Quand elle doit se décrire elle-même, Shawn Kerri (née Shawn Maureen Fitzgerald) présente les choses simplement : « À la base, je suis une dessinatrice de B.D. ». C’est grâce à sa passion pour la bande-dessinée, « la plus marrante des formes d’art », qu’elle s’est fait un nom dans la scène hardcore punk de Los Angeles du début des années 80. Avec le recul, on peut aujourd’hui considérer que Kerri, comme ses contemporains Raymond Pettibon, Pushead, Mad Marc Rude, Kevin Crowley ou Bridget Burpee, a aidé à jeter les fondations de l’identité visuelle du hardcore.
Pour gagner sa vie, Kerri faisait des dessins et écrivait des scénarios pour différents organes de presses. C’est avec le magazine CARtoons (1975-1991) qu’elle a le plus longtemps et régulièrement collaboré ; mais elle a également travaillé avec Commies From Mars (1979–1987), Cocaine (1981–1982) et Cracked (1985 –1988), et a même réalisé des illustrations porno pour Hustler, Chic, Velvet et Gentlemen’s Companion (1978 – 1982) sous le pseudonyme Dee Lawdid (probable jeu de mot sur le Dilaudid, un analgésique opioïde qu’elle prenait pour se défoncer). À côté de ça, elle a rédigé les scénarios des comics Donald Duck destinés au marché européen et vendus en France, en Italie et aux Pays-Bas de 1978 à 1982, tout en bossant à droite à gauche pour des jeux de cartes, des musées et autres travaux de commande.
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Mais Kerri appréciait aussi « dessiner pour amuser ses amis ». Amis qui s’avéraient être eux aussi des kids de la scène punk, membres des Germs ou de Circle Jerks entre autres, pour qui elle illustra les flyers, les posters de tournée et les pochettes de disque – le tout dans un style et un humour bien à elle, prolongement de son travail dans le dessin et la B.D. Impliquée dans la scène de Los Angeles depuis 1977, sa première publication a été le fanzine Rude Situation, qu’elle a sorti avec son copain de l’époque, Mad Marc Rude, en 1978. C’est un peu plus tard, de 1980 à 1982, qu’elle a connu sa période d’activité la plus intense, à vingt ans et des poussières. Elle a ensuite continué à dessiner occasionnellement pour des groupes jusqu’à la fin des années 80. Il va de soi que l’influence majeure de son travail est liée à la bande-dessinée ; elle fait souvent mention de « Jack Davis et Bill Elder, qui travaillaient pour MAD dans les années 1950 ». Harvey Kurtzman et Wally Wood (de MAD également) figurent eux aussi dans la liste des inspirations de Kerri, qui a fini par se retrouver dans le Who’s Who of American Comic Books.
Essayer d’obtenir une vue d’ensemble du travail de Kerri est plutôt ardu. Malgré le fait qu’on trouve ses flyers un peu partout sur Internet, beaucoup de ses travaux sont bien plus difficiles à localiser. Le défi vient aussi du fait que certains de ses dessins ont été largement réutilisés, sur différents flyers et parfois différents supports, que ce soit des pubs, des pochettes ou des posters. Pour s’y retrouver, il faut savoir que chacune de ses oeuvres originales se distingue par le fait que Kerri – toujours pro – signait et datait son boulot. Pas de signature et pas de date signifient donc – en règle générale – que le flyer n’est pas une production originale de Kerri.
Étant donné l’importance de son œuvre, et la renommée que son travail lui a très vite apporté, il est très surprenant que Kerri n’ait été interviewée qu’une seule fois, à la fin des années 80. Paul Grushkin s’est entretenu avec elle pour le livre qu’il a publié en 1987, The Art of Rock. Toutes les citations de Kerri dans cet article proviennent de cette interview.
Le « Skank Kid », comme elle l’appelle, est sans aucun doute son dessin le plus célèbre. Son intérêt majeur n’est pas le fait qu’il soit devenu partie intégrante de l’image de Circle Jerks, ainsi qu’une des mascottes les plus emblématique du hardcore punk, mais qu’on puisse le considérer comme élément constitutif d’une sorte d’ethnographie visuelle de la scène californienne de l’époque, comme l’ensemble de l’œuvre de Kerri. « Ce que je faisais, avec mes posters, c’était une illustration de la scène en direct, une sorte de chronique si l’on veut », reprend Kerri, dans sa discussion avec Grushkin. Et c’était exactement ça. Si on omet le côté cartoonesque de son travail, ce qu’on y voit, ce sont des mosh pits pleins de jeunes punks en blousons en cuir, chemises de bûcheron, jeans déchirés, boots ou Converse aux pieds, parés de croix aux oreilles, de bracelets à piques ou à clous aux poignets, avec des chaînes en guise de ceintures, et parfois quelques crêtes, pogotant dans tous les sens, sautant dans la foule depuis la scène, pendant que le reste du public – principalement des hommes, mais aussi quelques femmes – consomme des quantités astronomiques de bière, tantôt indifférents, tantôt excités par les crans d’arrêt et les canettes qui volent au-dessus d’eux.
