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Lil Peep et le problème des albums posthumes

Lil Peep

Il n’y a pas de bonne manière de vider la maison d’un être cher qu’on vient de perdre. Vous faites face non seulement aux souvenirs de la personne telle que vous la connaissiez, mais aussi à certains objets que vous n’aviez jamais vus avant, témoignages d’une vie remplie à laquelle vous n’aviez pas forcément accès. Pour ce disque que vous saviez usé jusqu’à la corde, vous tomberez aussi sur cette photo d’un vieil ami que vous n’avez jamais rencontré, sans savoir qu’en faire, ni quelle était la valeur sentimentale de telle ou telle chose. Dans tous les cas, il est hors de question de tout bazarder.

En novembre 2017, l’enfant-prodige-du-rap-emo Gustav Åhr est décédé des suites d’une overdose accidentelle survenue dans un bus à Tucson, en Arizona. Après la veillée, les hommages et les grandes manifestations de deuil public, ses proches ont dû se résoudre à régler les détails les plus banals de sa vie. Parce que Lil Peep enregistrait tout à domicile, son ordinateur portable contenait pléthore d’enregistrements inédits plus ou moins terminés et destinés à divers projets, notamment un album intitulé Come Over When You Are Sober Pt. 2. Son manager ainsi que sa mère, Liza Womack, ont dû trouver un moyen d’accéder à ces fichiers et en faire une sauvegarde. Dans une interview pour le New York Times, sa mère explique avoir emmené l’ordinateur dans un Apple Store et leur avoir dit : « Mon fils est mort. Voici ce qu’il en reste. »

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La question de savoir quoi faire de ces enregistrements pesait lourd sur Womack et les collaborateurs de Lil Peep. Outre la nécessité habituelle de faire le tri entre les souhaits et les désirs présumés d’une personne décédée, sa musique a compliqué le processus. Ses chansons étaient crues et extrêmement personnelles ; elles évoquaient des idées suicidaires et les substances qui ont fini par le tuer. Pendant un certain temps, après sa mort, l’examen de ces fichiers avait quelque chose de macabre. Si Lil Peep ne supportait plus le poids de toutes ces choses, fallait-il pour autant les exposer au reste du monde ?

Malgré tout, des millions de personnes s’identifiaient aux thèmes abordés par Lil Peep. Et cela passionnait Lil Peep. Un jour, je l’avais interviewé sur Facetime. Assis sur un canapé dans son appartement à Los Angeles, il était visiblement ému à l’idée que sa musique soit un exutoire. « Ma musique est là pour faire savoir aux gens qu’ils ne sont pas seuls », me disait-il.

Vendredi 9 novembre, Columbia Records publiait le premier album à titre posthume de Lil Peep, Come Over When You’re Sober Pt. 2. Le rappeur avait commencé ce projet trois mois seulement avant sa mort. Selon un article publié par Complex, toutes les voix ont été enregistrées avec la même productivité que celle du premier volet (Peep me disait qu’il pouvait composer une chanson en cinq minutes. Son collaborateur, Smokeasac, penchait plutôt pour 10, mais bon, ça reste quand même impressionnant).

Seules les voix étaient vraiment bouclées, ce qui fait de la version finale de Come Over When You’re Sober Pt. 2 une étude de cas assez intéressante sur la façon de gérer l’héritage de quelqu’un avec respect. L’album a été en grande partie produit par Smokeasac et George Astasio – le mari de Sarah Stennett, amie et confidente de Lil Peep –, qui ont reconstitué les instrumentaux après coup. L’expérience a bien évidemment été compliquée pour toutes les personnes impliquées. « Il était avec moi tout au long de la production », a déclaré Smokeasac à Complex. « Encore aujourd’hui, je sens son énergie autour de moi […] J’avais vraiment l’impression qu’il était derrière moi en train de me regarder. »

À bien des égards, le disque, plein de ces 808s exultantes et de riffs de guitare délicats qui faisaient sa signature, reprend exactement les choses là où Lil Peep les avait laissées. Sur « Cry Alone », les guitares étouffées dansent autour d’amples kicks ; la chanson illustre parfaitement le mariage harmonieux entre mélodies pop punk et beats rap qu’entretient Lil Peep, une formule que beaucoup d’artistes ont adoptée depuis. Il faut d’ailleurs rendre justice à Smokeasac et Astasio, qui ont réussi à créer des instrumentaux aussi crasseux et fédérateurs que n’importe quel morceau produit par Lil Peep de son vivant.

