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Avec le « brasseur-vigneron » qui fait boire la Corse

Pierre-François Maestracci est un homme occupé. Au comptoir du Bacchus B, le bar qui sert de façade à la brasserie Ribella, une serveuse fait mine de s’étonner qu’obtenir un rendez-vous avec lui soit même possible. Il prévient, il fait une course et aura du retard avant de descendre de son pick-up Mitsubishi noir, consultant un portable qui n’arrête pas de vibrer à travers ses lunettes d’aviateur. La journée, le quadra en pantalon kaki et crocs bleues fait des allers-retours entre le bar et son « bistrot tropical », le Libertalia, situé au cœur de Patrimonio. Il sert de base arrière à la troisième édition du Ballà Boum, un festival dansant option électronique encerclé par les vignes et les falaises majestueuses. Le « vigneron-brasseur » se pose sur une longue table de bois, en gardant un œil distrait sur la vendange qui se fait au loin et déroule l’histoire qui l’a mené ici.

Ma famille fait du vin depuis six générations. Je représente la septième, qui fait également de la bière. J’ai grandi sur une terre viticole, à Patrimonio, dans ce qu’on appelle en Corse une maison d’Américains. Au XVIIIe siècle, beaucoup de Corses et surtout des Cap Corsins, se sont installés en Amérique latine. Mon arrière-arrière-grand-père, Pierre-Antoine Maestracci, était marié à une Corse métisse, dont le père était Corse et la mère portoricaine. Ensemble, ils ont fait fortune avec une plantation de café. Cette maison, très atypique, avec pas mal de symboles maçonniques, a été finie en 1894. Hormis durant mes études, j’ai toujours vécu ici.

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En 1999, j’étais aux arts plastiques à Corte. J’avais d’abord essayé l’architecture à Marseille, sauf que des Gaudi ou des Niemeyer, tu n’en as pas tous les trois jours. Je voulais quelque chose de plus créatif, mais je picolais surtout beaucoup. Un soir, très alcoolisé, je portais un chapelet autour du cou et une chemise à fleurs – bien avant que ce soit la mode. C’est comme ça que ma femme, Virginie, m’a trouvé. Sans elle, je serai dans un caniveau, complètement alcoolique, imbibé de mauvais vin rouge.

La maison est située entre une station balnéaire, Saint-Florent, et une grande ville, Bastia. Au milieu d’un vignoble. Il y a trente ans, mon père et mon oncle ont ouvert un bar-restaurant devant la maison. À Patrimonio, on a un menhir, qui daterait de l’âge de bronze. Quand mon arrière-grand-père était maire, la mairie se trouvait à la maison. Il ne savait pas où mettre le menhir, alors il l’a mis là. Le restaurant s’est donc appelé le Jardin du Menhir. J’ai repris le bar il y a vingt ans.

Quand on a déplacé le menhir, on a changé le nom pour Libertalia, une référence à des pirates qui ont essayé de former une société idéale à Madagascar basée autour de l’autonomie alimentaire. J’ai aussi un restaurant à Bastia, le Minotaure et j’ai eu un bar éphémère, le Médusa. Avant l’ouverture, les RG avaient envoyé un mot au commandant de la gendarmerie disant : « Attention, individu extrêmement bruyant ouvre bar sur le port de Saint-Florent. » Puisqu’on était annoncé, on n’a pas failli à notre réputation.

Guitariste, mon père a cofondé le festival des Nuits de la Guitares en 1989, sur le théâtre de verdure à côté de la maison (festival qui a vu passé Carlos Santana, Robert Fripp et Robert Plant, entre autres, ndlr). De par cet héritage, j’ai toujours eu dans mes bars une ambiance musicale soutenue. Mais j’ai des établissements 100 % sans bagarre. Vingt ans de nuit, jamais de barouf. Saint-Florent, c’était veni, vedi, vici. Alors je suis reparti à Patrimonio.

C’est là que j’ai grandi. Dans le vin, sur la plage de Patrimonio et à la Conca d’Oro, la boîte du coin. À 15 ans, je faisais la tournée des boîtes de nuit sans permis. On ramenait tous les jeunes du village. Il y avait des boîtes pirates, comme le Magasinnaciu à Albo, où on a failli mourir dans la première soirée mousse de la région, à cause des prises au sol sans disjoncteur. Je buvais de la Tequila sunrise, du Malibu ananas, avant de basculer sur les boissons maltées, dès mes 17 ans. J’ai toujours picolé, mais j’ai vite aimé le « bon ». Je suis toujours resté un alcoolique mondain. En 2003, j’ai eu l’idée de faire du whisky corse. Il n’y en avait pas. On l’a appelé l’Altore. J’ai aussi fait de la vodka, l’Altezza et du rhum, le Pedrito.

J’ai découvert la bière quand je devais aller en première littéraire mais que je ne parlais pas un mot d’Anglais. On m’a envoyé en Irlande. La première bière que je bois de ma vie, c’est donc une Guinness. J’avais adoré la bière brune. Plus tard, j’ai bu celles de nos amis de la Tribbierra, à Ghisonaccia. On restait dormir sur le parking à la fin de la nuit. Ce sont eux, qui ont fait les premières craft beers corses, mais ils ne les vendaient que dans leurs bars.

La Ribella, c’est la Corse rebelle. Une rébellion face à cette mondialisation qui veut nous écraser complètement avec des produits industriels standardisés.

