Au mois d’octobre 1997, l’arrestation de Michael Alig, et sa condamnation à 17 ans de prison pour le meurtre du jeune clubber et dealer Andre Melendez, signa l’acte de décès officiel de la nuit new-yorkaise ravagée par la provoc facile et la drogue. La fin du règne de Michael Alig, prince pervers de la nuit et enfant terrible, qui imposait depuis plus de dix ans sa loi sur les clubs de la Grosse Pomme accompagné de sa clique de club kids. Une bande de post-ados qui avaient fait des dancefloors leur terrain d’expérimentations à base de déguisements à tout va, de confusion des sexes, de house hardcore et de provocations sans filtres. Un clubbing mort d’overdose, overdose de trop d’excès, d’abus, de sexe, d’argent sale, de laxisme, de corruptions. Et de drogues, beaucoup trop de drogues !
Une overdose signalée un dimanche de mars 1996 lorsqu’une dispute à propos de dope et de fric explose entre Michael Alig et Andre Melendez (surnommé Angel par sa propension à sortir en club habillé d’un uniforme de police assorti d’ailes d’ange) vire au cauchemar. Alors qu’Angel se jette sur Alig et le met à terre, Freeze, le colocataire d’Alig, assomme Angel, qui perd connaissance, d’un coup de marteau porté à la tête. Défoncé aux drogues dures, Michael Alig est alors pris d’un accès de folie. Il vide du Drano (l’équivalent américain du Destop) dans la bouche d’Angel, lui scotche les lèvres avec du gaffer et installe le corps sans vie dans la baignoire de l’appartement.
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Pendant huit jours la fête continue comme si de rien n’était, les fêtards qui traînent dans le sillage d’Alig continuent de débarquer par dizaines, et pendant que toute cette joyeuse bande de clubbers déjantés s’en met plein le pif, personne ne se demande pourquoi la salle de bain est fermée à double tour. Comme personne ne semble non plus incommodé par l’odeur qui commence à se dégager du corps. Une infection que Michael Alig tente de masquer en aspergeant régulièrement le cadavre de Dreno, de canettes de soda et de flacons de parfums haut de gamme. Il faudra attendre une dizaine de jours pour que Alig, en échange de dix sacs d’héroïne de la part de Freeze, accepte de démembrer le corps aidé d’un seul couteau de cuisine (il déclarera plus tard, sourire aux lèvres, à quel point ce fut facile), de jeter le tronc et les membres dans un carton, de prendre un taxi et de balancer le tout dans l’Hudson River.
Mais à peine quelques heures, pour que Michael reprenne son statut de roi des clubs kids et de prince de la nuit, se pavanant dans New York, et ce alors que la disparition d’Angel commence à circuler, tout en s’amusant à raconter, un peu partout et même à la télévision, qu’il a tué Angel parce qu’il n’était qu’un vulgaire copieur. Un cirque macabre à l’image de la décadence d’Alig qui durera de longs mois. C’est le Village Voice, l’hebdo branché du New York de l’époque, qui fera fuiter l’affaire en désignant Alig comme l’assassin présumé. Plus d’un an après le drame, alors que la police a finalement retrouvé le corps démembré d’Angel, le club kid suprême est arrêté dans une chambre d’hôtel miteuse en dehors de New York où il s’est réfugié avec son boyfriend. Pour celui qui se croyait intouchable et au-dessus des lois les boules à facette ont définitivement cessé de tourner.
Né en 1966, au fin fond de l’Amérique profonde, dans l’Illinois plus exactement, élevé très tôt dans les tourments d’un divorce entre une mère possessive et un père autoritaire qui n’acceptera jamais l’homosexualité de son fils, humilié et agressé régulièrement à l’école pour sa différence et ses manières efféminées, Michael est un adolescent pas comme les autres. Un jeune mec renfermé et à part qui ne jure que par Andy Warhol et les films gore, et ne pense qu’à fuir sa province profonde pour enfin trouver la liberté, un monde qui lui ressemble et lui permettra enfin de prendre sa revanche. Débarqué à 18 ans en 1984 à New York, la ville qui hante depuis de nombreuses années ses rêves de liberté, Michael suit des études d’architecture puis de stylisme, se lie d’amitié avec le boyfriend de Keith Haring qui va lui faire découvrir la nuit new-yorkaise.
Un univers à part où il peut enfin être lui-même, aimé de tous et devenir une star, son obsession. Bien décidé à intégrer ce monde sans règles qui le fascine, il se fait rapidement embaucher comme barman pour la Danceteria, la célèbre boite de nuit new-yorkaise où fut tourné Recherche Susan Désespérément. Une discothèque qui symbolise déjà une manière révolue de faire la fête avec ses codes et ses tics que Michael Alig va s’employer pendant les dix années suivantes à détruire scrupuleusement. Dehors tous les soirs du crépuscule au petit matin et inséparable de son amant, le DJ Keoki qu’il a rencontré à la Danceteria et qui va mettre en son la clubkidmania, Michael Alig n’a qu’une idée en tête : devenir une figure incontournable de la nuit quitte à se faire remarquer à grands coups de déguisements hystériques, de sourires bananes rentre-dedans et de poses soigneusement étudiées.
