« Il y avait constamment cette odeur de poussière, de sueur, de javel et de sperme. En même temps, quand t’as des gens qui y passent leurs journées à se branler… » Si Jimmy Pantera n’éprouve aucune difficulté à se souvenir des moindres détails du cinéma ABC, c’est qu’il s’est pas mal laissé envahir par l’esprit de ce lieu ; assez pour lui consacrer un livre : « J’y ai mis toute mon énergie. Ça fait 15 ans que j’y travaille. » Sur la place Flagey, on tise une bière à la mémoire de l’ABC et on regrette sa disparition ; ainsi que celle des autres lieux qui donnaient à Bruxelles l’âme d’une ville différente – malgré leur réputation parfois sinistre.
À l’initiative d’un certain George Albert Scott, l’ABC ouvre ses portes en 1972 sur le Boulevard Adolphe Max, côté Rogier ; un genre de Pigalle en réduction. On est en plein dans les années de gloire du film de boule. Pubis touffus et torses velus ; à l’époque, le porno signifie plus que « cum on ass » ou « busty bj » sur Pornhub. Avec une vraie direction d’acteur·ices, un scénario, de la musique et de la plastique naturelle, le porno partage même le champ lexical du cinéma traditionnel. On est loin des codes du gonzo actuel. « Deep Throat » vient de sortir et tape des gros scores au box-office. Il ne sera d’ailleurs pas le seul à jouer des coudes avec de grandes productions hollywoodiennes. C’est les années « Emmanuelle » aussi. Définitivement une période bénie. L’âge d’or.
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L’ABC était une anachronie. Il a projeté des films de cul en pellicule argentique 35mm jusqu’à sa dernière séance, en juillet 2013. Sept ans plus tard, après des démarches administratives à n’en plus finir et un retournement de situation assassin, le lieu a été vendu à un promoteur immobilier. Le bâtiment est en rénovation et un commerce va sans doute s’y installer. En croyant se revitaliser, la capitale a perdu un peu de son âme.
Une tartine ou une bite
Pendant près de 40 ans, le cinéma projette des films porno en continu, 7 jours sur 7. La salle de 70 places n’est jamais remplie mais ce qu’il s’y passe est un spectacle en soi. Coupé du monde réel, l’ABC est un lieu où se projettent les fantasmes, et différents profils viennent y partager leur solitude. De discrètes allées et venues se font constamment entendre. Certaines silhouettes disparaissent de la salle pour se retrouver à l’étage, aux toilettes qui font office de backroom. Les autres, qui continuent à regarder le film, se touchent à en faire pleurer le cyclope ou attendent un regard annonciateur d’un éventuel réconfort sexuel. Plus qu’un lieu de projection, l’ABC est en partie un lieu drague homo. « Il remplissait une fonction purement sociale en offrant un espace de rencontres à des personnes qui y trouvaient une sorte de refuge et qui pouvaient y vivre une sexualité bannie de l’espace public. », se souvient Jimmy.
Si les rencontres se font majoritairement entre habitués et curieux – ou avec des prostitué·es –, certains tentent le coup avec les stripteaseuses. Car l’ABC est un cinéma porno à l’Américaine, un grindhouse dans le style de ceux qui se succédaient 42nd Street à New York : en plus de ses films, Scott engage régulièrement des filles pour assurer le spectacle. Elles ont carte blanche et montent sur scène une fois par heure, douze fois par jour et sept jours par semaine. Le projectionniste stoppe alors le film – souvent au milieu d’une scène –, les lumières s’allument et la K7 audio s’enclenche. « Une trouvaille commerciale qui apportait une clientèle appréciable », selon Jimmy.
Plusieurs fidèles sont effectivement là uniquement pour ces stripteaseuses. Si les filles ont conscience de la charge psychologique à supporter et performent parfois avec un sentiment d’inconfort, certaines semblent développer un attachement sincère pour l’ABC – voire pour quelques habitués. Parmi ceux-ci, les plus chanceux arrivent à conclure un rapport tarifé avec l’une d’elles dans une chambre de l’hôtel d’en face. Les plus chelous, eux, les harcèlent ou les agressent, et contribuent à renforcer l’image sinistre du lieu.
