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Microsoft a inventé Google Earth dans les années 90, mais n’en a rien fait

Toute la Terre, contenue dans un ordinateur Compaq haut de 14 mètres et large de 8 mètres, dans un immeuble de bureaux de Seattle. Le lundi matin, à l’heure où la côte Est s’éveillait, l’énorme machine en faisait autant.

« La température dans la pièce s’élevait de 5 à 6 degrés, et tout tremblait tout autour, se souvient Tom Barclay, l’homme à qui Microsoft avait confié la tâche de faire entrer la Terre dans une base de données. C’était un spectacle incroyable. »

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Terraserver aurait pu, aurait même dû être l’un des produits assurant la domination de Microsoft sur l’Internet au cours du 21ème siècle. Ce fut la toute première carte satellite du monde ouverte au public et interactive. La toute première base de données qui excède le téraoctet. En fait, pendant quelques années, ce fut même la plus grande base de données du monde, et ce fameux Compaq fut à l’époque le plus gros ordinateur du monde – physiquement parlant. Terraserver fonctionnait parfaitement et était apprécié de ses utilisateurs, bien avant que Google ne songe même au concept de Google Earth. Vous pouviez voir votre maison depuis l’espace !

Alors, pourquoi n’avons-nous pas tous Terraserver sur nos smartphones à l’heure actuelle ?

Probablement parce que, là aussi, Microsoft s’est laissé distancer par Google sans jamais vraiment lutter, comme dans d’autres domaines : moteur de recherche, e-mail, navigateur, tous les services aux utilisateurs en somme. Microsoft, en tant qu’entreprise, n’a jamais semblé se soucier vraiment des gens qui utilisaient Terraserver, pas plus qu’elle ne se souciait des larges quantités de données que lui fournissaient ces mêmes utilisateurs.

« On a fait ça pour montrer que notre software en était capable, mais l’entreprise se fichait de l’information. À l’inverse, Google ne s’intéressait qu’à ça, en priorité. Eux voyaient quelle valeur l’information pouvait avoir », m’a expliqué Barclay.

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Un prototype interne de Terraserver. La version finale était plus complexe. Image: Tom Barclay

Dès le départ, l’idée était de créer une base de données. Microsoft se fichait de savoir quel type d’informations elle contiendrait, il fallait juste qu’elle soit énorme. La plus grosse du monde, en fait, à même de tester les capacités des produits SQL de Microsoft.

« On nous avait demandé de plancher sur une base de données extrêmement vaste, pour tester de nouveaux produits. Il s’est avéré que trouver un téraoctet de données qui soit à la fois intéressant et concret, tout en ayant l’autorisation légale de le distribuer, était un défi conséquent », raconte Barclay.

Selon un article de USA Today daté du 22 juin 1998,le but initial de Terraserver était de lister chaque transaction réalisée dans l’histoire de la Bourse de New York et de la rendre trouvable par n’importe qui. Mais au final, ça ne faisait qu’un demi-téraoctet de données. Microsoft avait besoin de quelque chose de plus gros.

En 1997, l’agence de géologie américaine était en train de publier sur Internet des photos satellite et autres images aériennes issues de ses archives. Hedy Rossmeisl, de l’agence, rencontra alors Jim Gray, l’une des têtes pensantes de Microsoft, et les deux hommes se lancèrent dans un brainstorming. Ne serait-il pas intéressant, voire utile, que quelqu’un fasse en sorte que l’on puisse rechercher ces images satellites sur Internet ?

Terraserver tel qu’il se présentait à son lancement. Image: Tom Barclay

Le timing était presque parfait. La Guerre Froide était terminée, ce qui signifiait que les images satellite étaient déclassifiées ; on était avant le 11 septembre, et personne ne s’inquiétait encore du terrorisme ; et puis, bon, la plupart des gens débarquaient à peine sur Internet.

« On avait grosso modo des images numériques de la moitié du pays, et on avait les moyens de les diffuser, mais pas d’une manière rapide et accessible. J’ai pensé que mettre ces données sur Internet était très important, et je voulais contribuer à ce que ce soit fait », explique Rossmeisl.

