En 2020, l’universitaire suédois Andreas Malm a publié le livre Comment saboter un pipeline, un manifeste qui vise à considérer l’action directe et le sabotage comme des moyens de protéger la planète. Il y explore les mouvements sociaux passés et les défis d’une cause sociale purement non-violente. Il ne s’agit en aucun cas d’un récit mettant en scène des personnages en mission. Ça, c’est le défi qu’ont dû relever le réalisateur et scénariste Daniel Goldhaber et les co-scénaristes Ariela Barer et Jordan Sjol, pour l’adaptation au cinéma.
Sabotage (How to Blow Up a Pipeline, en anglais) est l’un des meilleurs films de l’année, avec des enjeux importants, une tension palpable et une approche intelligente. Huit jeunes adultes se retrouvent dans l’ouest du Texas pour commettre un acte de sabotage visant à perturber le système de prix du pétrole West Texas Intermediate. Il s’agit d’un groupe d’origine variée, allant de l’étudiante Xochitl (Ariela Barer) au propriétaire terrien Dwayne (Jake Weary), en passant par l’expert en explosifs amérindien Michael (Forrest Goodluck). Réalisé par Daniel Goldhaber, ce film remarquablement agencé souhaite présenter les arguments désordonnés suggérés dans le livre de Malm et montrer comment ils pourraient être mis en pratique.
VICE a rencontré Daniel et Ariela afin de discuter du film ainsi que du militantisme climatique, avec, on l’annonce, quelques spoilers à la clé.
Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.
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VICE : Ça fait un certain temps que vous êtes tou·tes les deux engagé·es en faveur du mouvement climatique. Vous en étiez où quand vous avez découvert le bouquin d’Andreas, et par quelles réflexions vous êtes passé·es pour décider d’en faire un film ?
Daniel Goldhaber : On se trouvait dans la même pièce. C’est Jordan Sjol, l’un des autres scénaristes, qui a déniché le livre à l’origine du projet. Il va passer son doctorat dans quelques jours [Depuis cette interview, Sjol a obtenu son doctorat, NDLR] et il avait toujours rêvé d’adapter un ouvrage de théorie universitaire au cinéma. On traînait souvent ensemble et on avait envie de bosser sur un projet commun. Jordan nous a recommandé ce livre, mais juste pour qu’on le lise. Dès le début de ma lecture, une vision m’est apparue, celle d’une bande de gamin·es dans le désert en train de galérer avec une bombe. Dans cette vision, le titre et les idées suggéraient un thriller passionnant et un film de braquage.
Les huit personnages du film considèrent leurs actions comme de l’autodéfense. On a tou·tes les trois passé deux ou trois mois à faire des recherches, à parler à des activistes, des écrivain·es, des journalistes, des expert·es en oléoducs et en explosifs. On a rassemblé une vraie mine d’informations. C’est Ariela qui a trouvé le moyen de distiller tout ça dans un tout cohérent. Elle a écrit les dix premières pages du scénario, celles qui nous ont vraiment mis sur les rails.
Vous dites que c’est pas d’un livre pratique. Comment transformer ça en récit ? Le film nous happe très vite. Dès le début, on suit les personnages en pleine action tout en apprenant en même temps qu’eux. Comment vous avez abordé la construction des personnages et de l’intrigue ?
Ariela Barer : On a très vite réalisé que le postulat central du film, c’était de nous mettre dans la peau des personnages. Et si c’était nous ou nos ami·es qui nous lancions demain dans cette aventure ? À quoi ça ressemblerait ? Discuter avec toutes ces personnes, nos ami·es ou des connaissances, en leur demandant simplement quelle était leur relation avec le sujet, ça a fait surgir ces histoires intéressantes à propos de gens qui n’étaient pas très éloignés de nous au départ. La réponse réaliste à la question de savoir ce que ça donnerait si c’était nous qui faisions un truc pareil, c’est un peu devenu la raison d’être de l’histoire.
Beaucoup de ces personnages sont basés sur des personnes très proches de nous, qui sont créditées en tant que consultant·es pour le scénario parce qu’elles se sont beaucoup investies. Une fois qu’on a découvert ces personnages et ces histoires, et qu’on a eu l’idée d’un heist movie au cœur du processus, ce qu’il nous restait à faire est devenu limpide. Bien sûr, ça s’est révélé très compliqué en soi, mais l’histoire et le drame narratif étaient déjà intégrés dans le concept.
Vous avez essentiellement dû planifier l’opération vous-mêmes, ainsi que les défis auxquels les personnages sont confrontés. Vous avez commencé par l’explosion de l’oléoduc et travaillé à rebours ? Vous avez envisagé le fait qu’une personne se blesse ou que quelqu’un arrive à l’improviste sur le site ?
