À mesure que je me dirige de plus en plus dangereusement vers cet horizon pandémoniaque qu’est la trentaine, et que je tombe régulièrement sur un article un poil surdramatisant sur le sujet, je me dis, plus le temps passe, que je devrais peut-être penser à freiner un peu sur le n’importe quoi – comme, disons, me la coller comme un sagouin le week-end et continuer d’aller en festival. Heureusement, chaque année, les Nuits Sonores lyonnaises, dans leur rôle avisé d’éclaireurs avertis (pour la concurrence comme pour mon foie) lancent la saison des festivals français un peu avant les autres, pendant le mois de mai, lorsqu’il fait encore suffisamment bon pour mettre le nez dehors et pas assez pour ne pas enfiler sa petite laine quand vient le temps de la redescente. C’est pas mal, ça me permet de voir de quel bois je me chauffe encore, et de prendre la température sur le pourquoi du comment du devenir des musiques électroniques, tiens.
Des racines et des hommes
Ça peut paraître un poil sentencieux formulé comme ça, mais Nuits Sonores met depuis dix ans un point d’honneur à ne pas se cantonner aux seules choses house et techno en se présentant lui-même comme « un laboratoire d’idées », en réfléchissant à l’avenir de l’Europe en partenariat avec l’European Lab, et en prenant le pouls des évolutions digitales – donc bon, on peut se la permettre, la sentence. Mais cette année, il a vu les choses en encore plus grand que d’habitude : le grand raout se déroule sur plus d’une semaine, soit un temps anormalement long qu’on retrouve plutôt pour des grandes smalas sans âme pilotées par des tireuses à bière comme le SXSW.
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Nuits Sonores veut se démarquer du reste du tout venant festivalier, et surtout, ne pas ressembler à un grand marché ou à un cimetière des éléphants drogués – ce à quoi ressemble peu ou prou chaque festival de house et de techno lorsqu’il se termine, on ne va pas se mentir. Il paraitrait même que Georges Képénékian, le nouveau maire fraichement élu et dauphin du Collomb, aurait offert symboliquement les clés de la ville au mastodonte Action Bronson, si c’est pas du joli symbole, ça.
En arrivant pour la nuit 2 du jeudi, on se rend compte que le dispositif (une carte blanche à une grande capitale culturelle, des débats pro-européen, un déroulé des jours et des nuits bien compartimenté) est encore plus balisé que d’ordinaire – ce qui est plutôt agréable au demeurant, et permet de se laisser porter sans trop réfléchir. Entre deux eaux, quelque part entre l’institution culturelle et la grosse ribouldingue, le festival accueille cette année beaucoup plus d’Anglais (une population de festival qui va d’ordinaire plutôt s’échouer sur les plages espagnoles) qu’à l’accoutumée, ce qui montre bien que le truc fait, au moins, autorité. Tout se tient plutôt bien au niveau de la cible, d’ailleurs : du « curieux badaud » en landau au fan quadra de Laurent Garnier, du digger invétéré (il a le nez qui coule) qui veut aller creuser ce qui se passe du côté d’Amsterdam (à qui le festival offre cette année sa carte blanche), à l’ado un peu débile du coin qui a de toute façon les yeux qui pétillent, il y a de quoi sustenter tout le monde.
Parcours fléché
L’attraction du jeudi soir se nomme Le Circuit, une sorte de parcours fléché de pas moins de 17 étapes qui se déroule dans toute la ville et offre des espaces à tout le monde, y compris aux soulards de tous âges qui se la donnent sur les bords du Rhône en début de soirée et qui n’ont pas de quoi débourser des fortunes pour le reste du festival – chaque concert coûte la modique somme de 5 euros, soit pas de quoi claquer son APL. Que ce soit dans les cales de l’Ayers Rock Boat (enfin j’imagine) pour voir les garageux teigneux de Tyvek ou, à l’autre bout de la ville au Transbordeur, pour rester pieds collés pliés face aux dérives synthétiques d’Abschaum, l’accent est mis à la fois sur le local et sur une certaine idée que l’on peut se faire de la musique nerveuse, taillée dans le gras mais qui a quand même un peu la pâteuse- c’est un compliment. On ne compte pas les trucs comme Superorganism ou d’autres, car de toute façon ce ne sont pas des vrais groupes, ils n’existent que dans le cerveau malade d’attachés de presse méphitiques qui achètent des Cds, rien que des Cds. Et malgré le dispositif tentaculaire de la soirée qui s’étend donc aux quatre coins de la ville, et puisqu’il est physiquement impossible de tout faire, on se rabattra dans le coin du Lavoir Public et du Terminal, où se produisent rétrospectivement Nari Fshr et Palms Trax. Lesquels tentent chacun de concilier techno et Motown, house au piano et grain lo-fi ; on se rappelle alors que tout est lié, la sueur et les machines, l’analo et le diapo, et puis de toute façon c’est vraiment à côté.
