« J’échangerai un Airbnb contre un voisin et une maison », « Medellín n’est pas à vendre – arrêtez la gentrification » ou encore « Digital nomads, colonisateurs temporaires ». Ces affiches ont envahi presque tous les murs du quartier animé de Provenza à Medellín, en Colombie.
Cet affichage est l’œuvre d’Ana Maria Valle Villegas, habitante de l’un des quartiers de la ville les plus touchés par l’afflux massif de digital nomads. Elle a passé un vendredi après-midi d’avril à placarder des affiches dans tout le quartier. Son travail a ouvert le débat sur Medellín Twitter, et est arrivé jusqu’aux oreilles des expats du groupe Facebook Medellin Expats, qui se sont alors plaint du soutien public que les affiches ont reçu. Le sujet a même fait l’objet de quelques billets d’humeur dans des journaux locaux.
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« Je vis dans une zone où les loyers ont augmenté, et des locataires ont dû déménager parce que les propriétaires voulaient transformer leurs biens en Airbnb’s ou les louer à des étranger·es pour un prix exorbitant, explique-t-elle à VICE. Les potes, la famille et moi-même ; on en a tout·es fait l’expérience. »
Et si on jouait à « repérer le digital nomad » ? C’est pas compliqué. Pensez à un backpacker, mais sans les galères : remplacez l’énorme sac à dos par un tote bag rempli d’une quantité ridicule de produits Apple qui seront soigneusement arrangés pour la dernière story Insta avant de clôturer la journée, juste à temps pour l’happy hour. Un dernier indice ? 76% des digital nomads sont blanc·hes.
Avant la pandémie, l’expression « digital nomad » n’apparaissait que dans des groupes Facebook niches et des forums dédiés aux travailleur·ses à distance qui se considéraient comme les pionnier·es d’un nouveau mode de vie. Grâce à l’essor du travail à distance, l’idée de travailler dans différentes parties du monde pour une durée d’un mois, ou même quelques années, s’est de plus en plus répandue.
Selon Think Remote, un média dédié au mode de vie en travail à distance, le nombre de personnes s’identifiant comme digital nomads a presque triplé entre 2019 et 2022, passant de 10,9 millions avant la pandémie à 35 millions.
Et qui peut blâmer ces gens d’avoir sauté sur la tendance ? Puisqu’on est voué·es à vendre notre âme au capitalisme, pourquoi ne pas le faire à l’étranger ? D’autant plus s’il s’agit d’un bel endroit ensoleillé et perçu comme bon marché, comme le sont de nombreuses villes d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est.
« Je travaille et j’ai l’impression que mes vacances commencent dès que je termine ma journée », explique Austin Abeyta, un digital nomad de 32 ans qui vit actuellement aux Philippines. « Je suis d’accord avec le fait que les prix augmentent dans les zones fréquentées par les digital nomads, mais on paye un montant X pour vivre à El Poblado, comparé à ce qu’un·e Colombien·ne paierait pour vivre à côté. On fait monter les prix, mais surtout pour les autres digital nomads. »
Pourtant, si on en croit le soutien donné aux affiches d’Ana Maria, la hausse des loyers a été ressentie par tout le monde à Medellín. Et les habitant·es ne sont pas les seul·es à souffrir de la hausse des prix : c’est tout le tissu social de la ville qui est en train de changer.
Les tiendas de barrio (petits magasins de quartier), qui jouent généralement un rôle central dans leur quartier depuis longtemps, « ont disparu, parce que ça devient plus rentable d’avoir des commerces comme des cafés ou des espaces de coworking », explique Ana Maria. Dans les quartiers populaires auprès des digital nomads, « on ne voit plus que des étranger·es. » Ça se voit dans quelque chose d’aussi simple : les menus des restaurants sont désormais en espagnol et en anglais. Il y a six mois, ce n’était pas le cas.
Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Après que des étranger·es se soient plaint de la criminalité, le gouvernement local de Medellín a décidé de fermer la Plaza Botero au début du mois de février. Cette place emblématique du centre-ville, qui abrite des sculptures du grand artiste colombien Fernando Botero, est maintenant entourée de barrières, de policiers et de points de contrôle. « On se croirait au Vatican », souligne Ana Maria.
