Mensonges blancs : comment le gouvernement raciste d’Afrique du Sud a mené sa guerre de propagande au Royaume-Uni

Un peu avant la fin de l’apartheid, une organisation surtout active au Royaume-Uni, se faisant appeler Association internationale pour la coopération et le développement en Afrique australe (ACODA), s’est assuré une présence au Parlement en payant à des députés des voyages avec séminaires et dîners fastueux dans le sud du continent africain.


Plusieurs députés conservateurs se sont joints au conseil consultatif international d’ACODA, dont John Biffen, leader de la Chambre des communes de 1982 à 1987; la baronne Diana Elles, ancienne vice-présidente du parlement européen et représentante du Royaume-Uni à l’ONU; et le professeur Jack Spence, directeur d’études au Royal Institute of International Affairs (Chatham House).

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En 1990, la baronne Elles a pris part à un voyage hautement médiatisé dans le sud de l’Afrique pour discuter d’investissement dans la région. Pendant leur séjour, les membres ont demandé à la communauté internationale de laisser tomber les sanctions contre le gouvernement sud-africain.

La baronne Elles a déclaré aux journalistes qu’ACODA aiderait à changer l’attitude des dirigeants européens envers l’Afrique du Sud. « Il y aura certainement un progrès vers une meilleure compréhension et un accord avec l’Afrique du Sud. » Elle a nié les rumeurs selon lesquelles ACODA faisait partie d’une initiative diplomatique secrète du gouvernement sud-africain.

Questionnés au sujet de liens possibles avec le régime de l’apartheid, les députés conservateurs Biffen et Raison ont répondu qu’ils n’en savaient rien. « Je ne savais pas qu’ACODA avait des ambitions cachées », a déclaré Biffen aux journalistes britanniques. Même aujourd’hui, peu de ceux qui ont été membres du groupe semblent connaître les origines de l’organisation.

Jack Spence, qui a depuis pris sa retraite de la Chatham House, assure qu’il ne savait pas qui avait créé le groupe et avait assumé qu’il avait été mis sur pied pour favoriser le développement économique de l’Afrique du Sud après l’apartheid. Il ne se souvient pas qui l’a invité à faire partie du conseil consultatif. En ce qui a trait au financement, il avait assumé qu’il était financé par l’Union européenne, car il était basé à Bruxelles.

Mais des documents rendus publics par la Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud montrent que le groupe faisait partie d’un effort clandestin de dernière minute financé par le département des Affaires étrangères du régime de l’apartheid pour assurer son avenir.

Des documents du gouvernement sud-africain montrent que l’objectif du groupe était d’obtenir du soutien pour éviter les sanctions de plusieurs pays en organisant des séjours en Afrique du Sud pour des hommes et femmes d’affaires européens et américains, ainsi que des membres du congrès des États-Unis et des députés du Parlement britannique.

L’homme au centre d’ACODA était Sean Leary, ancien diplomate qui avait dirigé la campagne de propagande internationale du gouvernement sud-africain pour discréditer l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (SWAPO) en Namibie.

À Londres, le groupe partageait les bureaux de Strategy Network International (SNI), une firme de relation publique créée par Leary et financée par l’entremise sa compagnie, Transcontinental Consultancy, qui elle était financée par le régime de l’apartheid.

Dans les mêmes bureaux se trouvait l’International Freedom Foundation, le groupe qu’ont mis sur pied d’autres agents sud-africains pour discréditer Nelson Mandela et l’African National Congress (ANC).

En entrevue, l’ancien lobbyiste de SNI Steven Govier, qui dirige aujourd’hui un programme de prévention du crime à Londres, a affirmé que le groupe faisait partie d’un effort de lobbying mondial comprenant des missions parallèles en France, en Allemagne et aux États-Unis. Chaque groupe recevait environ 650 000 dollars par année.

Un autobus antiapartheid à Londres en 1989. Photo : R Barraez D’Lucca

ACODA était l’un des nombreux groupes commandités par la minorité blanche aux commandes de l’Afrique du Sud qui, pendant des décennies, a essayé de vendre l’idée de l’apartheid au monde.

Contrairement aux États-Unis, le Royaume-Uni n’oblige pas les firmes de relations publiques représentant des intérêts étrangers à s’enregistrer auprès du ministère de la Justice. Il est donc presque impossible de connaître le montant précis des dépenses dans le pays. Mais une étude des archives d’Afrique du Sud a montré que son gouvernement a dépensé des millions pour promouvoir son image et éviter les sanctions.

