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L’homme qui valait trois milliards d’ananas

Depuis la nuit des temps, l’ananas a un pouvoir d’attraction étrange sur les gens. Ce fruit tropical a été le symbole d’un certain statut social au sein des élites du XVIIe siècle. Plus récemment, c’était un accessoire particulièrement recherché par les festivaliers néerlandais.

Pour en savoir un peu plus sur l’obsession que ce fruit peut susciter chez certain, je suis allée à la rencontre de Lex Boon, aussi connu sous le nom de Prins Ananas, pour évoquer ses longues recherches sur le sujet. Recherches qui l’ont finalement conduit à devenir, lui-même, marchand d’ananas.

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« Ça arrive tout le temps, maugrée Boon surpris par une nouvelle idée au milieu de sa phrase. Ma tête est tellement pleine de trucs liés aux ananas que je passe d’histoire en histoire. » Quelques secondes plus tôt, il parlait de sa visite chez un négociant en fruit exotique de la ville hollandaise de Veenendaal qui lui avait donné envie de se lancer dans l’importation d’ananas.

Aujourd’hui, Lex Boon ne s’intéresse pas à la MD2, cette variété que l’on trouve un peu partout. Il veut des spécimens rares comme le Smooth Cayenne, dont il dit qu’il n’est vendu qu’à de riches oligarques russes.

Mais revenons quelques années en arrière. Boon est alors journaliste au NRC Next, un canard néerlandais pour lequel il écrit sur tous les sujets, de l’art aux faits divers. Un jour, alors qu’il regarde le marché Albert Cuyp d’Amsterdam depuis sa fenêtre, il promet de faire tout son possible pour réaliser son rêve : avoir son propre étal d’ananas.

« Je me débrouille toujours pour que les voyages que je fais pendant mes vacances aient un rapport avec l’ananas. »

Il sait déjà qu’il appellera sa compagnie Prins Ananas et qu’il ne vendra qu’une variété ancienne bien particulière du fruit. Boon se plonge dans son histoire et découvre petit à petit une quantité non négligeable d’histoires plus extraordinaires les unes que les autres. I

Il me cite par exemple le nom de David Williams, l’inventeur du MD2 dans le Colorado, du château de l’ananas, datant du XVIIIe siècle en Écosse ou de ce Grec qui a décidé que foutre de l’ananas sur une pizza était une bonne idée.

« Je me débrouille toujours pour que les voyages que je fais pendant mes vacances aient un rapport avec l’ananas, raconte Boon. Je pourrais me contenter d’appeler les gens avec qui j’ai envie de parler, mais je préfère les voir en chair et en os. »

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Lex Boon devant le château de l’ananas. La propriété est à louer.

En septembre dernier, NRC Next a commencé à publier les histoires de Boon. « Au début, je pensais que les journaux devaient publier des articles parlant de choses plus importantes, dit-il presque honteux. Ce projet autour de l’ananas a commencé comme quelque chose que je faisais sur mon temps libre. Mais c’est cool quand les choses convergent. »

Les articles suscitent un réel intérêt. Prenez n’importe quel grand événement historique et Boon aura toujours une petite anecdote à base d’ananas dessus. La chute du mur de Berlin ? « En Allemagne de l’Est, il y avait un homme qui achetait tout le temps des conserves d’ananas dans les magasins de RDA. Quand le mur est tombé, il est immédiatement parti à la recherche d’ananas frais, et il a été très surpris de constater qu’il n’y avait pas de trou au milieu de l’ananas, comme dans celui vendu en conserve. »

Maintenant que la partie théorique du projet de Boon est terminée, le Prins peut passer à l’étape suivante : devenir lui-même importateur du fruit.

