Un cube de verre au milieu d’une salle du Palais de Tokyo. À l’intérieur, un homme d’une quarantaine d’années, emmitouflé dans une grosse couverture coréenne. Solennellement assis sur un étrange siège en bois, il ne bouge pas. Ou très peu. Et pour cause : l’assise de son trône recèle un réceptacle rempli d’œufs. Vous l’aurez compris : cet homme est en train de couver.
Pour de vrai, hein : à compter du 29 mars, Abraham Poincheval s’est donné une vingtaine de jours pour faire éclore de véritables œufs de poule — mission au cours de laquelle il reste enfermé dans sa cage, en autosuffisance complète, avec toute une batterie de provisions. Mardi 18 avril, bingo, un premier poussin est né.
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Ce n’est pas la première fois que Poincheval se met ainsi à l’épreuve. Depuis le début des années 2000, l’artiste français teste les limites de sa condition d’être humain, au cours de performances qu’il aime appeler des « expéditions de l’extrême ». Isolé sur une île inhabitée, perché sur une plateforme à douze mètres du sol, enfermé dans une bouteille géante lancée sur le Rhône, terré dans un trou souterrain de 60 centimètres de diamètre, lové dans un ours empaillé, coincé dans un rocher, il expérimente la vie en autarcie, dans des conditions extrêmes. Et qui dit vie en autarcie, dit régime spécial.
Pensant ses performances comme une expérience totale, le Marseillais, professeur aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence, peut pousser le vice jusqu’à adapter son alimentation au thème de l’expédition. Ainsi, en 2014, lorsqu’il « habite » pendant treize jours dans un ours naturalisé du Musée de la chasse et de la nature à Paris, Poincheval ne veut pas seulement voulu vivre « dans l’ours », il veut aussi vivre « comme l’ours » en essayant, notamment, d’adopter ses habitudes alimentaires. Il confie alors l’élaboration et la confection des repas à Olivier Dohin, confrère aux multiples casquettes — danseur, chef ou géographe qui se présente comme « performeur culinaire » —, rencontré lors d’un projet collaboratif à Marseille un an auparavant.
Dohin se renseigne à l’époque sur les habitudes des ursidés. Et découvre que l’animal est moins carnivore qu’il ne le croyait. « Les ours sont en fait plus entomophages et végétariens : ils mangent énormément de racines, d’herbes — et de papillons », m’explique-t-il au téléphone. En plus de devoir s’inspirer de ce régime, le performeur culinaire doit composer avec deux contraintes inhérentes à la nature même de l’expérience.
1) Tout doit être préparé très à l’avance, conservable pendant la durée complète de la performance et prendre le minimum de place possible, puisque, rappelons-le, Poincheval s’enferme pendant treize jours dans un ours empaillé.
2) La nourriture ne doit pas être trop sèche, ni trop liquide afin d’éviter des petits problèmes de digestion à l’artiste, car, rappelons-le, Poincheval est enfermé pendant treize jours dans un ours empaillé. Avec pour seules toilettes, des tuyaux reliés à des poches hermétiques.
Rien n’est laissé au hasard. Les breuvages et les viandes séchées permettent de réguler le transit ; les fibres présentes dans le quinoa de mieux évacuer
Ces impératifs en tête, le performeur culinaire concocte ses petits plateaux-repas, qu’il cuisine chez un ami artiste, avant de les mettre sous vide. Les aliments déshydratés — en grande partie commandés dans le magasin « bio et écologique en ligne » Greenweez — pourront être préparés grâce à une bouilloire, seul élément de cuisine qui sera emporté à bord de l’ours.
Prévenant, Dohin prend quand même le soin de faire part de ses choix au principal intéressé, lui demandant au passage s’il a des préférences ou contre-indications alimentaires à lui signaler. Mais ce dernier est ouvert à tout et lui fait entièrement confiance.
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« Comme c’est de l’ordre de l’expérience, je lui ai laissé carte blanche. C’était une bonne façon d’expérimenter aussi ce que je n’aimais pas », raconte Poincheval lorsqu’on le rencontre au Palais de Tokyo, entre la sortie de son caillou et le début de sa couvaison.
