Culture

Rap et rumba congolaise : le business de la dédicace peut rapporter gros

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À « ceux qui rappaient sur beatbox », à « ceux qui viennent des p’tits patelins », aux « mères qui triment dans de sales tafs », aux « frérots qui soutiennent » ou aux « jeunes filles au pair dans le Finistère », la dédicace se satisfait bien de sa place centrale dans le rap. Et en lançant un ironique « Dédicace à qui déjà ? Dédicace à personne. », Makala fait autant office d’exception qu’il renforce l’idée : la dédicace est un fondamental du genre.

Loin de se limiter à une simple ligne lancée pour faire plaisir, la dédicace peut aussi devenir son inverse sémantique en devenant une petite pique offensive, style : « Dédicace aux flics qui veulent que j’use mes baskets » ; et même atteindre son dernier stade de l’évolution quand elle est utilisée comme jet d’huile sur une punchline polémique déjà en feu, genre Booba dans la version non-censurée de « Boulbi » : « Ne me tente pas, j’aime trop l’oseille pour être honnête / J’suis venu vous gifler, dédicace à Bertrand Cantat. »

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« L’obsession pour le collectif se trouve encore renforcée par le désir des artistes de fournir des preuves de leur maintien dans des environnements proches de la source du rap, de leur appartenances à des réseaux “authentiques”. »

Plus qu’un clin d’oeil, la dédicace dans le rap c’est aussi et surtout un moyen de verbaliser son appartenance au territoire. Vite fait, on peut citer MHD dans « Afro Trap, Pt. 3 » dans lequel il énumère tous les codes postaux parisiens ou, en Belgique, Saad qui avait déjà appliqué la formule en 2006 avec son fédérateur « BXL en force » dans lequel il cite les codes postaux de 12 des 19 communes de la capitale dans les deux premiers refrains. « C’était une autre époque ; le tout début d’internet. On avait ce besoin de représenter d’où on vient, là où on a grandi. Ça n’avait jamais été fait donc on s’est dit : “On va leur montrer c’est quoi BX”. BX c’est petit, mais chaque commune a ses codes de rue et il fallait tous les représenter. », nous dit le rappeur schaerbeekois.

Dédicacer les quartiers ou les potes est évidemment une stratégie intéressante pour notamment augmenter son reach et sa fanbase en satisfaisant le besoin d’appartenance des gens mais, plus profond que ça, c’est surtout une manière de poser un cadre précis. Et cet ancrage géographique et social rend tangible et pertinent le discours de l’artiste et fait du rap cette musique concrète qu’on connaît ; loin d’une pop ou d’une musique électronique plus difficile à situer et à contextualiser par exemple. Dans son livre « Rap, techno, électro : Le musicien entre travail artistique et critique sociale », Morgan Jouvenet, docteur en sociologie, évoque la dédicace dans le rap comme un moyen de saluer autant que de remercier, des paroles aux textes des livrets en passant par les clips ambiance famille nombreuse : « L’obsession pour le collectif (et la conscience des aspects collectifs de la création musicale) se trouve encore renforcée par le désir des artistes de fournir des preuves de leur maintien dans des environnements proches de la source du rap, de leur appartenances à des réseaux “authentiques”. » Saad appuie : « T’as beau être dans la lumière et réussir ta musique, tu sais que t’y es pas arrivé seul : t’as les clipmakers, les beatmakers, les gens qui t’écoutent et les gens que tu représentes en général qui attendent ne serait-ce que ça en retour. »

Cela dit, le rap n’est peut-être pas la musique la plus riche en dédicaces. Si dans la rumba congolaise, la notion de dédicace présente au départ des motivations similaires à celles du rap – soit rendre hommage – peu à peu, ladite notion s’est chargée de connotations diverses, devenant un business duquel elle ne peut plus se séparer. Pub et politique plutôt que potes et patrimoine, en gros. Dans la rumba congolaise, la dédicace porte un nom : le libanga (ou mabanga). Et le libanga s’achète. Cher.