Daniel Goldhaber : On voulait que le film ressemble à Ocean’s Eleven. Je pense que nos deux premières inspirations ont été Man Escaped et Ocean’s Eleven, qui sont des films basés sur le même processus et qui traitent en quelque sorte de réussite. La tension qui règne dans ces films consiste à se demander comment les personnages vont s’en sortir. La première chose qu’il fallait faire, c’était de mettre au point l’opération réussie, puis de faire en sorte que les choses tournent mal. Ensuite, trouver des obstacles et revers crédibles que les personnages pourraient surmonter. Encore une fois, Ocean’s Eleven nous a servi de référence. C’est un film très amusant, divertissant et plein de tension. Les choses ne se passent jamais comme prévu, mais ça fait pas complètement dérailler l’opération. Ce sont des éléments qui sont présents pour le divertissement. Dans notre film, on prend les choses un peu plus au sérieux, vu que ce que font ces personnages exige beaucoup de sacrifices.
Mais on voulait s’opposer à ce récit qui prédomine dans l’art progressiste ou de gauche, à savoir raconter davantage des histoires d’échecs plutôt que de réussite. Même si le succès n’est pas forcément un truc qui arrive souvent, ça ne signifie pas qu’on ne peut pas conceptualiser ou imaginer la réussite dans les médias qu’on crée.
Dans le début de son livre, Malm mentionne que la pandémie a mis un terme à l’activisme, comme elle l’a fait pour presque tout le reste en 2020. Vous cherchiez à motiver les autres, voire à rester vous-mêmes motivé·es dans la lutte contre le changement climatique ?
Daniel Goldhaber : Plusieurs choses sont entrées en ligne de compte. Dès le départ, notre projet de recherche a commencé par des discussions avec des activistes pour leur dire qu’on envisageait de faire ce film. On leur a demandé ce qu’on devrait couvrir, d’après eux. Et quels étaient les pires scénarios qu’ils concevaient pour ce film, ainsi que leurs craintes quant à sa réalisation. On voulait tenter de nous opposer à ce qu’on considère comme un écueil courant du processus de recherche, si souvent répandu à Hollywood, qui consiste à se tourner vers des sous-cultures ou des consultant·es et à leur demander de donner leur avis sur une idée préexistante. C’est très important pour nous de conceptualiser l’identité du film en discutant avec les personnes dont la vie et le travail y sont les plus étroitement représentés. On est parti·es avec certaines idées inhérentes à notre conversation avec Andreas, par exemple que le film serait en fin de compte une histoire de réussite. Mais on est resté·es ouvert·es à ce que le film devait être. À ce qu’il fallait qu’il soit.
Ariela, vous avez mentionné lors d’une séance de questions-réponses le mois dernier que les personnages ont évolué au fur et à mesure que certain·es acteur·ices rejoignaient le casting. Qu’est-ce qui a permis de trouver l’équilibre entre le groupe et les personnages ? Chacun·e y tient un rôle pleinement défini et interagit avec les autres de manière crédible.
Ariela Barer : On avait déjà une version complète du scénario avant que quiconque n’arrive, à l’exception de Sasha [Lane, qui joue Theo, en phase terminale de cancer, NDLR], qui a été la première à nous rejoindre. Theo est basé sur quelqu’un que j’ai connu, et Sasha était si proche du personnage quand elle est arrivée, qu’elle avait déjà cette énergie qu’on souhaitait capturer – une personne certes très malade, mais qui vit ses derniers instants du mieux qu’elle peut et qui désire encore profiter de la vie.
Pour ce qui est des autres personnages, je dirais qu’en règle générale, on faisait un essai avec le scénario à chaque fois qu’une nouvelle personne arrivait au casting. On réalisait un entretien pour lui demander ce qu’elle voulait faire passer, ce que ce personnage et cette histoire signifiaient pour elle, et on personnalisait le tout à partir de là. C’est d’ailleurs ce qui rend le film si réaliste : les dialogues, les expressions familières et les petites manies qui sont vraiment propres à chaque personnage.
Au début, on leur avait demandé de ne pas improviser, parce qu’on tournait en 16mm et la pellicule est une denrée hyper précieuse. Mais bien sûr, tout le monde a improvisé et honnêtement, Dieu merci, parce qu’au final chaque personnage semble vraiment habité. On n’aurait pas pu réaliser ce film à la vitesse et à l’échelle où on l’a fait sans que les acteur·ices ne s’y investissent pleinement.
Est-ce que le choix des lieux étaient des évidences ? Chaque espace dégage une présence industrielle vraiment forte. Vous aviez tout de suite prévu de tourner dans des endroits comme le Dakota du Nord et Long Beach ?