Ces images, jointes à des photos militaires russes tout juste déclassifiées, atteignaient 2,3 téraoctets. L’idée de ce qui allait devenir Terraserver était née.

Gray confia le projet à Barclay, et celui-ci se mit immédiatement à coder. C’était un spécialiste des bases de données, et Terraserver fut son tout premier site. C’était aussi le tout premier projet de sa vie ayant à voir avec la cartographie, ce qui posa problème. Il se retrouva rapidement confronté à un vieux problème bien connu des cartographes :

« Pour résumer, “Terre ronde, écran plat”, c’est très, très chiant à gérer. »

Image: Strebe/Wikimedia Commons

Il s’aperçut rapidement qu’il ne serait pas possible d’utiliser une projection de Mercator, comme pour la plupart des cartes (cf. image ci-dessus), car ce type de projection déforme les tailles des territoires situés au nord et au sud. Après quelques tâtonnements, Barclay eut l’idée de créer des images en “mosaïque” qui seraient générées automatiquement en fonction du point de la carte où l’utilisateur cliquerait. En gros, les images données par l’agence de géologie américaine à Microsoft étaient cousues ensemble, puis découpées en images plus petites capables de se recentrer au besoin.

Un rapport publié en 2000 révèle comment Barclay a résolu le problème de la projection. Images: Microsoft

« Au départ, on n’avait pas fait comme ça. Dans notre toute première démo, j’avais découpé la maison de Bill Gates en deux, ce qui n’était pas terrible. On est donc allés vers un affichage progressif, qui permettait aux gens de se déplacer et de centrer l’écran là où ils le souhaitaient. On a ensuite rajouté un zoom », détaille Barclay.

Ces innovations s’avérèrent par la suite révolutionnaires, et la “stratégie de la mosaïque” est désormais « au fondement de Google Earth et Google Maps », pointe Barclay.

« Ce n’est pas pour me lancer des fleurs, mais c’est dingue de voir à quel point les technologies actuelles sont proches de ce que nous faisions en 1998 », ajoute-t-il. Les problèmes de cartographie résolus, Terraserver fut lancé, et on put commencer à s’amuser.

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Image: Microsoft

J’avais 10 ans quand Terraserver a été lancé, et si je m’en suis servi un jour, je ne m’en souviens plus. Malheureusement, il est impossible de s’en servir aujourd’hui. Terraserver a été désactivé en 2007, et Barclay a depuis passé le plus clair de son temps à travailler sur Bing Maps. Microsoft a parfois brièvement ressuscité Terraserver, y compris après 2007, mais désormais il est offline pour toujours. Barclay a tenté de le faire renaître sur un serveur spécifique pour les besoins de cet article, mais il m’a finalement dit que ça lui prenait trop de temps.

Si je ne me souviens pas, personnellement, de Terraserver, il semble que son lancement ait fait du bruit à l’époque. En plus de l’article de USA Today mentionné précédemment, Terraserver a aussi fait l’objet d’articles dans le New York Times et dans Newsweek, qui s’inquiétait des problèmes de surveillance posés par le système, notamment en matière de vie privée (le titre était “La surveillance vient du ciel“).

Les premières spécifications techniques de Terraserver. Image: Microsoft

Microsoft organisa une soirée de lancement à New York, à laquelle Bill Gates participa. Le premier jour, 8 millions de gens se rendirent sur le site, « et des millions d’autres ne purent y accéder », selon un rapport de Microsoft publié en 2000. À la fin de la semaine, il accueillait 30 millions de visiteurs chaque jour, avant de finalement se stabiliser, après quelque temps, aux alentours des 7 millions de visiteurs uniques par jour. Ce succès dépassait tout ce que quiconque chez Microsoft avait pu imaginer.

Ce qui nous amène à la grande énigme de Terraserver, et de Microfost. La vraie raison pour laquelle j’écris cet article. Quand on lit le fameux rapport, on est frappé par la quantité d’informations concernant le comportement des gens sur le web que Microsoft a pu recueillir grâce au projet, et par la manière dont l’entreprise a tout gâché en voyant Terraserver comme un gadget plutôt que comme un projet révolutionnaire.