Au menu, ce sera donc : vers, grillons, cerf, scarabées, poisson séché, accompagnés de céréales, légumes, orties ou purée. Des baies, des fruits secs, des racines confites ou des cookies au chocolat assurent la partie dessert. Le tout, arrosé d’une sorte de thé à base de plantes sauvages — comme le font les Inuits dans l’Arctique nord-américain, d’où est justement originaire l’ours naturalisé.
Rien n’est laissé au hasard. Les breuvages et les viandes séchées permettent de réguler le transit ; les fibres présentes dans le quinoa de mieux évacuer ; l’ortie a des vertus dépuratives ; les abricots secs apportent de l’énergie. L’apport en protéines est contrôlé, afin d’éviter à l’artiste, qui sera donc très limité dans ses mouvements, de perdre trop de masse musculaire.
S’il n’est pas strictement fidèle à une alimentation d’ursidé, le programme est étonnamment varié et comporte même quelques surprises. Se faisant la réflexion qu’il faut bien occuper le temps de ce cher Abraham, Dohin prévoit des encas : des cacahuètes, avec en bonus, des mignonnettes d’alcool (du pastis, du whisky ou de l’eau-de-vie).
« Ça, c’est parce que les ours se bourrent la gueule ! À la fin de l’été, ils laissent les fruits pourrir au sol et les mangent une fois qu’ils ont fermenté — ils en sont assez friands », précise Dohin. « C’est vrai que ça, c’était génial ! » se souvient Poincheval avec un sourire. « D’ailleurs, c’était marrant parce que le soir, il y avait des habitués du Club au Musée de la chasse et de la nature, qui venaient, avec leur gin tonic, parler à l’ours, et on trinquait. Je me souviens d’une vieille dame géniale, qui est venue plusieurs soirs d’affilée — j’attendais sa venue pour boire ma petite fiole de whisky et pouvoir discuter avec elle. »
Le coût de ce régime : 618,32 euros pour les treize jours. « Ce qui coûtait très cher, par exemple, c’est l’alcool. Les insectes aussi, parce que ce n’est pas une nourriture qui est encore très accessible. Et tous les produits que j’ai pris chez Prunier à Paris : la blanquette d’esturgeon, le sanglier aux cranberries, la canette à l’orange, le mijoté d’agneau — des plats préparés qui sont dans des poches qu’on peut conserver en dehors du frigo », récapitule Dohin.
Au final, l’expérience est positive : l’artiste — né en Normandie dans une famille végétarienne, maintenant omnivore — apprécie ces menus, découvre de nouvelles saveurs, même si tout n’est pas à son goût. « Ce n’était pas toujours évident : je me souviens des poissons séchés, c’était un peu… spécial. Mais Olivier est suffisamment bon cuisinier pour que les plats restent agréables. » Il ajoute : « Tout ce qui était insectes, c’était vraiment une découverte mais il s’est finalement avéré que c’était assez bon. »
Étant donné que la durée de couvaison oscille entre 21 et 28 jours, j’ai prévu des provisions pour un mois. Avec une marge, au cas où il y aurait quelques préparations qui s’avéreraient ratées
À ce stade de ma discussion avec Poincheval, je ne peux pas m’empêcher de voir une analogie avec un navigateur solitaire isolé en pleine mer ou à un cosmonaute parti en mission dans l’espace. Je me demande si les goûts sont différents lorsqu’on est enfermé ? « Les goûts sont augmentés, parce qu’on est dans un espace qui est tout le temps le même ; les variations sont donc surtout gustatives. J’avais parlé de ça avec un capitaine de sous-marin, qui m’avait dit que l’une des choses les plus importantes dans la nourriture, quand on est dans des situations d’enfermement comme ça, c’est le goût et la couleur. C’est le truc qui aide à tenir dans les moments difficiles. »
Pour Œuf, la performance-couvaison au Palais de Tokyo, la procédure est différente. Poincheval a cette fois-ci confié la mission de l’alimentation à sa compagne, la plasticienne Natalia Lopez. Autre thème, autre méthode de conservation. Cette fois-ci, ce n’est pas déshydratés ou sous-vide que se présenteront ses plats mais en bocaux. Une nouvelle fois, il a fallu répondre aux contraintes imposées par le dispositif de l’œuvre.