Il est rapidement remarqué par son exubérance par Peter Gatien le magnat de la nuit à la tête des plus gros clubs new-yorkais de l’époque comme le Palladium, le Limelight, le Club USA et le Tunnel. Pris sous son aile, et nommé directeur artistique par Gatien, personnage étrange et taciturne dont la caractéristique est de porter un cache-œil, il peut enfin se lâcher et imposer sa vision, très personnelle, de la décadence. Au milieu des années 90, Alig est une des figures incontournables de la nuit new- yorkaise éclipsant des icones comme Suzanne Bartch (et sa bande de drag-queens hautes en couleur), Steve Rubbel le propriétaire ultra snob du Studio 54 ou Rudol Pieper qui gère d’une main de fer la Danceteria.
Rassemblés, un peu à la manière de la Factory de Warhol, autour des soirées Disco 2000 qui ont lieu tous les mercredi soir au Limelight, une discothèque immense ouverte dans une ancienne église, les clubs kids, emmenés par leur dieu Michael Alig, sont fin des 80 et début des 90 au maximum de leur créativité et de leur pouvoir, injectant extravagance sans limite et créativité tout azimut. Avec leurs platform-shoes de 50 centimètres, leur maquillage à la truelle, leurs piercings en veux-tu-en-voilà, leurs déguisements ridicules (infirmière lubrique, canari géant, poupon pervers), leurs fringues home-made ajourées aux endroits stratégiques, les clubs kids apportent un souffle d’air frais sans précédent, une vague populaire et paumée qui se moque éperdument des usages en cours dans la nuit, des carrés VIP, des drag-queens sur le déclin, des physio, et même de la house qui a fait la réputation de la ville et qu’ils trouvent trop propre pour accompagner leurs délires.
Une énergie du DIY qui se déploiera sous forme de flyers devenus aujourd’hui des œuvres d’art, de vidéos publicitaires hilarantes qui tournent en boucle sur MTV, de doigts d’honneur à l’austérité reaganienne de l’époque ou d’un fanzine – Project X – dont les rares exemplaires survivants s’arrachent à prix d’or aujourd’hui sur eBay. Un ovni post-punk et pré-queer en forme de bordel photocopié où la joyeuse bande de gais lurons s’amuse à outer des stars comme Elisabeth Taylor ou à interpeller publiquement David Geffen, le mogul de l’entertainment, l’accusant de promouvoir l’homophobie en signant des groupes comme Guns N’Roses.
Sevrés sur les dancefloors, drapés dans un déluge de perruques et de maquillage trash, un mix « part drag, part clown, part infantilism », invités dans les clubs tout autour des Etats-Unis ou sur les plateaux des énormes talk-shows de l’époque, comme ceux de Joan Rivers ou Phil Donahue où ils font l’effet par leur comportement d’une tornade au goût de poppers, les club kids (ils seront plus de 800 au plus fort du mouvement) vont s’imposer comme les nouveaux punks de cette fin de siècle. Une génération d’icônes jeunes et sexy, fauchées et paumées, dégenrées et défoncées, et qui renvoie les stars que le Studio 54 adulait dépoussiérer leur étoile sur Hollywood Boulevard.
Pourtant, alors que les club kids sont fin prêt à conquérir le monde, ils sont rattrapés dans leur élan par leur culte du moi-moi-moi mais surtout par les méandres de la dope. Si au départ, la drogue est loin d’être la préoccupation première de ces post-ados déjantés, rapidement l’ecstasy va faire son entrée dans le game, puis des drogues de plus en plus fortes et addictives comme la coke ou la kétamine. Surnommé Special K, ce puissant anesthésiant vétérinaire prisé pour ses effets en forme de distorsion sensorielle transfigure le clubbing new-yorkais et va l’achever.
Fini le garage et ses envolées vocales post-disco pour bisounours, place à la hard-house qui impose sa vision plus dure, tribale et apocalyptique du dancefloor. Junior Vasquez au Sound Factory, derrière son DJ booth grand comme un cours de tennis, alterne lors de ses sets marathon de plus de douze heures, sirènes de police, rythmes fracassés et acouphènes sonores. Danny Tenaglia balance avec « Goosebumps » sous le pseudo NYLX un hymne sans précédent à la défonce, les clubbers s’effondrent au milieu du dancefloor en plein K hole et dans une logique implacable à la kétamine succède le Rohypnol, un puissant somnifère, et bien sûr l’héroïne.