Cette décision a été fortement critiquée par la population locale, qui y a vu un moyen d’apaiser les étranger·es au détriment de la ville. Botero, 91 ans, a même pris l’initiative d’écrire une lettre à Daniel Quintero, le maire de Medellín, pour lui demander d’ouvrir l’espace à tout le monde.
De plus, cette décision n’a évidemment pas réglé le problème. Au contraire, la criminalité qui se déroulait autrefois sur la place – principalement du trafic de drogue et du racolage – a commencé à se répandre dans les quartiers voisins de la ville. Pour ne rien arranger, le maire de Medellín a récemment annoncé qu’il envisageait d’appliquer des mesures similaires dans d’autres zones populaires de la ville.
À Mexico aussi, les habitant·es se plaignent de la hausse vertigineuse des loyers, en particulier dans les quartiers fréquentés par les gringos – terme autrefois synonyme d’Américains, mais aujourd’hui couramment utilisé pour désigner toute personne étrangère blanche (plus particulièrement celle qui porte des tongs et un sombrero et pense que c’est mignon de dire « non parlo español »).
Fin 2022, le gouvernement mexicain a annoncé un deal avec l’Unesco et Airbnb pour promouvoir la ville comme « hub mondial » pour les travailleur·ses à distance. « C’est un moyen pour le gouvernement de lever des fonds », explique Gonzalo Vazquez de Icaza, avocat et créateur de contenu originaire de Mexico. « L’argent entre dans le pays et aide les gouvernements, en particulier les gouvernements locaux, ce qui a un effet bénéfique sur l’économie. Mais dans certaines zones de Mexico, on assiste à une crise du logement, où des personnes qui louaient depuis des années ont été chassées par leurs propriétaires parce que louer leur bien à un·e étranger·e est plus lucratif. »
À Mexico, les loyers ont augmenté d’environ 30% au cours des trois dernières années, mais dans les hauts lieux du nomadisme digital comme La Condesa, ils ont augmenté de plus de 60%. Et l’effet ne se limite pas aux prix des loyers ou au prix d’une tasse de café. C’est toute la ville qui se transforme.
« C’est choquant, déclare Gonzalo. J’ai dîné avec ma copine dans une de ces zones, et on entend plus parler anglais qu’espagnol. C’est super flagrant quand on sort un vendredi soir, y’a des étranger·es partout. Je vois pas ça comme une mauvaise chose – je suis heureux que ces personnes aient choisi de venir ici. Mais je suis très conscient des problèmes que ça entraîne, en termes de gentrification et de personnes déplacées. »
Avec l’augmentation du nombre de travailleur·ses étranger·es – et la création de visas spécifiques par les gouvernements mexicain et colombien pour les accueillir –, l’augmentation des loyers est presque inévitable. Les digital nomads, qui sont généralement payé·es dans des devises comme l’euro ou le dollar américain et gagnent en moyenne 110 000 euros par an, peuvent se le permettre. Ce sont les personnes locales qui sont perdantes.
« Les digital nomads, quelle que soit leur activité, entrent dans la catégorie des personnes à revenus élevés », explique Henry Louis Taylor, professeur en planification urbaine et régionale à l’université de Buffalo. Leur présence « renforcera ou intensifie les processus de gentrification en cours, que ce soit volontaire ou non », ajoute-t-il.
Cette situation se fait particulièrement ressentir à Porto Rico. L’île souffre de la gentrification depuis des années, surtout depuis l’approbation des exonérations fiscales pour les non-Portoricain·es en 2012. L’arrivée des digital nomads n’a fait qu’empirer les choses, selon les habitant·es.
« Ma mère vit dans le quartier touristique de Condado à San Juan, et j’ai vu arriver ces touristes que je voyais pas avant », explique Federico de Jesús, cofondateur du projet médiatique Losing Puerto Rico. Sa plateforme met en lumière les crises auxquelles l’île est confrontée à cause de législations telles que l’Act 22, qui exonère les non-Portoricain·es typiquement riches du paiement de l’impôt sur les revenus passifs tant qu’iels vivent sur l’île pendant la moitié de l’année.
