des cocktails Molotov, des fusées ou brandissaient des pistolets.
Au moment de notre interview, Bayik a expliqué que ces affrontements urbains étaient exclusivement menés par le YDG-H. « Jusqu’ici, les forces de guérilla ne sont pas entrées dans les villes, » disait-il, faisant référence au PKK. « Ceux qui se battent contre la sauvagerie du régime dans les villes et protègent la nation sont les jeunes gens d’ici. Il n’y a pas de lien entre eux et nous. Cependant, nous reconnaissons que leur lutte est de la légitime défense et nous la soutenons. »
Les affrontements se sont intensifiés lors de la course électorale, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des villes. Puis, le 10 octobre, deux kamikazes liés à l’EI se sont fait exploser lors d’une manifestation pacifique organisée en partie par le HDP dans la capitale turque d’Ankara. 102 personnes ont été tuées ce jour-là, dont deux candidats aux élections parlementaires du parti pro-kurde. Les commandants du PKK ont déclaré unilatéralement un cessez-le-feu le même jour, afin de s’assurer que les élections à venir se déroulent dans « un environnement de calme et de paix, » d’après Bayik. Les frappes turques ont malgré tout continué.
Le HDP a rapidement annulé sa campagne pour des raisons de sécurité. Mais l’AKP a continué à faire campagne, arguant que le seul moyen d’assurer la stabilité et d’éviter de transformer le pays en un ersatz d’Irak ou de Syrie, était de voter pour eux. Le parti a curieusement reporté une victoire éclatante, alors que le HDP parvenait seulement à maintenir sa présence au parlement — avec moins de députés qu’auparavant.
Bayik rejette les résultats des élections de novembre. Pour lui, il s’agit d’un « coup d’État » destiné à mettre sur la touche le HDP, rendu possible par la collaboration entre l’AKP et l’EI afin de créer de l’instabilité et de cibler les opposants du parti au pouvoir. Le PKK a ensuite rapidement mis un terme à son cessez-le-feu. « Erdogan n’a laissé que deux options aux Kurdes et au mouvement de liberté kurde : soit vous vous rendez, soit vous vous faites tuer, » explique Bayik. « Comme tout le monde le sait, nous ne nous rendrons jamais, nous sommes insensibles à son coup de pression, nous nous défendrons. »
Malgré tout, Bayik insiste sur le fait que la paix est encore possible, invitant la communauté internationale à faciliter des pourparlers entre le PKK et Ankara. « Le temps est venu pour l’Europe et les États-Unis de mettre la pression sur la Turquie pour que la question kurde soit résolue par des biais démocratiques et politiques. Ils devraient appeler la Turquie à arrêter les combats contre les Kurdes, à s’accorder sur un cessez-le-feu bilatéral, afin que la Turquie accepte un troisième oeil dans les dialogues et négociations. »
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Alors que la violence en Turquie se fait chaque jour plus grande, le PKK affronte aussi un autre ennemi, plus récent que l’État turc : l’EI. Les combattants kurdes combattent les djihadistes sur plusieurs fronts dans le nord de l’Irak, et aussi dans une moindre mesure en Syrie, aux côtés des Unités de protection du peuple (YPG), qui sont soutenues par les États-Unis et sont parvenues à prendre le contrôle d’une enclave dans le nord du pays, le Rojava.
Mais la Turquie s’inquiète d’une forte présence kurde au sud de sa frontière et Erdogan n’a de cesse de désigner le YPG comme des « terroristes ». Des militants kurdes accusent régulièrement l’AKP de fournir de l’aide, ou du moins de tolérer, l’EI afin de contenir les YPG — ce que Bayik n’arrêtera pas de répéter pendant notre entrevue.
Dans le nord de l’Irak, le PKK a joué un rôle décisif dans nombre de batailles engagées contre l’EI, notamment l’opération de novembre dernier pour libérer la ville yézidie de Sinjar, qui avait été prise par l’EI l’année précédente, quand les combattants Peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) battaient en retraite.
Dans un discours prononcé après la reprise de la ville grâce à une offensive menée par les Peshmergas, le président du KRG Masoud Barzani avait annoncé qu’aucun autre groupe armé n’avait participé à la reconquête de Sinjar. Dans la ville, peu de temps après sa libération, des drapeaux du PKK et de ses déclinaisons yézidis flottaient dans la ville — avec des drapeaux des YPG. Un commandant local du PKK avait alors confié à VICE News que ses combattants avaient joué un rôle stratégique dans la bataille.
Des membres du PKK expliquent qu’ils ont joué un rôle tout aussi vital, mais négligé, dans nombre d’autres batailles, notamment dans la ville de Makhmour, pas loin de la capitale régionale d’Erbil (où siège le KRG).
L’administration de Barzani est en bons termes avec la Turquie, et Bayik estime que le commentaire du chef du KRG lors de la prise de Sinjar s’explique facilement : il voulait détourner l’attention des problèmes du KRG — notamment une crise financière et le refus de quitter son poste à la fin de son mandat en aout dernier. « Afin d’éviter de faire face à ses problèmes… Monsieur Barzani cache le rôle joué par les forces du PKK, » explique Bayik, qui n’hésite pas à instituer le rôle du PKK à Sinjar. Selon lui, le PKK a perdu 180 combattants depuis l’avancée de l’EI en 2014.
« Comme vous le savez, les forces de guérilla ont joué un rôle déterminant à Sinjar. Les Peshmergas ne pouvaient pas résister à l’EI [en 2014], ils se sont juste échappés et nos forces sont intervenues et ont combattu l’EI. Sans les forces de guérilla, Sinjar aurait été totalement envahie par l’EI et tous les Yézidis auraient été massacrés. »
Bayik critique aussi le manque de protestations du KRG contre les frappes turques dans son territoire — arguant que ces frappes sont seulement possibles avec l’approbation d’Erbil.
Malgré l’intensification de la lutte qui l’oppose à la Turquie, Bayik s’est également déclaré en faveur d’une montée en puissance contre l’EI, décrivant ce groupe extrémiste comme « une grande menace contre toute l’humanité », tout en demandant l’aide de la coalition internationale contre l’EI menée par les États-Unis. « Ceux qui veulent gêner et détruire l’EI devraient aider les Kurdes, les forces de guérilla, et aider Rojava, ce sont elles les principales forces qui ont prouvé qu’elles pouvaient faire du mal à l’EI sur le terrain, » affirme Bayik.
Le PKK entretient déjà des « relations indirectes » avec des membres de la coalition, ajoute Bayik — notamment les États-Unis mais aussi d’autres nations. Il souhaite communiquer directement avec eux dans un futur proche. Bayik admet que le statut du groupe (une organisation terroriste blacklistée) empêche cela, mais demande que cela évolue compte tenu du rôle du PKK dans la bataille contre l’EI. « Le temps est venu de changer cela et de nous sortir de la liste… Donc j’appelle tous ces pays à le faire… » demande-t-il, ajoutant que ce n’est plus le « vieux PKK ».
Il s’agit peut-être d’une organisation changée et le combat contre l’EI a contribué à la réhabiliter dans l’opinion publique. Mais dans le sud-est de la Turquie, la violence continue à suivre ces traces qui persistent depuis des décennies, avec un État qui montre peu d’envie de paix et qui ne semble pas se soucier des victimes civiles. Les locaux qui vivent avec le risque d’être déplacés, blessés ou tués dans les combats vont continuer à craindre que trop peu de choses ont changé. Pour beaucoup, les mauvais jours sont de retour.
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