Mon téléphone de dealer et moi

Illustration de l'auteur avec son téléphone

L’autre jour, alors que je savourais une pause clope bien méritée en dehors de mon espace de coworking, je tombai devant la porte de l’immeuble sur une trottinette électrique, souriante et prête à se faire enfourcher. Mais alors que je m’imaginais déjà profiter de cinq minutes d’escapade débridée à travers le Marais sur ce bijou aérodynamique, je découvris qu’il me faudrait une application pour l’enclencher. Ce fut la première vraie souffrance que je ressentis, après 15 ans de vie commune avec mon portable de dealer.

Jusqu’ici, je n’avais pas eu trop de problèmes avec ce tas de boue. Sorte de petite brique ridicule sans coque au dos et dont la batterie ne tenait que grâce à un bout de scotch, son apparence pitoyable me renvoyait même une sorte de miroir réconfortant. À peu près l’équivalent pour une rate d’une amie moche qui la mettrait en valeur, mon portable de dealer de The Wire avait juste ce qu’il fallait pour « pimenter » notre relation (soit : l’art de ne pas avoir de réseau à des moments inopportuns, m’obliger à vider sa messagerie régulièrement, recevoir des textos deux semaines après leur envoi, passer parfois pour un vrai dealer en festival lorsque je le sortais de la poche), mais pas assez pour bâtir entre nous une montagne de ressentiment – il faisait sa vie, je faisais ma vie, soit un contrat de couple plutôt correct tant que l’honnêteté est là.

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Mieux, il fut un temps où j’appréciais la compagnie de mes congénères ne serait-ce que pour leur dégainer au visage mon inaptitude à la vie moderne, et me délecter ainsi de leur savoureux mélange de moue dédaigneuse et désolée – jusqu’au jour où l’un d’eux me dit d’un air entendu : « c’est très Vice d’avoir un téléphone de merde », ce à quoi je répondis poliment par un vague ricanement, puis lui souhaitais intérieurement d’aller crever la gueule ouverte.

« Mais il fallait me rendre à l’évidence, je commençais sérieusement à devenir un putain d’handicapé social. »

Il aura fallu attendre la fin de l’année 2018 pour me rendre compte d’être passé auprès de mes connaissances d’objet de curiosité à (relatif) sujet d’inquiétude – certaines personnes se sentant carrément concernées par ma « situation », comme si ça avait un quelconque rapport avec leur propre vie. Mais en réfléchissant bien, je commençais sérieusement à devenir un putain d’handicapé social. Outre la trottinette susmentionnée, je voulus récemment m’acheter un jean mais ne pus profiter des bons points de la marque en question, ces derniers n’étant disponibles que via une application. Hier encore, j’ai eu le malheur de demander mon chemin à un petit vieux qui eut soudain l’étincelle dans le regard de celui qui s’apprête à vous jeter de l’acide au visage. L’impression d’être devenu un mélange de Sting (soit un Anglais à New York – soit un alien, prenez ça dans la gueule les millenials) et de Brigitte Fontaine (là je le fais exprès), pris en tenaille entre les gilets jaunes et Edouard Philippe, la modernité qui va et l’insurrection qui vient, devenait intenable.

Alors que bordel, avec un smartphone, vous savez très bien que la notion de vie privée est devenue absolument inexistante, que vous en êtes tous venus à accepter de vous balader sans cesse avec un putain de mouchard au cul, et bien sûr, que vous êtes devenus d’immondes connards auto-suffisants incapables de tenir une conversation normale sans votre hochet. Ne parlons même plus de votre libido : grâce (ou à cause de) votre cordon ombilical ambulant, vous ne baisez plus. Devenus hommes-sandwiches mutants sur pattes sans même vous en rendre compte (ou peut-être que si, mais alors là personne ne peut plus rien pour vous), vous vous apprêtez sans doute à finir comme dans un film de Cronenberg, ou alors, si vous êtes un tant soit peu sensés, totalement parano et voir des illuminatis partout avec la tête d’Edward Snowden.