Bruxelles, janvier 1960. Une table ronde réunit les autorités belges et des politiques congolais, dont Patrice Lumumba, futur Premier ministre d’un pays dont l’indépendance est alors au centre des discussions. Celle-ci sera finalement validée et fixée pour le 30 juin 1960. Aussi à Bruxelles à ce moment-là, Grand Kallé improvise alors illico « Indépendance Cha-Cha », épaulé par Dr. Nico à la guitare. C’est à travers sa diffusion à la radio que les Congolais·es apprennent leur indépendance, et c’est ainsi que sont posées, dans leur forme initiale, les dédicaces de la rumba congolaise : « Bolikango, Kasavubu avec Lumumba et Kalondji Bolya, Tshombe, Kamitatu, oh Essandja, Mbuta Kanza. Indépendance cha cha nous avons gagné ! Nous sommes enfin libres ! ».

Mais le libanga comme on l’entend aujourd’hui naît plus tard. Et en Europe. Le journaliste Firmin Luemba Mutoto attribue sa paternité aux sapeurs. Selon lui, ces derniers qui ont gagné Paris veulent faire savoir leur réussite européenne au pays. Le Congo ayant un gros lien avec la tradition orale, le truc est simple : de passage en concert à Paris, la star de la rumba sera couverte d’avantages en nature en échange d’une dédicace dans une chanson, et ça fera office de success story racontée au pays.

Sapeurs, potes voire fans, petit à petit, on commence à généreusement débiter des dédicaces et à y déceler un potentiel de séduction populaire. Le journaliste Alain Diasso évoque alors un épiphénomène. Mais la frontière entre soutien inconditionnel et soutien financier s’estompe. Arrivent alors la tarification du délire et une tout autre mécanique se met en route quand les artistes comprennent le pouvoir du libanga. Et son prix. « C’est lorsque les musiciens comprirent qu’ils pouvaient aussi tirer meilleure partie de cette pratique en se faisant les chantres de leurs donateurs qui ne lésinaient pas sur les moyens pour se “faire chanter” que la donne a changé. », écrit Diasso, qui évoque notamment Marcel Lengema dit Big Manager. En contrepartie de quelques sous et services, ce dernier, notable diplomate (et manager de groupes), voit ainsi son nom fréquemment cité à la radio, dans des chansons de Baba Gaston, Baba Ilunga Wa Ilunga ou encore du légendaire TP OK Jazz.

« C’est lorsque les musiciens comprirent qu’ils pouvaient aussi tirer meilleure partie de cette pratique en se faisant les chantres de leurs donateurs qui ne lésinaient pas sur les moyens pour se “faire chanter” que la donne a changé. »

Le libanga fait désormais partie intégrante de la rumba congolaise ; la musique au service de la propagande du nom. Gros billets, sapes, mobilier, voitures, les cadeaux se multiplient et les demandes s’accumulent. La concurrence est rude pour les sapeurs ou les hommes de pouvoir qui veulent la cerise, c’est-à-dire avoir son nom cité par Papa Wemba et consorts. Surtout que les entreprises flairent le truc et s’y mettent aussi. En 2016, Fally Ipupa confie à Afropop : « On a essayé de créer un business autour de ce libanga là. Parce qu’il y a des gens qui deviennent célèbres, qui font du business, qui marche, juste parce qu’ils ont été dédicacés. »

Alors, puisqu’on croule sous les sollicitations et que les chansons ne sont plus assez longues, on va en “écrire” davantage : avides de cette monnaie facile, les vedettes de la chanson réduisent le fond de leurs lyrics et il n’est dès lors plus rare d’entendre des Raju Ngoma SFR, Kin Services Express ou Joël Photo dans une chanson ; une logique artistique étrangère à beaucoup d’entre nous, pour qui il serait improbable d’entendre Hamza débiter un « Bitchiz j’la mets au fond / Partenamut, j’ai de l’ambition. » ou Slim Lessio chantonner : « Ouh, je pense à la familia, et je m’en lasse pas / J’en place une au Lidl de ma ville à Spa. »

Validée par ces grosses stars que sont Koffi Olomidé ou Papa Wemba dans les années 1990, la pratique permet même de devenir la principale source de revenus des chanteurs, plus que les cachets des concerts ou les revenus des ventes de disques. Dans « Effrakata », Olomidé place plus de 70 noms, sans gêne aucune. Pour être cité·e par une star de son genre, le prix à payer serait entre 3 000 et 5 000 euros selon Joe Trapido, auteur du livre « Breaking Rocks: Music, Ideology and Economic Collapse, from Paris to Kinshasa ».