À ce moment-là, la chaleur dans les rues est écrasante. On passe devant une décapotable-jacuzzi à l’allure d’une épave échouée dans les latrines de la pierre mouillée, ce qui donne bizarrement envie de s’y désaltérer – en partie parce qu’elle est forcément inaccessible à cette heure tardive, et que j’ai soif. C’est l’une des nombreuses attractions-gadgets qui parsèment la ville et le festival, aux côtés des croisières techno sur le Rhône, et qui me font dire que Nuits Sonores ressemble décidément à un car à touristes avec des gens bien sapés et qui écoutent de la bonne musique dedans. Ca me rappelle aussi ce truc que j’ai lu sur Céline qui disait qu’il trouvait plus de dignité dans les prisons que dans les parcs d’attractions. Il y a quand même un peu de dignité ici, et puis de toute façon ce type était encore moins fréquentable que mon tonton raciste.
Le lendemain, encore groggys des remous de la précédente nuit-marathon, on se rend à la Sucrière, immense complexe près de la Saône, où l’on se dit que les jours n’ont été placés là que pour dépressuriser de la veille. Après Daniel Avery, c’est au tour de Four Tet d’ « éditorialiser » la journée. Mais si la programmation du premier aura été de l’avis général plutôt pépère, son set piochant dans l’autoroute techno à la tonton avec des classiques de type Cybotron ou Daft Punk période « Rollin’ and Scratchin’ », celui de son compatriote, plus sage et aventureux à la fois, donne dans la bonne grosse bombance, en alternant réjouissances salaces et tirages de cheveux au frustrant (c’est le nom de mon après-shampoing). Car s’il y a quelque chose de vraiment jubilatoire à voir Moor Mother dans un espace comme « Le Sucre – rooftop culture & club », je retombe aussi sec sur mes arrières quand les premières mesures du set de Floating Points s’incrustent comme une sale punaise dans ma gueule de bois.
Le type fait de la musique comme s’il avait le double (voire le triple) de son âge, ne veut pas choisir entre ambient et groove plus blanc que blanc, et déroule sa chiantise comme du papier toilette au salon Hygienix (ça existe vraiment) : en 2018, on n’en a donc pas encore fini avec ces jeunes-vieux à la Nicolas Jaar qui veulent ramener le jhaazz dans les clubs (ce n’est pas un reproche, Funkiniven le fait très bien) mais qui me font bizarrement plus penser à Danny Brian qu’à Max Roach – d’accord, il y a un peu de mauvaise foi et beaucoup d’insolation là-dedans. Qu’importe : il fait beau, l’Esplanade resplendit, les maquillages ne dégoulinent pas encore sur les sourires, et il n’y a guère que moi (et surtout pas ces mecs avec des coiffes de marins qui chinent comme ils peuvent dans un coin) pour faire la fine bouche à ce moment-là.