C’est l’époque où Alig, défoncé 24 heures sur 24 et doublé d’un ego en or massif, tombe dans le grand n’importe quoi. Il se maquille en accentuant ses cernes pour avoir l’air encore plus drogué, s’amuse à feindre l’évanouissement à tout bout de champ pour angoisser les gens autour de lui, distribue à la foule des billets de cinq dollars dans lesquels il s’est copieusement masturbé, pisse dans des coupes de champagne qu’il offre généreusement ensuite, lance le grand jeu de la roue de l’hépatite, fait boire son vomi à des clubs kids étourdis par le K, engage des drags qui sortent de leur cul des guirlandes lumineuses qui clignotent, organise des fêtes déjantées dans un Mc Do où les pailles ne servent surtout pas à boire du Coca ou dans le métro de New York et lance, comme un mauvais présage, la soirée Bloodfeast dont le flyer reprend le visuel du célèbre film gore et où on voit Alig porter à sa bouche un morceau de cadavre humain.
Obsédé par la célébrité et le culte de la personnalité, défoncé au dernier degré, Michael Alig est devenu une vilaine parodie de lui-même, un pantin désincarné dont les provocations pipi-caca ne servent qu’à maquiller la chute prochaine. À la même période, avec l’arrivée du très rigide et conservateur Rudolph Giuliani en tant que nouveau maire de New York, c’est toute une époque de liberté et de permissivité qui s’éteint. Giuliani a décidé de nettoyer la ville au karcher et dans son collimateur figurent évidemment Peter Gatien, le grand ordonnateur de tout ce bordel nocturne soupçonné de trafic de drogue (on raconte que le Tunnel abrite un labo clandestin) et de liens plus que troubles avec la mafia, mais aussi Times Square repaires de dealers, de sex-shop et de putes bas de gamme que Giuliani va s’empresser de transformer en supermarché de l’entertainment à la Disney.
La suite on la connaît : Michael Alig, malgré ses tentatives d’enfoncer son ex-boss pour réduire sa peine, est condamné à 17 ans de prison, Peter Gatien sur lequel les charges glissent comme un rail de coke s’exile dans son Canada natal, et les clubs kids privés de leur habitat naturel disparaissent petit à petit quand ils ne meurent par d’overdose ou emportés par le sida.
Après dix-sept années passées en prison, deux documentaires, un livre et un mauvais film avec Macaulay Culkin qui lui ont été consacré, Alig est revenu à la vie libre en 2014. Il a multiplié les interviews s’amusant à comparer la prison à un club tellement le sexe et la drogue sont à portée de main et même trouvé le moyen de plaisanter encore sur son crime. Glory Daze, un nouveau docu à sa gloire produit par Netflix, a drainé dans son sillage toute une nouvelle génération de kids trop jeunes pour avoir connu le phénomène à son apogée mais fascinés par ce Warhol du pauvre. Dans la galère, celui qui n’aura jamais rien su faire que se montrer sous toutes les coutures vend les reliques de son apogée (flyers, rares exemplaires de Project X, posters et tableaux qu’il a peint dans sa cellule) sur eBay, s’essaie au sale job de Youtuber, mais ne rêve que d’une chose : redevenir la lanterne turbulente de la nuit new yorkaise.
Mais si l’influence des club kids est plus que jamais prégnante, que ce soit dans la mode ou sur les dancefloors, Alig semble n’avoir pas réalisé qu’il n’était plus que le triste témoin d’une époque révolue sur laquelle les fantasmes s’amusent à ricocher. Ni que son grand retour au centre du dancefloor qu’il a soigneusement ordonné en décembre dernier a viré à la farce macabre, suscitant un bad buzz sur internet et des menaces de mort histoire de lui rappeler l’atrocité de ses actes.
À 50 ans Michael Alig récemment interpellé pour possession de drogues (on ne se refait pas) et malgré son air toujours poupon, n’a toujours pas pigé que sa gloire était désormais derrière lui mais surtout que personne n’était assez inconscient pour avoir envie de s’amuser avec lui. Comme si Alig toujours perché refusait de comprendre ce que James St. James, le romancier et ex-club kid qui fut son meilleur ami, tentait de lui dire lorsqu’il déclarait : « Le plus drôle c’est qu’au départ nous avions tous la même idée : ne pas s’habiller pour sortir mais au contraire se déguiser pour se moquer des clubbers qui s’habillaient pour sortir en club. On a changé leurs noms comme ils le faisaient, et on s’est déguisé de manière à être des satires d’eux-mêmes, sauf qu’à la fin nous sommes devenus ce que nous nous amusions à critiquer. »
Patrick Thévenin est sur Twitter.
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