C’est l’histoire d’un pâté en croûte démesuré. Un énorme carré doré et moelleux sur lequel on aimerait poser la tête et y faire des rêves emplis de gibiers crapahutant dans la nature – rêves qui peuvent rapidement se transformer en cauchemars sanguinaires si vous êtes végan.
Pour fabriquer un oreiller de la Belle Aurore, il faut une véritable ménagerie. Canard, colvert, biche, perdreaux, faisan, pigeon, cochon, volaille, pintade, ris de veau, foie gras et truffe sont autant d’ingrédients nécessaires à sa confection. En tout cas, c’est comme ça que le conçoit Gilles Vérot.
Videos by VICE
Charcutier reconnu, vice-champion du monde du pâté en croûte en 2011, il a décidé de remettre ce monument gargantuesque au goût du jour. Quatre fois par an, pendant la période de chasse, il en propose dans ses boutiques parisiennes : « On pourrait le faire toute l’année mais le produit doit rester exceptionnel », précise-t-il.
C’est chez Reynon, célèbre charcutier lyonnais, que Vérot a entendu parler de l’oreiller de la Belle Aurore pour la première fois. Il était apprenti et n’a jamais eu la chance d’assister à la préparation dudit pâté, réservée au grand-père de la maison. Il attendra d’être à son compte et un événement new-yorkais, pour réaliser lui-même le mastodonte.
« Les invités étaient très contents mais je crois que la référence à Brillat-Savarin était trop compliquée pour eux. Du coup, on s’est dit : ‘Pourquoi ne pas le faire à Paris ?’ » se rappelle-t-il ajoutant que le pâté atteint vraiment la perfection quand on le déguste chaud.
Remonter aux origines de l’oreiller de la Belle Aurore c’est invoquer un des représentants les plus emblématiques de la gastronomie française ; Jean Anthelme Brillat-Savarin
Remonter aux origines de l’oreiller de la Belle Aurore, c’est se replonger dans tout un pan de l’histoire de la gastronomie française et surtout, invoquer un de ses représentants les plus emblématiques ; Jean Anthelme Brillat-Savarin, avocat et magistrat de profession, mais surtout, gourmet devant l’éternel.
Amphitryon réputé pour son goût certain et les festins qu’il organisait, Jean Anthelme passe la seconde moitié du XVIIIe et le début du XIXe à dépenser ses thunes en bouffe. Écrivain à ses heures perdues, il publie son chef-d’œuvre, Physiologie du goût, en 1825. Un siècle plus tard, un fromage et une rue de la capitale porte son nom.
Si Brillat-Savarin ne fait aucune mention du pâté dans son ouvrage, il lui est pourtant intimement lié. Selon la légende, l’oreiller de la Belle Aurore aurait été imaginé par un cuisinier amoureux de Claudine-Aurore Récamier, la mère de Brillat-Savarin. Ce n’est pas le seul récit de sa genèse. Une recette de l’oreiller est reproduite pour la première fois dans le livre La table au pays de Brillat-Savarin, publié en 1892 par Lucien Tendret, neveu de… Brillat-Savarin.
L’oreiller de la Belle Aurore a beau être absent de la littérature savarine on y trouve en revanche un certain goût pour la démesure qui le caractérise et certains éléments qui le compose – gibier et truffe notamment.
L’oreiller de la Belle Aurore a beau être absent de la littérature savarine on y trouve en revanche un certain goût pour la démesure qui le caractérise et certains éléments qui le compose – gibier et truffe notamment. Brillat-Savarin dédie d’ailleurs un chapitre entier à la précieuse tubercule :
« On peut dire qu’au moment où j’écris la gloire de la truffe est à son apogée. On n’ose pas dire qu’on s’est trouvé à un repas où il n’y aurait pas eu une pièce truffée. ( …) Qui n’a pas senti sa bouche se mouiller en entendant parler de truffes à la provençale ? »
La recette donnée par Lucien Tendret est plus précise ; « Ayez une noix de veau, deux perdreaux rouges, le râble d’un lièvre, un poulet, un canard, une demi-livre de filet de porc et deux ris de veau blanchis ». Il rajoute « Préparez deux farces, la première faite de viande maigre de veau, de lard gras, de jambon, la seconde composée de foies blonds, de poulets et de poulardes de la Bresse, de ceux des perdreaux, de moelle de bœuf, de champignons et de truffes noires. »
Le neveu de Brillat-Savarin, également grand gastronome et grand cuisinier, ne se contente pas de livrer une simple recette. Son livre est truffé d’anecdotes loufoques. Une concerne l’oreiller de la Belle Aurore et M. Suard, ancien professeur de violon de Brillat-Savarin.