L’attentat contre Charlie Hebdo ? « Un jour, NRC a voulu supprimer ma chronique parce que l’édition du samedi était totalement remplie par les attaques. Ils ont dit : ‘On ne peut te publier que si ton histoire est reliée aux événements de Paris.’ Au début, je me suis dit que je n’y arriverais jamais. Mais d’un coup, j’ai repensé à une violente manifestation pour la liberté de parole survenue dans une université anglaise deux ans plus tôt. Elle impliquait des ananas puisqu’une association athée avait diffusé une photo d’un fruit où il était écrit ‘Mohammed l’ananas’. »

La communauté musulmane au sein de l’université avait naturellement réagi avec colère mais cette histoire avait donné à Boon de la matière pour une chronique bien à-propos intitulée « The Hate Pineapple » (L’Ananas de la haine).

L’obsession de Boon pour les ananas lui donne même l’occasion de couvrir des événements oubliés par les autres médias. « Récemment, je suis tombé sur l’histoire d’un conflit oublié au Bangladesh. Les journaux n’en ont pas parlé depuis 1997. Les violentes manifestations avaient entraîne la destruction de tout un village – y compris des plants d’ananas. Je me suis retrouvé à écrire sur ce conflit. »

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D’énormes ananas sur un marché en Thaïlande.

Il y a deux semaines, le journal publiait sa dernière histoire d’ananas. Maintenant que la partie théorique du projet de Boon est terminée, le Prins peut passer à l’étape suivante : devenir lui-même importateur du fruit. Son plan consiste à faire venir du Ghana une variété super rare, comme le Sugar Loaf ou le Smooth Cayenne, et de la mettre sur le marché.

Problème, il est difficile de trouver des pays cultivateurs d’ananas autres que le MD2. « Les variétés plus anciennes sont moins sucrées et ressemblent moins à du chewing-gum, raconte Boon. Le MD2 est vraiment sélectionné pour son goût sucré. »

« Sur la petite île de Wallis et Futuna, ils produisent apparemment le plus petit ananas au monde. »

Il se demande encore comment dégager des bénéfices avec cette nouvelle aventure. « J’ai calculé que si j’arrive à vendre chaque ananas à 5 euros, j’en tirerai 1 400 euros. Avec cet argent, je peux partir au Ghana poursuivre mes recherches. »

L’état de l’industrie de l’ananas est aussi une source d’inquiétude majeure. « C’est une industrie énorme, dit-il. L’ONG Fairfood qui milite pour une alimentation durable, a publié un rapport sur cette industrie aux Philippines, mais il est difficile d’identifier et d’accuser une organisation ou des personnes spécifiques. C’est un univers fermé. C’est aussi pour cela que je veux importer des ananas. J’espère que ça me permettra d’y voir plus clair. »

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Boon et l’un de ses ananas.

Pour compléter son projet, Boon doit encore se déplacer dans de nombreux pays qu’il a listé comme producteur d’ananas. « Je passe souvent pour une espèce de nerd quand je dis ça, mais il y a encore beaucoup d’histoires d’ananas à raconter. Je veux aller en Australie, au Brésil – dans la région entre le Paraguay et le Brésil, où est né le premier ananas. Je n’ai rien trouvé à ce sujet pour l’instant, mais j’aimerais voir des ananas sauvages dans la jungle, si tant est qu’il en reste. »

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Boon veut aussi voyager avec un container du Costa Rica à Rotterdam pour voir le voyage que doivent faire les ananas. « Et sur la petite île de Wallis et Futuna, où ils produisent apparemment le plus petit ananas au monde, ajoute-t-il. Et en Inde, où j’ai entendu parler d’un village avec un cimetière hollandais, dont une pierre tombale qui dit : ‘Cet homme est mort pour avoir mangé trop d’ananas.’ J’ai envoyé un photographe sur place, mais il n’a rien pu trouver. Je vais devoir y aller moi-même. »

Plus qu’un fruit, l’ananas est devenu la boussole qui guide Boon dans ses expéditions à travers le monde.


Cet article a été initialement publié sur MUNCHIES Pays-Bas en mars 2015.