Pour le reste, la majorité du public semble être constituée de mecs en misère affective qui passent leurs journées dans la salle, avec une tartine ou une bite à la main, à attendre le show de leur stripteaseuse préférée ou à guetter un mec potable.
Les cinéphiles anonymes
Avec toutes ces tentations, le film devient un prétexte, surtout si l’on tient compte du fait que le son est inaudible, que les pellicules sont souvent mutilées ou qu’il n’y a tout simplement pas vraiment d’horaires de programmation. La seule certitude réside dans le passage de ces live shows qui ont lieu à partir de midi et à chaque début d’heure. Cela dit, niveau films en eux-mêmes, la sélection est pointue et soignée grâce au proprio : « En tant que distributeur et exploitant de salles, Monsieur Scott avait créé des liens commerciaux avec des partenaires de premier plan, précise Jimmy. Il y avait DistribPix, une compagnie new-yorkaise à la pointe de la distribution du cinéma X, ou Audubon Films, la compagnie de Radley Metzger, un brillantissime réalisateur de films érotiques, puis pornos. La programmation de l’ABC démontrait l’indéniable cinéphilie de Monsieur Scott. »
C’est cet équilibre entre films inédits, stripteases et rendez-vous anonymes qui fidélise la clientèle plutôt diverse de l’ABC : des homosexuels en quête de rencontres, des gigolos, des érotomanes, des voyeurs, des exhibs, le fisteur à la valise Louis Vuitton, le mec qui se branle toujours dans une chaussette blanche, le mec habillé en curé, et l’autre en djellaba. Parmi eux, quelques cinéphiles dont l’attrait pour le porno vintage est si sincère qu’ils arrivent à faire fi de l’odeur pestilentielle, des taches de spermes sur les fauteuils et des mecs tactiles derrière eux.
Jimmy est l’un de ces drogués de l’image, pour qui l’expérience de l’ABC s’arrêtait un temps à quelques séances et à des rumeurs entendues ça et là. Pendant plusieurs années, impossible pour lui de choper la moindre info sur le lieu ou sur ce George Scott. Il se heurte à un monde obstinément secret. Mais à la fermeture du cinéma en 2013, certaines langues se délient du côté des stripteaseuses, projectionnistes et observateurs. Leurs récits trouvent alors place dans le livre de l’auteur et graphiste bruxellois. Jimmy reçoit aussi l’aide précieuse de l’équipe du cinéma de recherche bruxellois Nova, qui lui donne accès à des documents rares. C’est donc dans « Cinéma ABC, la nécropole du porno » qu’on retrouve un peu de cette atmosphère unique et équivoque de la salle. Et c’est aussi là-dedans qu’on arrive à en savoir un peu plus sur ce mystérieux Scott, notamment à travers les témoignages des stripteaseuses.
« Vivons heureux, vivons cachés »
« Au fil de mes recherches, je n’ai jamais réussi à cerner George Albert Scott, avoue Jimmy. C’est un citoyen américain né en Russie en 1917. Je pense que c’était un personnage énigmatique qui avait parfaitement cloisonné sa vie. Il refusait catégoriquement toute interview et s’était donné pour consigne de demeurer d’une discrétion absolue. »
Scott possédait un empire secret. Ce vieux roublard avait sa propre boîte de distribution, Atlantic Films. Grâce à elle, il a diffusé en Belgique des centaines de films pour adultes, en suivant au plus près l’évolution du cinéma X, depuis les films de sexploitation américains du légendaire Russ Meyer et de Doris Wishman jusqu’aux pornos hardcore allemands. Mais Scott possédait aussi d’autres salles de cinéma, à Anvers, Gand, Ostende ou Liège. De l’autre côté du Boulevard Adolphe Max, il y avait un autre cinéma porno, le Paris ; c’était aussi à lui. D’ailleurs, le Paris est encore en activité mais ne projette plus que du numérique – du Marc Dorcel.