Ce que Kerri dessinait était ce qu’elle appelle la « deuxième vague du punk », les « beach punks » ou le « hardcore », en pleine mutation dans le Los Angeles du début des 80’s. Alors qu’elle se revendiquait de la première vague – s’étant installée à L.A en 1977 –, elle décrivait cette nouvelle vague du punk comme « différente, plus physique et violente », avec des kids plus jeunes (entre 15 et 18 ans) que ceux de sa génération (où tout le monde avait plus de 21 ans) et était, contrairement à ce public plus jeune, « un peu snob et un peu arty. » Selon elle, la frontière entre ceux qui faisaient partie de la scène et les autres était fermement tracée par les kids de la deuxième vague, qui « dégageaient manu militari [les gens considérés comme ‘extérieurs’], en ayant recours à la violence physique. » Ce qui, d’après Kerri, « a donné lieu à de réels affrontements entre des personnes qui auraient tous dû être du même côté. » Elle avait, apparemment, un avis assez partagé quant à cette vague hardcore. « Ils me terrorisaient », appuie-t-elle à Grushkin, « mais ils étaient vraiment très marrants à observer. » Kerri, en tant qu’observatrice de la scène, conservait un certain recul avec tout ça, et une ironie plutôt bienveillante : « Quand j’étais là, bourrée, et que je regardais tout ça, je me disais que c’était le truc le plus drôle que je n’avais jamais vu de ma vie », raconte-t-elle. « C’est comme quand les gens se livrent à des espèces de joutes, dans les piscines, assis sur les épaules de quelqu’un, à essayer de faire tomber l’autre. Ça pouvait devenir assez violent. »
Le « Skank Kid », logo emblématique de la scène, montrait simplement un hardcore kid en train de danser. Son nom provient de la danse qu’il exécute, le « skanking », un terme que Kerri et les Circle Jerks préféraient à ses synonymes de « slam dancing » ou de « slamming » ; une danse – inspirée par le ska et le reggae – se caractérisant par « des mouvements brusques et agressifs avec les bras », selon Grushkin. Kerri décrit ce dessin comme un « assemblage », mais on pourrait aussi bien dire qu’il représente le modèle idéal du kid de la scène de l’époque. Kerri s’explique : « […] la raison pour laquelle il a une sorte de visage neutre, c’est parce que je voulais que chacun des kids puisse s’identifier à lui. Il était censé être un mélange d’eux tous. Il représentait chacun de ces petits merdeux des plages. » Keith Morris, le chanteur des Circle Jerks, confirme : « Aucun d’entre nous ne ressemblait au mec sur le dessin, mais lui ressemblait à tous les kids qui venaient à nos concerts. »
Selon Kerri, « le Skank Kid est apparu pour la première fois sur le flyer d’un concert au Fleetwood. » Elle fait probablement référence aux « leçons de danse » qui figurent sur un flyer pour un festival de deux jours qu’elle a dessiné en 1980. La même année, Kerri a intégré le Skank Kid à l’insert du premier album des Circle Jerks, Group Sex, sur lequel il comblait les espaces entre les paroles en donnant des instructions de slam dancing en six étapes. Il s’est aussi retrouvé sur un autocollant jaune à coller sur sa voiture, et sur une « bannière de 3 mètres de haut » (que le groupe n’a accrochée que lors d’un seul concert).
Ces vignettes qui vous apprenaient comment danser et slammer pendant un concert faisaient office de manuel sur lequel beaucoup de kids s’appuyaient pour s’exercer chez eux ; c’est clairement le cas de l’individu ci-dessous qui danse au fond du pit à un concert de DOA en 1981. C’est également de ces « instructions » que Circle Jerks ont tiré le « Skank Kid en forme de croix gammée », comme l’appelle Kerri, et en ont fait leur mascotte.