Quand Federico est retourné à Porto Rico après l’ouragan Maria, il n’a pas reconnu sa ville natale. « Quand j’allais à Viejo San Juan [quartier historique de la capitale de l’île], mes potes ramenaient ce “John Smith” qui était venu ici avec l’Act 22 – il était gentil, bien sûr, j’ai rien à dire sur lui. Mais j’ai vu tellement d’étranger·es, et tellement d’étranger·es qui ne respectent pas Porto Rico, sautent sur les voitures, crient sur les gens, partent sans payer, font des commentaires sur le fait qu’on devrait parler anglais parce que Porto Rico est un territoire américain… Quand je me suis penché sur la question, sur toutes les maisons qu’iels achetaient, j’ai réalisé que c’était un Porto Rico que je ne connaissais pas. »
L’impact des digital nomads est particulièrement visible dans la ville balnéaire de Rincón, au nord, qui a obtenu le surnom de Grincón (portmanteau de gringo et de Rincón). Rincón est fréquentée par les gringos depuis des décennies, car c’est une destination de surfers, mais les digital nomads n’ont fait qu’empirer la « gringo-fication » de la ville.
Edison Lopez est né en Floride mais retourne régulièrement dans son pays d’origine, Porto Rico. Dans un de ses TikToks, filmé à Rincón, il filme les rues de Rincón remplies de gringos qui boivent dans la rue et dansent sur de la drum and bass et de la techno. « J’ai l’impression d’être à Fort Lauderdale », dit-il dans la vidéo, l’air à la fois dégoûté et choqué.
« Quand on va à Rincón, c’est un énorme choc culturel, explique Edison. Porto Rico est très américanisé par rapport au reste de l’Amérique latine parce que c’est un territoire américain, mais dans cette ville en particulier, on ne voit que des gringos et on entend surtout parler anglais. Mes ami·es et moi avons essayé de faire la fête le soir [de la vidéo] et il n’y avait que des gringos qui jouaient de la musique américaine, c’était vraiment bizarre. On s’est senti·es mal à l’aise sur notre propre île. »
Jesenia Lee Irájamatunaí Valdez, une Portoricaine de 28 ans vivant dans la ville côtière de Ponce, affirme que son logement est encore relativement sûr, mais elle craint que ça ne dure pas. « Même si les étranger·es viennent pour vivre l’expérience portoricaine, iels ont leurs goûts, explique-t-elle. Ça altère notre culture, de notre cuisine à notre langue, car on doit s’adapter à elleux. »
« Il y a deux mois, je suis allée à San Juan et c’était le plus grand choc culturel que j’ai vécu. À chaque coin de rue, toutes les trois secondes, il y a un gringo. Et je me suis dit : “Où sont les miens ?” »
Est-ce qu’il existe une manière éthique d’être digital nomad ? « Le problème, ce n’est pas le digital nomad, affirme le professeur Taylor. C’est le capitalisme néolibéral et son mode de fonctionnement. Il faut des politiques qui protègent les intérêts des gens “normaux”, et les états doivent comprendre l’impact [de leurs politiques] dans leurs zones locales, puis atténuer ces impacts en utilisant les nouvelles ressources introduites par les activités des digital nomads ; il faut utiliser ces ressources de manière à ce qu’elles aient un impact positif. »
Tout·es les digital nomads n’ignorent pas leur impact. Au cours des quatre dernières années, Julia Massegos, 27 ans, a vécu et travaillé au Portugal, en Italie, dans les Balkans et en Indonésie, entre autres. Elle documente sa vie de digital nomad et a mis en place un cours pour les personnes qui souhaitent se lancer également. En ce moment, elle se trouve en Argentine, d’où son partenaire est originaire, avec sa famille. Elle réfléchit beaucoup à l’éthique de son mode de vie, surtout après que quelqu’un l’a traitée de néocolonialiste sur un TikTok qui faisait la promotion de son cours, et l’a accusée de « recruter d’autres néocolonialistes ».
« Tout ce que je peux faire, c’est vivre de manière à pouvoir me regarder dans le miroir tous les jours », explique Julia à VICE. Pour elle, ça consiste à consommer local, apprendre la langue et respecter les coutumes et les traditions.
C’est peut-être aussi simple que ça, rendre sa présence la moins néfaste possible en tant qu’étranger·e. Mais tant que les gouvernements ne donneront pas la priorité aux habitant·es plutôt qu’aux capitaux étrangers, tout ce que les Portoricain·es comme Federico peuvent faire, c’est regarder les gringos danser à contretemps sur Bad Bunny et tenter tant bien que mal de reconnaître leurs villes défigurées.