Culture

Maudite poutine : un conte lucide sur la violence rurale

Karl Lemieux est une figure incontournable du cinéma expérimental québécois. Un travailleur de l’ombre et de la lumière dont les œuvres ont cheminé depuis les lofts et les concerts noise, jusqu’aux festivals internationaux, aux musées et aux salles accueillant Godspeed You! Black Emperor, un groupe qu’il accompagne aujourd’hui à titre de projectionniste.

Lemieux sait lire le mouvement et la lumière, de manière à leur donner une puissance qui leur est propre. C’est ce qu’il appelle le « cinéma de sensation ». Une utilisation du langage de l’image et du son qui permet d’aller au-delà du côté « pharmaceutique » du cinéma qui prescrit des émotions prévisibles. Son génie de la technique l’a amené à réaliser deux courts métrages produits par l’Office national du film : Mamori (2010) et Ondes et silence (2014).

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D’un abord facile, Lemieux est calme et posé. Une sorte de gravité émane de ses paroles, alors qu’il tente d’expliquer son plus récent projet, Maudite poutine. Ce premier long métrage, coscénarisé avec l’artiste Marie-Douce Saint-Jacques (Pas Chic Chic, Le Fruit vert, Le Laps), vient d’ailleurs d’être sélectionné en compétition officielle de la section Orizzonti du 73e Festival international du film de Venise.

Avec Maudite poutine, le cinéaste signe une fiction inspirée de son adolescence à Kingsey Falls et d’une série d’histoires où la violence du quotidien rural côtoie la magouille. Ainsi, au cours de ce dynamitage psychologique de 91 minutes, mélangeant motards et punk rock, un jeune homme se voit forcé de rembourser la somme de 10 000 $ au crime organisé, après s’être fait prendre, en compagnie de deux amis, à voler une partie négligeable d’une récolte de cannabis. Produit par Metafilm (Mommy, Félix et Meira), Maudite poutine met en vedette Jean-Simon Leduc, Martin Dubreuil, Robin Aubert et Marie Brassard.

On a rencontré Karl Lemieux et Marie-Douce Saint-Jacques afin de discuter de la violence rurale, du cinéma de sensation et de l’album Sonic Death.

Avez-vous tourné le film en entier dans la même région?
Karl Lemieux : C’était pas mal centré autour de mon village natal, Kingsey Falls. Le fait d’avoir accès aux ressources locales nous a beaucoup aidés. On a créé des liens de confiance. Une partie de ma famille travaille dans les usines Cascades. Je crois que ça aurait été assez difficile d’y avoir accès autrement. J’ai parlé au directeur et lui ai dit : « Mon père a travaillé sur cette machine-là, mon frère travaille là, etc. Croyez-vous qu’on pourrait tourner ici? » Ils nous ont accueillis avec un buffet.

Tu as utilisé l’expression de Rodrigue Jean, « le passé inscrit dans le corps », pour parler de ce que tu recherchais chez les acteurs. Jusqu’à quel point cette formule se reflète dans tes personnages? Par exemple, celui de Martin Dubreuil.
KL : Dans le cinéma narratif, le film ne peut pas exister sans le geste de l’acteur. Martin est un être plus grand que nature. Ce qui est extraordinaire, c’est que je voulais lui faire jouer le rôle d’un métaleux. Il venait tout juste de terminer le tournage de la série de HBO, Lewis & Clark. À ce moment-là, il avait les cheveux longs et une grosse barbe; un look qu’il n’a généralement pas. Ça cadrait parfaitement.

Votre démarche d’écriture à quatre mains est fascinante. Comment avez-vous travaillé?
Marie-Douce Saint-Jacques : Karl parlait de ce projet depuis tant d’années que c’était pratiquement devenu une vocation. Quand on travaille sur un scénario, il faut savoir utiliser ses propres expériences empiriques, mais également savoir les sublimer, les distiller presque de manière alchimique. On a travaillé ensemble sur une base hebdomadaire et rigoureuse durant trois ans.

Jusqu’à quel point as-tu été capable d’entrer dans le monde qu’il voulait dépeindre?
MDSJ : Je viens de Laval-Ouest, qui était le coin le plus trash de Laval, à l’époque. Adolescente, je préférais m’entourer d’artistes et musiciens qui écoutaient Crass ou sniffaient du gaz, plutôt que des jocks ou des preps. C’était mon monde. D’ailleurs, il y a un moment dans le film où le personnage de Jean-Simon détruit son appartement. Lorsque Karl m’a proposé de travailler sur cette scène, je lui ai dit que j’avais moi aussi connu quelqu’un qui avait pété un câble et détruit son appartement de la même manière.

Karl, comment expliques-tu la violence en milieu rural?
KL : Je pense qu’il y a le phénomène de l’ennui qui existe en région. Je viens d’un village où la plupart du monde travaille à l’usine. Les options pour gagner sa vie sont assez limitées pour ceux qui veulent vivre autrement. Il y en a pas mal qui se tournent vers le « petit crime » ou bien le crime organisé, histoire de faire une passe, à un moment donné. Ça donne lieu à des moments marquants.

Comment occupais-tu ton temps libre à Kingsey Falls?
KL : Ce qui m’a sauvé, c’est le skateboard. Et ça m’a tenu près du monde marginal. Plus tard, j’ai découvert le cinéclub du Cégep de Victoriaville. Et à un moment donné, je faisais du pouce pour aller voir des films au cinéma Parallèle, à Montréal. J’ai vécu en région à une époque où le milieu punk et la musique noise étaient extrêmement présents et où plusieurs projets étaient inspirés par Sonic Youth. LA cassette culte qui circulait au village, c’était Sonic Death. J’ai toujours trouvé qu’il y avait une espèce de beauté à ça. On aurait dit que le monde réussissait quand même à s’élever spirituellement au-dessus de toute la marde du quotidien grâce à la musique.

Comment as-tu choisi la musique du film?
KL : David Bryant, Kevin Doria et Thierry Amar ont composé la bande originale. On a aussi pas mal de musique « locale » : Akitsa, Hyena Hive, Steve Bates et Elizabeth Anka Vajagic [que l’on voit en concert dans le film]. S’ajoutent à ça Lustmord, Wolf Eyes, Sibelius et quelques autres. J’ai été surpris par la générosité de tout le monde. Il y a aussi ça de beau dans le fait de travailler à Montréal; une abondance de gens talentueux. C’est comme une espèce de rituel collectif en continu…

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