Lopez s’est tournée vers une technique de fermentation ancienne, la lacto-fermentation. « Ça consiste simplement à préparer des aliments frais afin qu’ils se conservent dans leur propre jus, en y ajoutant uniquement du sel, et éventuellement de l’eau et des aromates. C’est très simple mais ça demande une préparation en amont très rigoureuse », m’explique-t-elle par mail.
Cette méthode a notamment été choisie pour ses vertus digestives. « Les produits fermentés sont plus faciles à digérer que les mêmes produits frais, et ils sont riches en probiotiques qui renforcent la flore intestinale, donc le ‘cerveau abdominal’… Ce sont des aliments qui rendent heureux ! » écrit-elle encore, avant d’ajouter : « C’est une nourriture qui reste vivante, qui évolue, tout comme cette performance, la première où Abraham a recours au vivant. »
Une première aussi pour la cuisinière mais, ne l’oublions pas, Poincheval tient à cette dimension d’expérimentation : « La plupart de mes projets, c’est un peu de la découverte : on bricole, on se dit ‘ah ouais, on va tenter ça’, on regarde comment sont faits les trucs, on essaie… » Aux légumes lacto-fermentés, s’ajoutent des conserves plus traditionnelles — à l’huile, au vinaigre, au traitement thermique — de poisson par exemple, de la viande séchée, du saucisson, des barres de céréales maison et des fruits secs. Pour les boissons, ça sera de l’eau et du ginger ale maison. Cette fois-ci, le budget est autour de mille euros.
« Étant donné que la durée de couvaison oscille entre 21 et 28 jours, j’ai prévu des provisions pour un mois. Avec une marge, au cas où il y aurait quelques préparations qui s’avéreraient ratées », indique Lopez. Tout est stocké dans le plancher du « poulailler ». Il est d’ailleurs assez amusant — et un peu étrange, avouons-le — de voir Poincheval manger, ranger, dormir, méditer dans sa cage de verre — que ce soit en allant lui rendre visite au centre d’arts du XVe arrondissement ou sur YouTube, où la performance est retransmise en direct, 24h/24, 7j/7.
Je vous vois venir. Mais comment s’y prend-il pour faire ses besoins, s’il est ainsi toujours exposé à la vue de tous ? « J’ai la grande cape et, puis, ça sera plutôt le soir… Les toilettes, c’est toujours de l’organisation… » concède Poincheval lorsque je l’interroge sur le sujet. « C’est compartimenté, avec un système hermétique, et on utilise un gel qui permet de “pétrifier” pour que ça ne sente pas trop et qu’il n’y ait pas trop de microbes qui se baladent dans tous les sens. »
Poincheval, lui, n’a pas semblé gêné par mes questions scatologiques. « Je trouve ça très intéressant. Je pense au texte d’Antonin Artaud : ‘Là ou ça sent la merde, ça sent l’être.’ [Pour en finir avec le jugement de Dieu , 1947, ndlr] C’est un enregistrement qu’il avait fait à l’époque pour la radio, et c’est sublime. Il raconte que ce qui représente le mieux l’homme, bin, c’est sa merde… Toute l’histoire de l’humanité ça passe aussi par ça, par les déjections. C’est une partie qui m’intéresse beaucoup dans un projet. »
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Pour boucler la boucle, il conclut qu’en définitive, pour lui, « La nourriture, c’est quelque chose qui relie l’homme à l’espace dans lequel il est. Ça nous fait comprendre que, nous, on n’est qu’un espace de transition. Et c’est très beau. »
Sur ces belles paroles, je laisse Poincheval repartir à ses préparations et je sors du Palais de Tokyo, partagée entre le désir d’apprendre à repousser moi aussi les limites de ma condition de simple être humain et une envie terriblement prosaïque d’omelette en transition dans mon corps.
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