Avec succès, jusqu’à un certain point. Malgré la condamnation internationale du régime de l’apartheid et l’imposition de sanctions par la plupart des pays, le gouvernement conservateur, alors dirigé par Margaret Thatcher, n’en a imposé que lorsqu’il y a été forcé quand les États-Unis ont adopté la Comprehensive Anti-Apartheid Act en 1986.

Non seulement la première ministre voyait l’Afrique du Sud comme un allié dans la Guerre froide, mais le Royaume-Uni en était le plus important investisseur étranger et le principal partenaire commercial. Elle s’est opposée aux sanctions, affirmant qu’elles feraient plus de tort aux Noirs qu’aux Blancs et qu’elles ne pousseraient pas le gouvernement de Pretoria à changer ses politiques raciales. « En ce qui concerne le Royaume-Uni, nous croyons que les sanctions ne feront que renforcer l’attitude plutôt que de promouvoir le progrès », avait déclaré Margaret Thatcher.

Même si elle disait croire que la ségrégation était « inacceptable » et souhaiter la libération de Nelson Mandela, elle avait néanmoins affirmé que le Royaume-Uni soutenait le gouvernement sud-africain.

Thatcher et son gouvernement ont considéré l’ANC comme une « organisation terroriste » et ont cherché à de nombreuses reprises à relier le groupe à l’Union soviétique. Au cours d’une conférence de presse, elle a déclaré à des journalistes que les Soviétiques avaient une influence en Afrique et qu’« un nombre considérable de leaders de l’ANC étaient des communistes ».

Malgré le soutien du Royaume-Uni, le régime de l’apartheid a commencé sa propagande pour redorer son image au pays dans les années 70, quand s’intensifiait la pression internationale.

L’un des premiers projets a été le Club of Ten.

L’organisation devait être composée d’hommes d’affaires britanniques, sud-africains et américains intéressés par le traitement biaisé réservé au régime de l’apartheid dans les médias. Mais dans les faits, en dépit de son nom, le Club était surtout l’œuvre d’un homme, Gerald Sparrow, ancien juge britannique de la Cour internationale à Bangkok âgé de 76 ans. Il avait fait un premier voyage de six semaines en Afrique du Sud pour rédiger un livre touristique commandité par la South African Tourist Corporation et la compagnie aérienne d’État, South African Airlines.

Le Club of Ten a vicieusement attaqué les critiques du régime de l’apartheid. Quand le Guardian a publié une série d’articles sur le faible salaire des Noirs en Afrique du Sud, il a publié des publicités dans ce journal ainsi que dans le Daily Telegraph et le Times demandant pourquoi le journal n’avait pas parlé des salaires des travailleurs engagés par des entreprises britanniques en Inde, à Hong Kong, en Ceylan britannique et dans d’autres pays africains. D’autres publicités du groupe mettaient en garde contre les activités communistes en Afrique et l’importance stratégique de l’Afrique du Sud.

Une affiche de l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud

Le Club a aussi acheté de pleines pages de publicités dans des journaux étrangers, dont le défunt Montreal Star, le New York Times et le Washington Post aux États-Unis et des journaux majeurs d’Allemagne de l’Ouest, des Pays-Bas, d’Australie et de Nouvelle-Zélande. En une année, le Club of Ten pouvait dépenser 100 000 dollars en publicités politiques.

Cette attention médiatique a forcé le British Foreign Office à exiger une liste des membres du groupe. Sparrow a fourni dix noms, dont ceux de Luyt, un millionnaire sud-africain, propriétaire d’une entreprise de fertilisation, et Lampas Nichas, un immigrant en Afrique du Sud qui a fait fortune dans la pomme de terre.

On sait que Nichas a fait un voyage au Royaume-Uni le 22 août 1974 pour remettre un chèque de 3700 dollars à Sparrow au Royal Horse Guards Hotel, preuve que de riches Sud-Africains étaient derrière le groupe. Mais, en réalité, l’argent provenait du Department of Information d’Afrique du Sud.

Des années plus tard, frustré en raison d’un désaccord, Gerald Sparrow a démissionné du Club of Ten et rédigé un livre détaillant le rôle du gouvernement sud-africain dans le financement du groupe.

Ce livre, The Ad Astra Connection, rend compte en détail des tentatives du gouvernement pour se donner une image positive dans le monde et attaquer ses opposants à l’aide de publicités dans les journaux. Même s’il ne fournit pas la documentation nécessaire pour appuyer ses allégations, le livre a fait des dommages.

En plus de financer des groupes comme le Club of Ten, le gouvernement sud-africain a aussi renforcé ses opérations de lobbying et d’espionnage au Royaume-Uni dans les années 70.