https://www.youtube.com/watch?v=ezod30nK3Ko

Et quand la somme est belle et le soutien lourd, c’est des chansons entières qui sont dédiées aux plus offrant·es. Alita Tshamala est l’un des plus gros mécènes congolais, en témoigne son récent don de 50 tonnes de riz durant la crise du coronavirus. Il est aussi considéré comme l’un des plus gros sponsors et promoteurs que la rumba congolaise n’ait jamais eu. En 1983, M’pongo Love lui dédie une chanson intitulée « Alita Tshamala », évidemment. Pareil pour le grand Franco quelques années plus tard, « Alita Tshamala » encore. L’homme d’affaires Didi Kinuani s’est aussi taillé une réputation en or. Dans la chanson de Aimelia Lias qui porte son nom, le clip incruste des reproductions de unes de journaux : « DIKIN: Don de 10.000 dollards pour BUKAVU (sic) », peut-on lire. Avec ce genre de chansons exclusives, il n’est plus rare qu’un homme chante son amour à celui qui l’a payé, mais du point de vue d’une femme. Au moins, y’a du texte.

Sans surprise, la politique s’en mêle aussi. À l’approche des législatives de 2011, Olomidé chante : « Parce que son amour du Congo a fait ses preuves, votez Kabila. » Que ce soit ces deux-là, Mobutu et Franco ou Tshisekedi et Werrason, tous les politiques (ainsi que les haut-gradés de l’armée ou de la police) vont avoir leur soutien musical, leur leader d’opinion, leur voie vers le peuple et sa sympathie. Ici encore, il n’est évidemment pas question d’un quelconque soutien idéologique mais seulement une histoire d’argent.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, les artistes de rumba congolaise ne peuvent plus faire sans le libanga. À l’ère du piratage, c’est même la seule technique qui persiste pour survivre dans la musique, voire pour espérer s’enrichir. Un autre avenir pour la rumba congolaise est-elle possible ? Dans un pays dont l’industrie musicale ne gère pas aussi bien les structures ou les questions de droits d’auteur·e que dans ceux où le business est plus développé, les artistes peuvent-iels vraiment faire sans la libanga money ?

Si certain·es semblent penser que la rumba congolaise est condamnée à vivre avec le libanga et les ambitions mercantiles qui vont avec en laissant de côté le fond des textes, le rap, pour en revenir à lui, devrait-il aussi faire gaffe à ne pas laisser un modèle similaire dicter son contenu ?

S’il existe déjà énormément de placements de produit visuels dans les clips ou de posts sponsorisés sur les réseaux, les paroles de rap ne sont à priori pas encore concernées par le business.

Le lien qu’entretiennent les rappeur·ses avec les marques est solide, de Lil Kim à SCH en passant par n’importe quel·le débutant·e qui rappe lunettes Cartier, sacoche LV ou Stan Smith soignées, selon son style. Plusieurs études ont même investi pas mal d’énergie à compter les mentions dans les lyrics (Gucci et Nike sont en tête des classements américains), tandis qu’on se souvient de l’impact qu’a eu Run DMC sur les ventes d’Adidas ou Arsenik sur celles de Lacoste.

Pour la grosse majorité de ces mentions, elles partent d’une envie simple d’exprimer son style de vie – ou celui visé – et non, comme dans la rumba congolaise, d’honorer une demande payée. Mais à quand le basculement, à l’heure où les marques ont bien compris le potentiel pouvoir d’influence des rappeurs·es comme Asics qui a vu les précommandes de la pompe créée avec Jul exploser, Havana qui est partout partout dans le rap belge ou Lacoste qui, après avoir assez mal vécu l’épisode Arsenik, a fini par faire les yeux doux à Moha La Squale et Roméo Elvis ? Si, en plus des collaborations vestimentaires, il existe déjà énormément de placements de produit visuels dans les clips ou de posts sponsorisés sur les réseaux, les paroles de rap ne sont à priori pas encore concernées par le business. Mais après tout, puisqu’aucune autre musique ne cite autant de marques, si le libanga s’installe vraiment dans le rap, on n’y verra finalement que du feu et le genre n’en sera peut-être pas moins dénaturé.

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