Les sujets traités, pour le meilleur ou pour le pire, s’inscrivent dans la lignée de ceux explorés sur Come Over When You’re Sober Pt. 1. Lil Peep y parle beaucoup de mort et de drogues. Sur « Leanin », il dit « se réveiller surpris » d’avoir survécu à une tentative de suicide. Dans l’un des refrains, il lâche : « Fuck me like we’re lying on our deathbed » [« Baise-moi comme si nous étions sur notre lit de mort »]. Venant d’un auteur-compositeur plus direct, cela aurait pu être assez ridicule, mais Lil Peep avait conscience de l’absurdité évidente de sa situation : soit la contradiction entre ce qu’il ressentait et la chance qu’il avait. Au cours de notre interview, il m’a dit que c’était la raison pour laquelle il avait intitulé une de ses mixtapes Crybaby [pleurnicheur en français, ndlr], et qu’il s’était fait tatouer ce mot sur le front. C’était pour se souvenir d’être « reconnaissant pour tout ce qu’il avait. »

Smokeasac a déclaré à Complex qu’ils n’avaient pas cherché à atténuer cette aspect après la mort de Lil Peep. Mais sachant ce qui est arrivé après l’enregistrement de ces chansons, c’est un album difficile à écouter. Selon le New Yorker, lors d’une soirée de lancement pour Come Over When You’re Sober Pt. 2, la mère de Lil Peep a déclaré : « C’est l’album que Gus aurait voulu. » En un sens, c’est peut-être vrai. Ce sont les mots qu’il avait l’intention de chanter sur cet album, et il avait fini de les enregistrer avant sa mort. Mais même si l’album final respecte l’intention de Lil Peep, il est difficile d’affirmer que c’est à ça qu’il aurait ressemblé. Les sons sont plus propres que ceux qu’il avait l’habitude de produire, et les rythmes et les voix ressortent d’une manière rarement entendue dans sa musique de son vivant.

D’une certaine manière, ce changement constitue une extension du virage entrepris par Lil Peep entre ses mixtapes et Come Over When You’re Sober Pt. 1 – en route pour la gloire pop, sa musique commençait à le refléter. On pourrait soutenir que cet album ne fait que le pousser légèrement plus loin dans cette direction, mais il n’y a aucun moyen de le savoir avec certitude. On ne peut s’empêcher d’imaginer cet album dans une autre version, dans laquelle Lil Peep aurait été en studio avec Astasio et Smokeasac. Quand nous avons discuté, il m’a dit qu’il donnait toujours son opinion sur les samples qui finissaient sur ses chansons. Il travaillait vite, certes, mais il était exigeant.

L’article de Complex suggère que, lorsqu’il était encore en vie, Lil Peep aimait mixer ses voix dans un style que Smokeasac qualifiait de « guérilla ». Lorsque Smokeasac a travaillé sur le premier Come Over When You’re Sober, il avait apparemment accès aux voix à partir d’un seul fichier, au lieu des fichiers séparés qu’il avait cette fois-ci. On ne sait pas pourquoi Lil Peep a préféré faire les choses de cette façon, mais le choix d’abandonner cette approche en dit long sur la difficulté de travailler sur cet album. Peu importe à quel point vous pensez bien faire en souvenir d’un proche décédé, il n’est pas là pour vous dire si vous faites bonne ou fausse route. Pour mettre en ordre ce qu’il aura laissé derrière lui, vous devrez prendre des décisions. Et vous n’aurez jamais la certitude que ces décisions seront les bonnes.

Cet article a d’abord été publié sur Noisey US.

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