Une nuit à l’usine
Les nuits, avec ses anciennes usines à l’autre bout de la ville et ses hangars surplombants, leur caractère mi-industriel, mi-enveloppant, interviennent donc comme l’ancre d’un grand festival techno digne de ce nom, et non comme un phare qui dirigerait tous les bourrés de ce monde vers le malin-techno – même s’il y a un peu de ça. Arrivé pour la fin du set de Larry Heard, j’ai bien envie de me dire que la house retrouve enfin ses vertus émancipatrices, sa portée sociale, sa gnaque sexuelle qui regarde vers le futur. Mais ce serait mentir : personne n’en a rien à foutre, tout le monde est juste venu faire la bombe. Et si la politique de Nuits Sonores est de faire de la modération en toute circonstance, et rêverait sûrement comme tous les festivals de se rebaptiser Mes Nuits Sobres, on voit bien que quoiqu’il se passe, quoiqu’il en coûte, la nuit a ce curieux effet désinhibant sur la tenue des jeunes citadins.
La preuve (ou pas, ou un peu) : tous les jeunes assoiffés (en tout cas ceux dotés d’un phallus) ont décidé de se saisir de leur membre engorgé pour le vider comme un seul homme contre le van Viceland, qu’ils ont visiblement pris pour une pissotière. En me demandant où est le respect, je me dirige vers le hangar 4 (oui, il y a 4 hangars aux anciennes Usines Fagor Brandt) pour y voir plus clair, lorsque je tombe sur les drag queens du collectif Dragones qui dansent sur de la musique tzigane (enfin, je crois que c’est de la musique tzigane, mais ça pourrait aussi bien être Damso ou Clara Luciani au point où j’en suis), lorsque l’une d’elle se fait péter le nichon en ballon avec sa cigarette. Un ange passe, ou plutôt un type avec son portable où il a inscrit en lettres capitales : « CHERCHE TAZ ».
Pendant que The Alchemist se prend une grosse rasade de bière sur son laptop, ce qui interrompt le concert d’Action Bronson quelques minutes, on tente de reprendre nos esprits avec d’autres friandises, telles le set d’AZF, frappé du sceau du frapcore, en repensant avec chaleur à ce journaliste de Konbini qui lui a demandé devant nous quel était le morceau dont elle était la plus fière, alors qu’elle n’a jamais rien produit sous son nom. En avant le journalisme !
En manteau de pluie
Ça doit être l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, car quoiqu’il en soit, pour le Closing Day, tout le monde se tient plutôt bien. Les mines sont confites sous la ramasse, les visages respirent la joie de vivre et l’amour des plaisirs simples, et tant pis pour la pluie (seule ombre au tableau d’un festival par ailleurs de très bonne tenue sur tous les plans) qui choisit de pointer le bout de son nez à un moment des plus inopportuns. Dans la grande salle du rez-de-chaussée, la jeune lyonnaise Clémentine fait brillamment voler ses vinyles et fait péter le son de Detroit et de Motown, avec des cuts bien sentis de Leroy Hutson, ce qui montre, s’il était besoin d’en prouver et qu’il n’est jamais trop tard, que la grande black music revient ces dernières années définitivement reprendre ses quartiers sur le noir monochrome des grands hangars sombres et froids.
Au sucre, où joue Juliano, si on se place sur le côté droit de la salle et si l’on en croit les quelques braves quinquagéniares venus braver la techno, la fête de fin d’année du comité d’entreprise de la COGIP bat son plein – il y en a même Jean-Luc, ce sacré boute-en-train, qui s’est noué la cravate autour de la tête ! Signalons également ce mec coiffé d’une coiffe d’Indien, à qui j’ai très envie de dire sur le moment que c’est aussi déplacé que totalement rincé comme move, mais il a l’air bien trop heureux pour que je lui gâche son moment – et en plus, c’est la fin du festival, soit le moment où je n’ai plus envie d’adresser la parole à qui que ce soit. A peine le temps de voir Seth Troxler débarquer en bas, puis Laurent Garnier de prendre le relai, qu’il est temps de retourner à d’autres moutons (les nôtres, ceux du vrai monde, qui ont l’odeur de Paris et de la sinistrose) : de toute façon, où que j’aille, un hangar ou une usine, un festival en plein air ou une simili rave, j’ai l’impression qu’il y aura toujours Laurent Garnier dans un coin. Je me demande sincèrement ce qu’il en pense lui, des remous de la trentaine. Mais fait-il seulement partie du monde des vivants ?
Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.