C’étaient d’autres goûts que ce que les gens buvaient : la Heineken, la Kronenbourg ou la bière industrielle corse. Des bières avec des procédés industriels très poussés pour obtenir une rentabilité maximale. La Pietra a été créée quand j’avais 18 ans. Je pensais que c’était une bonne initiative, j’en ai bu. En définitive, on ne fait pas vraiment le même métier. Ce n’est pas une craft beer. Ce n’est pas une histoire de quantité, c’est une histoire de méthode. On peut élever un cochon, le parquer et le bourrer d’antibiotiques ou élever mille cochons en liberté sur 10 000 hectares qui mangent des glands.

Il y a dix ans naissait doucement cette mode de la bière artisanale. On est parti se former à côté de Venise. On a embauché un œnologue qui s’est formé sur la bière. Notre brasseur actuel, Xavier, est un Bourguignon, qui s’est formé à Louvain et Monaco. C’est Virginie qui a choisi notre nom et notre logo : l’emblème du bouclier d’Athéna, avec la Gorgone dessus. Elle est prof de lettres et a donc cette culture Latin – Grec. La mythologie et l’ésotérisme corse sont liés. On retrouve par exemple la Gorgone sur les armureries de Pasquale Paoli. C’est un signe protecteur et positif. Athéna est la déesse de la guerre mais elle ne la fait que lorsqu’on l’attaque. La Ribella, c’est la Corse rebelle. Une rébellion face à cette mondialisation qui veut nous écraser complètement avec des produits industriels standardisés.

Quand Xavier est arrivé, on faisait encore de la bière de garage, sous la maison d’Américains. La salle de fermentation est toujours dans les caves de la maison. On réceptionne toutes les ondes positives. Les maisons d’Américains avaient toujours une source, dont on se sert pour la bière. Par chance, sa minéralité est très adaptée, on n’a pas eu à rectifier le PH ou la dureté de l’eau. On a commencé par des petits brassages sur des bières avec des macérations de marc de muscat. Puis des bières au miel du maquis et une bière à la vraie farine de châtaigne AOP.

On a remporté cinq médailles d’argent consécutives au concours général agricole de Paris. On a utilisé des produits du terroir qui ne servaient qu’à faire des cannelloni ou des canistrelli. Dans notre IPA, la Culta, on a infusé de la nepita, une plante endémique fabuleuse, une espèce de menthe qui pousse en milieu sec. L’idée n’est pas de faire de la bière folklorique. Sur une IPA, ce goût mentholé vient soutenir l’amertume. Ça peut sonner comme une bière extrême, mais elle est tout le temps en rupture de stock.

Je n’ai pas de bières préférées. Ce sont toutes mes enfants. Et puis chaque bière a son heure. Dans l’après-midi, on va boire une blanche au cédrat. Quand tu as extrêmement soif, à l’apéritif, tu as peut-être envie d’une IPA. Pendant que tu manges un sanglier ou des ribs de porc nustrale laquées avec une sauce barbecue au miel, tu vas boire une Inferna, une bière au gingembre, piment et tabac. Elle est née d’une soirée un peu biturée, avec Xavier. Les bières à la châtaigne c’est bien mais je voulais une bière un peu rock’n’roll. On venait de goûter une bière de Birra del Borgo, au tabac, qu’on avait adorée. En Corse, on a de l’herbe à tabac, bien connue des anciens. Elle a disparu en 45 quand les Américains sont venus nous standardiser avec leurs cigarettes. On a trouvé des graines, alors on l’a plantée, on l’a fait séchée et on l’a infusée.

La personne qui fait de la craft beer cherche une qualité, un goût mais aussi une éthique. Il faut que ça aide l’emploi local.

J’aime aussi la Tabù, une bière réalisée avec l’association Slow Food. Je m’occupe de leur branche corse. Celle de Paris importe du Guarana warana, bien connu des buveurs de boissons énergétiques. C’est un truc traditionnel des indiens d’Amazonie. Ça maintient l’économie des tribus, empêche la déforestation et c’est labélisé par Slow Food, qui importe aussi du bois bandé, du gingembre du Sri Lanka. On la sert en exclusivité au festival Ballà Boum qui vient aussi d’une soirée au Minotaure et d’une discussion avec un artiste de musique électronique locale, François Dagregorio. Je voulais vendre ma bière en festival, mais Pietra a le monopole. Alors on a créé le notre.

Les produits, ce n’est pas seulement pour s’alcooliser. Ça fait partie d’un terroir, d’une histoire, d’une économie, d’une identité. La personne qui fait de la craft beer cherche une qualité, un goût mais aussi une éthique. Il faut que ça aide l’emploi local. La Ribella est faite uniquement avec des ingrédients d’origines corses. Les céréales sont du terroir. On moissonne cinquante tonnes, plantées spécialement en plaine, à Cervioni, par un jeune agriculteur. On a d’ailleurs identifié une espèce d’houblon endémique à la Corse avec l’université Pasquale Paoli de Corte et le CNRS. On achète deux tonnes de farine de châtaigne par an. Ça booste l’économie locale. La Ribella, ce sont les jeunes Corses qui la boivent.

J’ai beaucoup d’activités et on dit souvent que je m’éparpille, mais c’est un cercle vertueux. Au début, on ne trouvait ma bière que dans mes établissements. Aujourd’hui, la Ribella est plus populaire que mes restaurants. Alors, cet hiver, je vais encore modifier le Minotaure pour en faire un bar à craft beers et vins naturels. Avec nos bières et des bières françaises, italiennes ou espagnoles. Je n’ai pas encore le nom, mais Virginie le trouvera bien.


Propos rapportés par Thomas Andrei

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