Nous avions interrogé André Hébert*, de son nom de guerre Firat, en décembre 2015 alors qu’il combattait dans les rangs des YPG, les forces armées du Kurdistan syrien. Après un bref retour en France en 2017, André est retourné en Syrie pour participer à la bataille de Raqqa. De ses 15 mois passés sur le front, le Français en a tiré un livre : Jusqu’à Raqqa, publié aux Éditions Les Belles Lettres et dont nous publions ici un extrait. Ce témoignage inédit est une véritable plongée au cœur de la guerre contre l’organisation État islamique. C’est aussi le récit précieux d’une révolution radicalement humaniste et féministe portée par les Kurdes de Syrie. À l’occasion de la sortie de son livre, nous sommes allés lui poser quelques questions.
VICE : Pourquoi avoir écrit ce livre ?
André Hébert : C’est d’abord pour rendre hommage à mes camarades tués par Daech et l’armée turque. Ensuite, pour promouvoir le modèle du Rojava démocratique, socialiste et féministe pour lequel nous nous sommes battus. Je trouvais aussi intéressant d’expliquer d’un point de vue personnel les mécanismes qui m’ont poussé à partir en Syrie, parce qu’il est difficile de comprendre cette démarche, qui peut paraître complètement folle au premier abord. En ce moment, le Rojava est à nouveau menacé d’extermination par l’armée turque, je voudrais aussi que les gens prennent conscience que les Kurdes et leurs alliés nous ont rendu un grand service et qu’on a une dette envers eux.
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Dans votre témoignage, la bataille de Raqqa a paru extrêmement éprouvante…
Les djihadistes se protégeaient des bombardements de la coalition en se déplaçant dans un réseau de tunnels très étendu et sophistiqué. Nos ennemis semblaient souvent sortir de nulle part pour nous attaquer, avant de disparaître aussitôt. Les conditions de vie étaient très dures. Il fallait combattre sous 40 degrés, parfois sans eau ni nourriture pendant 24 heures à cause de la difficulté d’acheminer le ravitaillement jusqu’aux premières lignes. Parfois pour tenir, nous en étions réduits à nous nourrir uniquement de sucre en poudre. La ville était pleine de mines et de snipers. La nuit, ils cherchaient à s’infiltrer entre nos lignes pour nous attaquer à revers ou pour mettre le feu aux immeubles où nous étions. On se retrouvait parfois dans des combats à très courte distance, avec des djihadistes qui étaient dans l’immeuble juste en face du nôtre. Donc c’était difficile oui, mais pas autant que ce que mes camarades ont eu à affronter lors de la bataille de Kobanê, ou celle d’Afrin.
« Les djihadistes, retranchés dans le stade, les quartiers Nord et l’hôpital, ont utilisé des civils comme boucliers humains comme ils le font systématiquement »
Comment se déroulaient concrètement les opérations militaires pour la libération de la ville ?
Notre progression à l’intérieur de la ville suivait le même schéma à chaque fois : un groupe de quatre hommes était déposé par un Humvee, un véhicule blindé, devant un immeuble en territoire ennemi. Nous devions ensuite fouiller les lieux de fond en comble. Avant d’entrer dans une pièce, nous y lancions une grenade artisanale afin de déclencher les mines pouvant s’y trouver. Ensuite nous devions assurer la défense de notre nouvelle base et surveiller les environs pour nous assurer que l’ennemi ne se lance pas dans une contre-attaque avant l’arrivée de nos renforts. Nous tenions l’immeuble pendant environ une semaine, avant d’être remplacés par des troupes fraîches.
Comment s’est déroulée la fin du siège ?
À la fin de l’opération de Raqqa, les derniers combats ont été très durs. Les djihadistes, retranchés dans le stade, les quartiers Nord et l’hôpital, ont utilisé des civils comme boucliers humains comme ils le font systématiquement. L’assaut final allait être particulièrement délicat. Un camarade britannique déployé juste en face de l’hôpital m’a raconté que les djihadistes brandissaient des nourrissons par les fenêtres pour dissuader les nôtres de leur tirer dessus… D’après nos informations, il restait peut-être un millier de combattants dont une grosse part de djihadistes étrangers. Alors que nous nous préparions à prendre le stade, on nous a finalement assez abruptement annoncé que l’assaut était annulé. Mon chef de groupe m’a dit que nous allions retourner à l’arrière. Quand je lui ai demandé qui allait occuper notre position il m’a répondu : « Personne, nous avons gagné, la bataille est terminée ». Alors que l’on entendait encore quelques échanges de tirs et des explosions au loin, on a tous embarqué dans un véhicule civil avant de rejoindre le centre de commandement. Là, certains de mes camarades se sont mis à faire une danse de victoire devant des cameramen occidentaux.
Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
J’ai ressenti un mélange de joie et de frustration. Joie d’avoir enfin libéré la capitale de la terreur et frustration car j’avais le sentiment que l’assaut final nous avait été volé et que certains djihadistes allaient pouvoir s’enfuir en toute impunité. À ce moment-là, il était clair qu’un accord avait été passé avec les djihadistes pour qu’ils quittent la ville.
« J’insiste là-dessus, on ne doit pas oublier ce génocide Yézidi. Les djihadistes doivent être punis, au nom de l’humanité dont les principes ont été bafoués »
Que s’était-il passé ?
Il y a eu une rencontre entre les généraux kurdes et les commandants de Daech pour négocier leur retraite. Le but de la manœuvre était de sauver les civils qu’ils utilisaient comme boucliers humains. Nos ennemis se sont enfuis de la ville mais n’ont eu aucun répit puisque la province de Deir ez-Zor, où ils se sont réfugiés, était elle-même en train d’être conquise par les Forces démocratiques syriennes. Cette évacuation a permis de sauver de nombreux civils et n’a fait que retarder la capture ou la mort des djihadistes de quelques mois. En fin de compte, cela s’est avéré être la meilleure solution dont nous disposions.
À la fin de la bataille de Raqqa, vous avez rejoint une unité composée de Yézidis. Pourquoi ?
J’ai combattu au sein d’une unité de Kurdes yézidis et ce fut un honneur. Ce peuple a été victime de très nombreux génocides dans son histoire dont le dernier qui fut commis par l’État islamique en 2014. Aujourd’hui, ces crimes ne doivent pas tomber dans l’oubli. Il faut créer un tribunal international, sur le modèle de celui de Nuremberg, pour juger les crimes des djihadistes. Les États d’où sont issus les membres étrangers de Daech devraient réunir des fonds pour enquêter sur ces massacres, recueillir des preuves et la parole des survivants afin de pouvoir condamner l’ensemble des hommes et des femmes qui ont appartenu à Daech pour crime contre l’humanité. Cela serait aussi une façon de tous les enfermer à vie s’ils reviennent en Europe, sans avoir à prouver leur implication individuelle et sans les voir tous sortir de prison au bout de cinq ans. J’insiste là-dessus, on ne doit pas oublier ce génocide Yézidi. Les djihadistes doivent être punis, au nom de l’humanité dont les principes ont été bafoués.
Est-ce qu’on peut dire que le califat est aujourd’hui définitivement enterré ?
Bien sûr que non. La dernière poche de résistance des djihadistes est en train d’être conquise par les Forces démocratiques syriennes. D’après les familles de combattants qui en sortent, il y a des cellules dormantes prêtes à passer à l’action partout en Irak et en Syrie. Si demain les Turcs attaquent le Rojava, je suis persuadé qu’on assistera à un retour du califat en quelques mois. Sans parler de l’Afghanistan, du Yémen, du Nigeria et des Philippines où des groupes non moins barbares ont prêté allégeance à Daech. On pourra voir demain l’émergence de nouveaux califats dans d’autres régions du monde.
Quel rôle les volontaires étrangers ont-ils joué dans la guerre contre Daech ?
Il y a eu plusieurs centaines de volontaires étrangers qui se sont battus pour le Rojava. Des Américains, des Turcs, une trentaine de Français, des Basques, des Espagnols, des Italiens, des Chinois, un Japonais, un Brésilien, un Péruvien…. Nous étions utiles aux Kurdes pour leur communication, mais aussi sur le plan militaire après quelques mois d’expérience au front. Ce sont aussi des volontaires étrangers qui ont été à l’origine des premières unités d’infirmiers de combat du YPG et qui ont permis de sauver de nombreuses vies.
Quel tribut ont-ils payé ?