En 1981, Kerri a dessiné une nouvelle série du Skank Kid, qui a fini sur le deuxième album de Circle Jerks, Wild In The Streets, en 1982. Des illustrations en noir et blanc avaient aussi été imprimées sur l’insert, et la première version en couleur du Skank Kid s’est retrouvée au dos de la pochette. La dernière occurrence de ce dessin se trouve sur l’album VI, paru en 1987. Mais le tout dernier Skank Kid dessiné par Kerri semble être une version non-officielle, dans la mesure où il s’agit d’une commande qu’elle a réalisée en 1993. Le tatoueur Mike Stobbe a rencontré Kerri sur la plage de Pacific Beach par hasard, et lui a demandé de le « représenter en train de tatouer un mec de Circle Jerks ». À cette époque, il y avait bien longtemps que les droits du le dessin avaient été cédés au chanteur du groupe, Keith Morris, pour éviter ce qui s’était « transformé en une terrible guerre juridique » entre Kerri, les Circle Jerks et leur management.
Mais le Skank Kid n’est pas la seule prouesse de Kerri, qui a dessiné un bon nombre d’autres trucs marquants au début des années 80. La différence principale étant que les autres kids représentés portaient des crêtes ou les cheveux rasés, à la place des cheveux courts arborés par le Skank Kid ; Kerri y incluait également plus de contexte – un mosh pit, un club, un tour bus plein à craquer, une chambre ou une salle de classe. Toutes ces illustrations offrent des aperçus supplémentaires de cette scène, ainsi que du quotidien de ceux qui la peuplaient.
Le flyer ci-dessous, daté de 1981, reproduisant une salle de classe, fait partie des préférés de Kerri. « Les kids sautent dans tous les sens, avec des crêtes, des chaînes et des boots » au milieu de la classe, dos à la prof, « une nonne folle de rage qui menace du poing celui ou celle qui a écrit ‘Circle Jerks’ au tableau ». Dans l’autre main, elle tient une baguette et pointe le forfait. Pour ce flyer, Kerri est allée piocher dans ses propres souvenirs : comme elle l’a expliqué à Grushkin, elle a fréquenté une école catholique pendant sept ans, où elle se sentait clairement en marge et passait le temps en dessinant des « scènes de batailles antiques, Romains contre Barbares, croisés contre musulmans, etc », toutes tirées des histoires de la Bible qu’elle entendait en classe. La nonne représente la principale de son lycée, dont la baguette était souvent utilisée « comme une arme » durant toute sa scolarité.
Dans la partie supérieure du flyer, Kerri avait dessiné sa propre version des huit premières stations du chemin de Croix, en la transformant en une B.D qui mettit en scène Jésus, le jour de sa crucifixion. Fidèles à l’original, elle avait réadapté les commentaires des personnages impliqués à base de « Crève, FDP »,« Bien fait pour ta gueule ! » ou « Véronique lui torche le cul » ! « C’était incroyablement grossier », se souvient-elle, avant d’ajouter « […] et tout le monde a adoré ça, parce que si tu avais reçu une éducation catholique, tu savais aussitpit d’où ça provenait. »
Le dessin de la salle de classe a ensuite été utilisé pour faire la promotion de Wild In The Streets, ainsi que sur d’autres flyers. Mais pour ces deux versions tardives, Kerri a remplacé l’invitation à « Manger chez Oki Dog » [« Eat at Oki Dogs »] par le Skank Kid. L’Oki Dog était un fast-food situé sur le Santa Monica Boulevard, et faisait partie des lieux incontournables où traînaient les kids de l’époque – parmi lesquels se trouvaient certains membres des Germs, de Circle Jerks, de Suicidal Tendencies ou de Bad Religion. Mais au moment de la sortie de Wild In The Streets en 1982, Oki Dog avait été, selon Paul Grushkin, « destitué du titre de ‘place to be’ ultime du punk » – raison pour laquelle le slogan avait été remplacé par une illustration.
Comme c’est le cas pour Oki Dog, qui n’apparaît pas seulement dans les dessins de Kerri, mais dont il est très souvent fait mention dans les récits des acteurs de la scène de L.A. du début des années 80, les noms de certains clubs reviennent souvent sur le tapis, comme le Whiskey a Go-Go ou le Fleetwood. À travers les flyers dessinés par Kerri, et particulièrement les noms des clubs qui y apparaissent, on peut se faire une assez bonne idée de la géographie de la scène de la ville – que Noah Albert a reconstituée sur Google Maps. Hollywood est représenté par le Whiskey a Go-Go, le Starwood, le Monte Carlo et le Florentine Gardens ; Melrose par le Ukrainian Culture Center, Santa Monica par le Troubadour ; Redondo Beach par le Moose Lodge Hall et le Fleetwood ; San Pedro par le CSUN Campus North Ridge et le Dancing Waters. Tous ces noms représentent les lieux où se retrouvaient les kids, et là où le hardcore est né.