Ariela Barer : J’ai passé beaucoup de temps à Long Beach. Les ports et les raffineries qui s’y trouvent ont une structure quasi obsédante. J’y pensais tout le temps. Quand on a réfléchi à une région d’origine pour Xochitl et Theo, on a d’abord imaginé le Texas. Puis on a réalisé que ce serait plus intéressant qu’un personnage spécialisé dans les terres du Texas soit nécessaire à l’intrigue. En réfléchissant à d’autres endroits, j’ai pensé à Long Beach. Au début, Danny et moi, on finançait nos propres repérages. Je l’ai emmené là-bas, on a traversé ce grand pont d’où on peut voir les deux raffineries et les ports. C’était aussi à l’époque du blocage de la chaîne d’approvisionnement, et c’était le bordel, tout était empilé n’importe comment. C’était très visuel. On écoutait la B.O. d’Annihilation pendant qu’on roulait dans ce décor de folie. Ça nous a d’un coup semblé tellement évident.
Quant au Dakota du Nord, c’est grâce à Forrest, il est originaire de là-bas, c’est là que vit toute sa famille. Il nous vendait une vision tellement belle et riche quand il évoquait ce qu’était la vie dans le Dakota du Nord… Il nous a parlé de ce jaillissement de flammes qu’ils appellent chez lui « le gâteau d’anniversaire ». Rien qu’en s’entendant décrire cette image, on savait qu’il fallait qu’on réalise ce plan. Il a fini par être crédité en tant que producteur exécutif du film, puisqu’en quelque sorte, c’est lui qui a été derrière la créa de toute cette partie du tournage.
Vous avez mentionné l’arrêt de la chaîne d’approvisionnement. Il s’est écoulé 19 mois entre la conception et l’achèvement du film. Entre l’écriture, le tournage et la sortie, le monde a traversé plusieurs moments de crise, avec les défis liés aux voyages, aux réunions de personnes et à la recherche de matériel. Y a-t-il eu des choses qui ont changé autour de vous et que vous avez envisagé d’ajouter au film au fur et à mesure ?
Daniel Goldhaber : C’est déjà difficile de faire un film, particulièrement difficile de faire un film rapidement, encore plus difficile de le faire rapidement et à moindre coût, et pratiquement impossible d’essayer de le rendre bien. La règle veut qu’on ne puisse choisir que deux de ces trois paramètres, et on visait les trois. Aucun élément de la production n’a été facile, mais c’est évident que le Covid, l’arrêt de la chaîne d’approvisionnement, l’interruption des voyages pour le tournage dans le Dakota du Nord, les perturbations météorologiques, tous ces éléments ont été des obstacles importants à la production. Il est judicieux de reconnaître comment ces bouleversements mondiaux auxquels on est confronté dans les chaînes d’approvisionnement, dans le tissu social de notre société, dans la capacité d’avoir des médias indépendants, tous ces bouleversements sociaux et économiques, perturbent en fin de compte le mouvement. Ils ont rendu plus difficile l’organisation du mouvement climatique, en partie parce qu’il y a tellement de choses plus immédiates ou apparemment plus urgentes auxquelles les gens doivent faire face quand il est question de survivre au jour le jour.
C’est l’un des paramètres inhérents au film : c’est un film qui est né des confinements Covid, né de ce sentiment d’impuissance qui en a découlé. Honnêtement, on peut dire que le Covid a été le premier événement climatique ressenti à l’échelle mondiale, et c’est important de le reconnaître. Le Covid, c’est le climat. Le film répond en partie à cette notion de besoin de conceptualiser des tactiques susceptibles de modifier le statu quo de manière significative, tout en étant capables de s’inscrire dans la nature perturbée de notre monde actuel.
Pourquoi avoir fait apparaître le livre Comment saboter un pipeline dans le film, dans la scène de la librairie ? J’ai bien ri quand je l’ai reconnu et que le personnage de Logan dit que c’est pas vraiment un manuel pratique.
Ariela Barer : C’est une petite blague que j’ai faite pendant l’écriture, qu’on n’a jamais supprimée et qui, je sais pas trop comment, a fini par se retrouver dans le montage final. On a fait pas mal de vannes en supposant qu’elles seraient coupées, mais beaucoup ne l’ont pas été.
Le bouquin de Malm a suscité beaucoup de controverses à sa sortie, et maintenant vous voilà avec un film qui porte le même nom. Quelles réactions vous redoutez, craignez ou espérez ?
Daniel Goldhaber : Je pense pas qu’il y ait de mauvaises réactions. Quand tu crées une œuvre provocante, t’as envie d’ouvrir la conversation et de générer le débat. J’espère simplement que les gens iront le voir, qu’ils en parleront. L’objectif est d’éloigner la conversation du catastrophisme climatique et de l’orienter vers une conversation sur les tactiques et les stratégies nécessaires et défendables pour y faire face. La réponse n’est pas facile, il n’y a pas de solution miracle. Mais la seule façon de trouver des solutions et de donner aux activistes, aux gouvernements et aux populations les moyens de changer la façon dont on gère notre monde est de s’engager activement à faire avancer le mouvement. La provocation est l’élément essentiel. Il y aura forcément des gens qui vont détester le film, qui en sortiront vraiment contrariés. Mais c’est une bonne chose, ça signifie qu’on va enfin parler de ces sujets.
Sabotage est actuellement au cinéma.