Des documents confirment que deux députés du Labour Party, alors au pouvoir, recevaient de l’argent du gouvernement sud-africain, mais ne révèlent pas leur identité. Leur travail consistait à faire du lobbying pour l’Afrique du Sud à la Chambre des communes et à espionner les groupes antiapartheid au Royaume-Uni. Des renseignements de ces deux députés ont servi à lancer des campagnes de désinformations et de perturbation contre les groupes antiapartheid au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, comme de fausses pétitions et des annulations de réunion, pour semer la confusion au sein des militants. Le projet, appelé British parliamentary activities, avait coûté 3300 dollars.

Des agents du gouvernement sud-africain ont aussi ciblé des leaders du Parti libéral dans des campagnes de salissage. Pete Hain, un participant à la campagne contre les tournées britanniques d’équipes sportives sud-africaines réservées aux Blancs, a été l’une des principales personnes visées. En 1974, une photo l’associant à un attentat à la bombe en Afrique du Sud a circulé. On y voyait un bébé mort, et elle était accompagnée de la légende : « Une victime du terrorisme libéral. »


Un prospectus intitulé Hidden Face of the Liberal Party a aussi circulé dans le but de porter atteinte à la réputation de leaders du Parti. Des documents relatifs aux élections ont plus tard montré qu’un nombre d’exemplaires du prospectus avait été inscrit dans un rapport de dépenses d’Harold Gurden, membre du Parti conservateur et fervent partisan du gouvernement sud-africain.

Dans une autre offensive secrète au Royaume-Uni, appelée Operation Bowler, de l’argent passait par un député conservateur dans le but d’amener d’autres députés britanniques à visiter l’Afrique du Sud. Aucun des députés ne savait que l’argent venait du régime de l’apartheid.

La communauté des affaires d’Afrique du Sud a aussi prêté ses forces à l’offensive de séduction du Royaume-Uni.

La South Africa Fondation, un groupe mis sur pied en 1960 après le massacre de Sharpeville, dans lequel 69 Noirs manifestant autour d’un poste de police ont été tués, comptait plus de 200 membres représentant certaines des plus importantes sociétés d’Afrique du Sud ainsi que des sociétés américaines, britanniques et européennes ayant des intérêts économiques en Afrique du Sud. Le groupe disposait d’une fortune pour faire la promotion du pays : 60 000 dollars ont par exemple été dépensés en lobbying et voyages de dignitaires étrangers en 1975.

Au Royaume-Uni, le groupe a fait équipe avec la United Kingdom-South Africa Trade Association pour promouvoir le commerce et l’investissement en Afrique du Sud, et s’opposer aux sanctions. Il a fréquemment commandité des voyages de politiciens, journalistes et hommes et femmes d’affaires britanniques pour leur permettre de « voir le pays de leurs propres yeux ».

Dans les années 80 et 90, même si le régime de l’apartheid était en train de s’effondrer, le gouvernement a continué à créer et financer des groupes anti-sanctions.

En plus d’ACODA, l’International Freedom Foundation (IFF) a été l’un des plus importants.

Le groupe s’est fait connaître à Londres en 1988. Au cours d’un concert organisé au Wembley Stadium en l’honneur de Nelson Mandela, le jour de son soixante-dixième anniversaire, l’IFF a distribué des prospectus et faux programmes affirmant que les fonds amassés dans l’événement serviraient à financer des groupes terroristes noirs en Afrique du Sud.

En façade, l’IFF était un autre groupe de réflexion créé pour fournir aux dirigeants des études et des propositions de politiques d’un point de vue conservateur. Derrière les portes, l’IFF avait un autre objectif : selon les résultats d’enquête de Newsday et The Observer à Londres, il s’agissait d’un organe du gouvernement sud-africain financé en désespoir de cause pour prolonger son existence.

Plus tard, des rapports de la Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud ont confirmé les conclusions des deux journaux.

Plus de la moitié des fonds de l’IFF provenait d’un compte militaire sud-africain secret selon des documents de la Commission. Son budget annuel en 1991 et 1992 dépassait 700 000 dollars. Après que Nelson Mandela a été libéré et que l’ANC a pu reprendre ses activités, à la fin septembre 1991, le ministre des Finances d’Afrique du Sud a consenti à verser 515 000 dollars en un seul paiement à l’IFF, avec l’approbation du ministre de la Défense, pour « permettre au pays de s’affranchir de l’entreprise ».