« Suard (…) était venu à Vieu, visiter son ancien élève; au dîner, on servit le pâté; le musicien qui n’était pas souvent à pareille fête, le trouva bon, et en dévora une telle quantité qu’elle l’étouffait; comme on lui présentait un thé en lui disant :
– ‘Père Suard, buvez, cela vous fera du bien.’
– ‘Non jamais eau chaude, répondit-il, dou vino, dou vino’.
On s’empressa de lui apporter une rasade de vin de Côte-Grêle, il l’avala, s’affaissa et mourut. »
Attention aux excès de gloutonnerie – même si peu de gens aujourd’hui peuvent se permettre de consommer un tel monstre en entier. Dans la boutique de Gilles Vérot, l’oreiller de la Belle Aurore se vend 88 € le kilo. Sachant qu’un pâté entier fait environ 15 kg, il vous faudra débourser 1 320 euros pour repartir avec un oreiller entier.
Pour Vérot, le pâté n’est pas qu’une opération financière. « La charge de travail et le coût des matières premières sont tellement importants qu’on n’est quasiment pas rentable », explique le charcutier. Parce qu’il faut du temps pour parer toutes les viandes, les laisser au sel une nuit, fabriquer la pâte, puis les deux farces, que l’on glissera entre chaque couche de viande.
Alignement des différentes viandes, couche de farce, nouvel alignement, nouvelle couche, avant de recouvrir de pâte et de décorer – cette année, le charcutier s’est inspiré des jardins versaillais de Lenôtre.
L’épreuve suivante et la plus délicate. C’est celle du montage du pâté que Gilles Vérot et son fils Nicolas, qui a repris la maison familiale depuis peu, effectuent ensemble, face à face. Alignement des différentes viandes, couche de farce, nouvel alignement, nouvelle couche, avant de recouvrir de pâte et de décorer – cette année, le charcutier s’est inspiré des jardins versaillais de Lenôtre. On cuit le pâté le lendemain, puis on patiente encore une nuit de repos avant qu’il soit servi.
Vérot et Tendret ne sont pas les seuls à rendre hommage à Brillat-Savarin et à son pâté. Au XIXe, Curnonsky, célèbre critique gastronomique et son compagnon de route Marcel Rouf, en parlent également dans La France Gastronomique : Guide des merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises, la Bresse, le Bugey et le pays d’Aix. Les auteurs arpentent la région d’origine de Brillat-Savarin pour en chroniquer les auberges et les hôtels entre poulet à la crème, écrevisses de rivières fraîches ou crème renversée.
Mais c’est encore Tendret qui décrit le mieux le pâté : « Lorsqu’on coupe l’oreiller de la belle aurore, le parfum des truffes noires mêlé au fumet des viandes embaume la salle à manger; les tranches tombant sous le couteau présentent l’aspect d’une mosaïque de couleurs vives et variées et sont imprégnées des sucs d’une gelée vineuse couleur d’or; la croûte toute pénétrée d’un mélange onctueux de beurre frais et de foies de volaille est tendre sous la dent fondante dans la bouche… »
On ne saura jamais si l’Aurore de l’oreiller appréciait le pâté qu’elle avait inspiré. Tendret relate sa mort à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans et dix mois par ses mots : « Assise sur son séant dans son lit elle finissait de dîner et crier à tue-tête : ‘Apportez le dessert’. La servante accourue, mais trop tard; sa maîtresse, laissant le dessert, était allée prendre son café dans l’autre monde. »
Maison Verot, 3, rue Notre-Dame-des-Champs, Paris 6e, 01 45 48 83 32
Reynon, 13 rue des Archers, Lyon 2e, 04 7837 39 08
Lastre sans apostrophe, 188 rue de Grenelle, Paris 7e, 01 40 60 70 27
MUNCHIES est aussi sur Instagram, Facebook, Twitter et Flipboard