Beaucoup de volontaires sont tombés en martyrs au Rojava depuis la bataille de Kobanê. Parmi eux, trois Français : Frédéric Demonchaux, un ancien légionnaire qui a passé de longs mois sur le front contre l’État islamique avant d’être tué à Raqqa ; Olivier Le Clainche, un anarchiste et indépendantiste breton qui est tombé à Afrin lors d’une contre-offensive visant à enrayer l’invasion turque ; et Farid Medjahed qui était un militant écologiste mort dans la province de Deir ez-Zor en défendant sa position contre un assaut de Daech. Je voulais aussi parler d’Ebu Firat, une jeune Toulousaine d’origine kurde qui est partie en 2014 combattre l’État islamique à Kobané. Alors qu’elle était en chemin pour rejoindre la France, elle a été arrêtée par les autorités turques et condamnée à 5 ans de prison. Aujourd’hui on la laisse croupir dans une cellule de 4m2. L’État français doit exiger sa libération. On ne peut pas permettre qu’une femme qui s’est battue contre les ennemis jurés de notre pays soit traitée comme une terroriste par la dictature turque.
Comment percevez-vous le soutien de l’opinion française au Kurdistan syrien ?
Je trouve qu’en France, il n’y a pas eu d’hommages suffisants aux camarades qui sont tombés en combattant Daech, pour l’intérêt général. Ils sont morts contre ceux qui ont tué tant de personnes dans notre pays. Cette cause paraît injustement lointaine. Certains médias ont contribué à rendre invisibles les premiers acteurs de la lutte contre Daech, notamment en affirmant que « la coalition internationale a libéré Raqqa avec le soutien de ses alliés au sol ». C’est une manière de réécrire l’histoire. Ce ne sont pas les pilotes des avions de la coalition ou les membres des forces spéciales occidentales qui sont tombés par milliers dans le combat contre Daech. Cette victoire nous la devons aux hommes et femmes, kurdes, arabes et volontaires internationaux qui se sont battus contre la barbarie djihadiste et pour le confédéralisme démocratique.
Quel futur pour le Kurdistan syrien ?
Je pense qu’on a tout pour être optimiste sur sa révolution. Son modèle continue à se perfectionner. Même si tout n’est pas parfait, les peuples de la région apprennent à vivre en harmonie pour la première fois depuis des décennies. Mais la menace d’une intervention militaire turque est très inquiétante. Ils ont notamment recyclé des djihadistes d’Al Nosra et de Daech pour attaquer le canton d’Afrin début 2018. Ils y pratiquent un véritable nettoyage ethnique. Expropriation des Kurdes, racket, viol, kidnapping…Les droits humains sont bafoués chaque jour. Ça fait mal cœur lorsque l’on sait qu’Afrin était aussi le véritable laboratoire politique du confédéralisme démocratique et qu’aujourd’hui la charia y a été réintroduite. Les membres de la coalition, dont la France, doivent protéger l’intégrité du territoire du Rojava contre les Turques pour éviter de le voir remplacé par un Califat bis protégé par l’OTAN.
Le modèle politique du Kurdistan syrien peut-il servir de modèle pour le reste de la région ?
Si le confédéralisme démocratique fonctionne aussi bien, c’est que c’est le remède du « diviser pour mieux régner » mis en place par tous les pouvoirs du Moyen-Orient pour asseoir leur autorité. Les Kurdes syriens se sont détournés du nationalisme pour un projet de démocratie directe qui englobe tout le monde dans une région, jusque-là, rongée par la haine communautariste et religieuse. L’Europe, qui est aujourd’hui confrontée au retour du nationalisme, devrait s’en inspirer.
Comment est-ce qu’un militant politique comme vous perçoit les événements qui secouent actuellement la France ?
En France, ces derniers mois, on a vu une vraie aspiration du peuple à prendre son destin en main et avoir une prise sur la politique du pays dans son ensemble. Cette aspiration à la démocratie directe pourrait être satisfaite en s’inspirant des communes du Rojava.
Le retour en France n’a pas été trop dur ?
Ce n’est jamais évident. La chose qui m’a choqué le plus en rentrant c’est le peu de respect et de considération que les gens ont pour les autres en Occident. Les gens sont bien plus respectueux et bienveillants concernant le Rojava. En un mot, ils sont bien plus civilisés que nous.
Au terme de votre engagement syrien, est-ce que votre idéal révolutionnaire est intact ?
Je dirais qu’il est même renforcé. En partant au Rojava, ça m’a donné l’opportunité d’être acteur d’une révolution, de voir les choses changer radicalement sous mes yeux. Ça m’a montré que c’était possible de construire un autre système et ça m’a redonné une très forte confiance dans l’action collective. La révolution que je ne connaissais que dans les livres d’histoire, je l’ai enfin vécue pour de vrai.
Jusqu’à Raqqa d’André Hébert (Les Belles Lettres) est disponible en librairie.
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