En plus de dessiner des hardcore kids en action, Shawn Kerri, dans son travail réalisé pour les groupes de l’époque, représentait aussi d’autres types de personnages ou différents types de faune, humaine et animale – comme son portrait assez fidèle des Adolescents, cette femme terrorisée sur un flyer de Fear, ou le superbe défilé dessiné pour le mini album de D.O.A., War on 45 (1982), juste en dessous.
Mais plus que tout, Kerri adorait l’imagerie de la mort. Les crânes, les squelettes et les cadavres sont des motifs récurrents dans son travail, depuis ses tous premiers flyers. Selon Emslinger, auteur du livre Visual Vitriol (2011), on peut considérer Kerri comme l’une des premières – avec Pushead ou Mad Marc Rude – à avoir introduit les têtes de mort et les squelettes dans l’esthétique du hardcore/punk. En fait, Emslinger fait remonter l’apparition des crânes dans l’imagerie de cette scène à 1978, l’année de commercialisation de la planche de skate de Ray « Bones » Rodriguez chez Powell-Peralta, sur laquelle figurait « un crâne avec une épée ».
La première ébauche de ce dessin provenait de Rodriguez lui-même qui – à 12 ans – avait trouvé l’inspiration en jetant un oeil à la collection de souvenirs de guerre de ses parents, inspiré en parallèle par la pochette de Steal Your Face du Grateful Dead. C’est à partir de cette ébauche que Vernon Courtland Johnson, le graphiste de Powell-Peralta, élabora le dessin définitif.
Certains des flyers de Kerri ornés de crânes sont « devenus des classiques à l’époque », comme elle le reconnaît. C’est particulièrement vrai pour le deuxième flyer qu’elle a dessiné pour les Germs, également connu sous le nom du « Retour des Germs » (voir ci-dessus), l’un des seuls qu’elle ait jamais commenté ; probablement parce qu’il a eu, selon elle « un certain impact sur les gens ». « Fais un flyer » sont les seuls mots que lui aurait lancé Darby Crash, leader des Germs, quelques semaines avant le concert. Pas têtue, elle leur avait donc dessiné un « squelette avec une crête, passant à travers un cercle bleu [le logo du groupe] ». Darby Crash s’était montré « anormalement excité » par le résultat qui, en vérité, le représentait lui, mort. « Le crâne, et la coupe de cheveux, c’était lui, sans aucun doute possible », affirme Kerri. L’excitation de Darby Crash avait perturbé Kerri, et sa mort par overdose quelques semaines plus tard ne fit qu’accentuer ce sentiment. Quand elle évoque l’intérêt de Crash pour son dessin, Kerri le qualifie de « très flippant », « comme pré-post-mortem », et se demande s’il pensait déjà au suicide avant qu’il ne le voit pour la première fois.
Ça n’a pas empêché Kerri de continuer à dessiner des crânes. Il est même possible que toutes les morts dans son entourage l’aient encouragé, ou simplement l’éventualité de la sienne due à sa surconsommation de drogues dures.
Pour finir, il est impossible de parler de l’oeuvre de Kerri sans évoquer son humour acide, présent partout ; une des particularités qui ont aussi rendus ses flyers aussi célèbres. Après tout, Kerri était dessinatrice de B.D. et l’humour était, selon Emslinger, un (autre) héritage du punk toujours cher à son cœur mais qui s’était quelque peu perdu avec la naissance du hardcore.
Ainsi, Kerri rebaptisait Redondo Beach « Redondante Beach », ajoutait l’adjectif « bad » au club qui accueillait Bad Religion et Bad Brains sur la même affiche, ou détournait certaines des informations qui figurent habituellement sur les flyers :
« Amenez vos cigares, mettez des chapeaux débiles avec des cornes, buvez comme des trous et comportez-vous comme d’odieux congressistes »
« Pas de limite d’âge, les mioches »
« Pas de chaînes, pas de bouteilles, pas de flingues, pas de canettes, pas de missiles sol-air, que dalle ! »
Marion est sur Harshforms. Elle nous avait déjà parlé des prouesses visuelles de Dave Bett et Gavin Oglesby.