En dépit de l’arrivée du VHS et du numérique, Scott parvient à maintenir l’activité d’un ABC déglingué ; il n’a quasiment aucun frais à payer. « Il était propriétaire du bâtiment, et possédait un trésor de guerre de 600 films, précise Jimmy. Des copies qu’il avait gardées suite aux faillites de ses partenaires commerciaux, ou qu’il n’avait jamais restituées. »
Durant les années 1980, Scott revend plusieurs des salles qu’il possède puis liquide Atlantic Films, mais l’ABC continue de tourner : « Au cours de ses dernières années, le cinéma n’était, à l’évidence, plus rentable. Mais sans doute pouvait-il se permettre de maintenir sa salle ouverte car il avait amassé une véritable fortune dans les années 1970. » Mieux que ça – ou pire –, Scott n’a juste pas envie d’en faire plus. Lando, un ancien projectionniste, a bien essayé de le convaincre d’organiser des soirées ou une expo avec les archives du cinéma, en vain.
Fap de fin
Au fur et à mesure que le proprio prend de l’âge, la salle tombe en décrépitude. Son fils essaie d’assurer la relève, épaulé par le comptable et José, le projectionniste principal. Mais la programmation s’en ressent, au même titre que la sélection des stripteaseuses.
La salle ferme brusquement le 3 juillet 2013. Pour tenter de préserver le lieu d’une reconversion malvenue, plusieurs passionné·es se réunissent et créent la fondation Cineact. Une campagne de soutien est lancée et suscite un engouement considérable. George Scott semble sensible au projet ; l’idée que sa salle puisse continuer à vivre lui plaît. Un accord tacite est établi.
Seulement, en mai 2014, Scott meurt et son décès provoque un imbroglio administratif et judiciaire qui va s’étaler sur plusieurs années. Les héritiers reviennent sur l’accord et vendent le bâtiment à un promoteur immobilier qui s’empresse de démolir le cinéma.
Entretemps, l’ensemble des 600 films ainsi que l’immense collection d’archives visuelles amassées par Scott durant plus de 40 ans sont sauvés par les bénévoles du cinéma Nova. C’est donc là, aux portes de la Galerie de la Reine, qu’on pourra encore revivre par procuration un peu de l’ABC – mais jusqu’à quand ?
Bruxelles n’est plus à nous
Difficile de s’imaginer qu’à une époque, la rue Neuve s’agitait le soir et que ses cafés, ses théâtres et ses cinémas constituaient autant de lieux de rendez-vous pour les Bruxellois·es. Pourtant, c’est bien sur cette voie de passage désormais anxiogène et sans âme que se dressaient le cinéma Victory, le légendaire Métropole, l’Astor ou encore l’American – que possédait d’ailleurs Scott. Aujourd’hui, c’est respectivement un H&M, un Zara, un ICI Paris XL et un autre H&M qui les ont remplacés pour constituer ce nouveau paysage urbain aseptisé et uniformisé, symboles de la faillite culturelle de la ville.
Il y a encore deux ans, c’est l’Actor’s Studio – spécialisé dans les films d’auteur·e et d’Art et Essai – qui fermait ses portes après 30 années d’activité, dont plusieurs à souffrir de la concurrence avant que le mastodonte Netflix ne vienne finalement imposer le clap de fin.
Désormais, tous les centre-villes se ressemblent et Bruxelles n’y fait pas exception. En tant que capitale européenne, elle devance même les autres grandes villes quand il s’agit de se faire déposséder de son âme par les promoteurs immobiliers et diviser socialement l’espace. On rénove à grands coups de pelleteuse et on lisse le paysage pour le plus grand bonheur des eurocrates, des expats et des adeptes de vin blanc sur rooftop.
Quand bien même certain·es l’appelaient le trou de balle de Bruxelles, et peu importe ce qu’il s’y passait de glauque, de puant ou d’interdit – hormis les histoires de harcèlement et d’agression sur les stripteaseuses, ça va de soi –, l’ABC était l’un des derniers endroits suffisamment atypiques pour que ses histoires anonymes et confidentielles lui donnent tout le charme qu’on lui regrette. Son héritage se trouve désormais dans le livre de Jimmy.
La sortie du livre « Cinéma ABC, la nécropole du porno » de Jimmy Pantera chez CFC-Editions est dispo dès le 17 septembre 2020. Vous pouvez suivre Jimmy sur Instagram.
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