L’IFF avait été fondée en 1986, dans le contexte des pressions internationales croissantes sur les gouvernements occidentaux pour agir contre le régime de l’apartheid. Sa mission était entre autres de discréditer l’ANC et les mouvements antiapartheid en les associant aux communistes.

Une manifestation antiapartheid devant la South Africa House à Londres en 1989. Photo : R Barraez D’Lucca

Plusieurs politiciens conservateurs britanniques ont participé aux opérations de l’IFF.

David Hoile était l’un d’eux, à titre de cofondateur du bureau de l’IFF au Royaume-Uni. Alors qu’il avait été vice-président de la Federation of Conservative Students, l’organisation étudiante du Parti conservateur britannique, au cours des années 80, on l’avait vu porter un badge en faveur de la pendaison de Nelson Mandela. Quand le Guardian a publié en 2001 un reportage sur sa participation à la campagne étudiante contre Nelson Mandela, il a demandé que la publication se rétracte.

Né en Afrique du Sud, David Hoile est l’auteur d’Understanding Sanctions, publié par le bureau britannique de l’IFF en 1988. Dans ce livre, il qualifie les sanctions d’immorales et affirme qu’elles auraient peu d’effet sur l’économie sud-africaine. L’ouvrage faisait partie d’une série d’autres livres publiés par l’IFF qui remettaient en question l’utilisation de sanctions dans le but de mettre fin à l’apartheid.

Marc Gordon, un militant conservateur qui a travaillé avec Hoile, a aussi collaboré à l’IFF. Il a acquis une certaine notoriété quand il a mené une campagne pour l’IFF contre Oxfam, l’accusant d’utiliser ses exemptions fiscales à des fins politiques pour dénoncer le régime de Pol Pot au Cambodge. En conséquence, la British Charities Commission a censuré Oxfam, déclarant que le groupe avait « mené sa campagne avec trop de vigueur ».

Parmi les autres députés de premier plan impliqués dans l’IFF, on compte Sir George Gardiner, politicien de droite très critique de l’ANC et aussi opposé aux sanctions économiques. Il a siégé au conseil consultatif de l’IFF et était membre du Monday Club, qui a longtemps été associé à l’Afrique du Sud. En raison du zèle dont il faisait preuve dans son soutien au gouvernement sud-africain, ses adversaires du Parti travailliste le surnommaient « Botha boy », un nom courant en afrikaans.

Il y a aussi Andrew Hunter, un député conservateur qui avaient des relations de longue date en Afrique du Sud et était partisan de la reconnaissance de l’État du Bophuthatswana, une région du nord de l’Afrique du Sud. Des documents financiers du Parlement britannique montrent qu’il a fait de nombreux voyages en Afrique du Sud aux frais du gouvernement.

Hunter préparait pour la première ministre Thatcher des rapports sur des liens entre l’ANC et l’IRA (l’Armée républicaine irlandaise) — sujet sur lequel il a aussi écrit dans des publications de l’IFF — et le soutien par l’ANC d’opérations terroristes en Afrique du Sud. Ces rapports ont renforcé la conviction de Margaret Thatcher selon laquelle l’ANC était un groupe terroriste et une couverture pour les communistes.

En dépit des documents rendus publics dans le cadre de la Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud, beaucoup de ceux impliqués dans l’IFF continuent à nier qu’il s’agissait d’un organe du régime de l’apartheid.

L’ex-président de l’IFF, Jack Abramoff, lobbyiste américain qui a purgé une peine de prison de 43 mois pour fraude, nous a assuré qu’à sa connaissance, le gouvernement sud-africain n’avait jamais financé l’IFF, même si des reportages des médias et des documents de la Truth and Reconciliation Commission révèlent les liens entre l’organisation et le gouvernement.

« Nous, certainement moi compris, n’avons jamais fait de lobbying pour le régime de l’apartheid, assure-t-il. Ce n’est tout simplement pas vrai. Je n’ai jamais fait affaire avec le gouvernement et quiconque dit le contraire ment. »

Ken Silverstein, journaliste aux États-Unis, qui a beaucoup écrit à propos d’Abramoff, conteste ses affirmations.

« D’après ma source, des représentants sud-africains informaient Abramoff sur la nature et l’importance du travail. Oui, l’IFF a trompé certaines personnes, mais Jack n’est pas l’une d’elles. À titre de président, il savait d’où venait l’argent. Il savait exactement avec qui il jouait. »

Ron Nixon est le correspondant du New York Times à Washington. Son livre, Selling Apartheid: South Africa’s Global Propaganda War, est publié aux éditions Pluto Press.