Car Microsoft avait compris, bien avant Google, que la plupart des recherches sont éminemment locales. Si Terraserver n’avait pas d’images de leur ville, voire même de leur maison, les gens s’énervaient.

Image: Microsoft

« La première année, j’ai reçu 20.000 e-mails, et la plupart d’entre eux pouvaient être rangés dans deux grandes catégories. C’était soit “j’adore Terraserver, j’ai pu voir ma maison”, soit “je déteste Terraserver, je n’ai pas pu voir ma maison.” C’est comme ça qu’on a compris que 85% des requêtes étaient locales. C’est ce que veulent les gens : savoir quel pressing est le plus proche, ou là où ils peuvent trouver un burger. »

L’intégralité de l’article du New York TimesNew York Times consacré au lancement de Terraserver traite de son utilité en tant que base de données, et ignore totalement la possibilité qu’il puisse être un bon moyen de recueillir des informations sur le comportement des utilisateurs.

« Le projet est une preuve de la volonté de Microsoft de s’implanter sur le marché des bases de données, en utilisant comme fer de lance quelque chose qui marque l’imagination collective. La stratégie de Microsoft est d’utiliser Terraserver pour prouver que ses logiciels et systèmes d’exploitation sont calibrés pour des bases de données gigantesques », écrit le Times.

Image: Microsoft

Mais il ne s’agissait pas que de ce type d’informations élémentaires. Microsoft a aussi appris à cette occasion que « Internet fait le plein les lundis et mardis » et que « le trafic connaît une légère baisse de volume entre le mercredi et le vendredi. » Les samedis et dimanches étaient deux fois plus calmes que les lundis. L’énorme ordinateur Compaq de 14 mètres par 8 mètres s’éveillait le lundi matin quand la côte Est faisait de même.

Aucune de ces informations ne fut vraiment utilisée par Microsoft, si ce n’est comme moyen de savoir quand réaliser des opérations de maintenance sur ses serveurs. Les seuls revenus que Microsoft ait généré grâce à Terraserver vinrent de la vente de certaines images satellite, que quiconque pouvait acheter et recevoir à domicile pour 9,95$.

« Cette technologie a rapidement pris son essor dans la communauté scientifique, mais commercialement, je n’ai jamais réussi à convaincre personne chez Microsoft de miser dessus. Il y a clairement un sentiment de frustration », avoue Barclay.

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Rétrospectivement, il est facile de voir en Terraserver une opportunité manquée par Microsoft, et difficile de comprendre pourquoi, au juste, la firme a décidé de cesser ses investissements dans le projet. Les représentants actuels de l’entreprise n’ont pas souhaité répondre à nos questions, et Jim Gray, le boss de Barclay, a disparu en mer en 2007.

C’est peut-être aussi simple que ce qu’avance Barclay : Microsoft ne se voyait pas comme une entreprise d’information, et les médias étaient sceptiques quant à la possibilité qu’elle le devienne. En plus de l’article de Newsweek, le Chicago Sun Times a publié en 2000 un article d’opinion qui s’interrogeait sur les véritables intentions de Microsoft avec Terraserver.

« Certains sont paranoïaques au sujet de Microsoft. Comment ces gens réagiraient-ils en découvrant sur les serveurs de la boîte une photo aérienne de leur maison, si précise qu’on pourrait y voir la piscine pour enfants dans le jardin ? », écrivait le journaliste Andy Ihnatko.

D’autres groupes se montrèrent moins nerveux. Le plus remarquable fut Keyhole, qui lança “Earth Viewer” en 2003 et se fonda sur Terraserver pour développer sa technologie. Keyhole vendait ensuite la licence du logiciel Earth Viewer pour 600$/an aux entreprises, et les particuliers pouvaient en acquérir une version plus légère pour 79$/an. Keyhole fut ensuite racheté par Google en 2004, qui rebaptisa Earth Viewer en Google Earth en 2005, et, bien sûr, vous connaissez la suite de cette histoire.