Avant de vous perdre pour de bon dans les méandres des modèles génératifs de réseaux de neurones artificiels et de vous rendre compte que vous n’êtes que de la chair à canon conçue pour nourrir la machine infernale de l’intelligence artificielle qui s’auto-alimente grâce à vos données personnelles. Tout ça, évidemment, si votre narcissisme pathologique ne vous a pas ruiné avant, car vous serez devenus tellement flemmards d’utiliser Photoshop pour ajuster vos selfies que vous préférerez sifler votre PEL en frais de chirurgie esthétique – ne rigolez pas, c’est déjà en train d’arriver. Alors qu’il serait bien plus agréable de lâcher son téléphone une fois, par exemple dans le métro, lever la tête pour enfin vous regarder dans le miroir de votre vie qu’est le regard torve de votre voisin d’en face. Vous pourriez alors enfin gagner quelques points d’empathie, puis apprécier à sa juste mesure la vacuité totale de l’existence. Ah oui j’oubliais, l’addiction à votre téléphone intelligent peut être telle que vous risquez d’en crever.

« Se poser la question de savoir si nos smartphones nous transforment en zombies décervelés, ou, à plus forte raison, si Google nous rend bêtes, cela revient aux mathusalems des discussions sur les Internets, et c’est déjà se rendre obsolète. »

En plus, j’ai un scoop : les smartphones sont macronistes. Tout tend à prouver qu’être muni de ce genre d’ustensile aujourd’hui n’est là que pour dérouler le tapis rouge aux géants du numérique. Amazon, Netflix et Spotify se gargarisent actuellement que les jeunes cerveaux reptiliens de demain soient accros à leurs applications, et notre gouvernement actuel de leur servir la soupe sur un plateau d’argent. Par exemple, le Pass Culture, toujours en phase d’expérimentation et censé offrir 500 euros à chacun le jour de sa majorité pour les dépenser (dans la culture justement), semble plutôt alimenté par le fait d’œuvrer main dans la main avec Netflix et consorts, en plafonnant les achats numériques des jeunes à 200 euros. Mais, comme le signalent les Cahiers du Cinéma dans leur édito de novembre, « en mettant en avant le plafonnement de l’offre numérique, la com du ministère l’encourage en fait fortement. Le Pass Culture se transforme alors en Pass Netflix. […] Il consiste à mettre les jeunes à marche forcée sur le marché numérique et la dématérialisation ». Le malheureux qui n’aura pas de smartphone sera exclu de l’offre, et donc, indirectement, de « l’état-plateforme ». Donc ouais, vaincre le macronisme, ça passe aussi par de petits gestes comme ça, tels que se débarrasser de son smartphone et opter pour un téléphone de dealer. La vérité est toujours démodée.

Ok, j’exagère un peu. Car, au fond, on parle toujours un peu du même problème. Se poser la question de savoir si nos smartphones nous transforment en zombies décervelés, ou, à plus forte raison, si Google nous rend bêtes, cela revient aux mathusalems des discussions sur les Internets, et c’est déjà se rendre obsolète. Et puis le premier article historique qui nous aiguille sur l’abêtissement de la civilisation par Google est long comme la mort, et je suis bien trop feignant pour le lire en entier. Ce qui est sans doute la raison principale qui m’empêche d’acheter un smartphone à la base, on ne va pas se mentir.

Flemmardise aiguë qui trahit sans doute un mépris des autres et de moi-même, cette non-course au GSM me rappelle au doux souvenir d’un ancien patron de droite qui me disait que je ne comprendrais jamais mon métier si je ne m’achetais pas un téléphone intelligent flambant neuf. Ce connard n’aura certes fait que s’égosiller dans le vide en attendant que l’eau coule du moulin, mais je n’aurai pas eu besoin de lui ni d’un smartphone pour nourrir mon sens assez puéril de la contradiction, ni les adolescents un peu attardés d’attendre un Samsung Galaxy pour sombrer dans la dépression. Et si Baudrillard disait que le flux d’images qu’on nous colle perpétuellement au cul aura fini par tuer le réel, je ne peux m’empêcher de penser que ce n’est pas un tour à trottinette qui va me détourner des bulles de filtres, de ce mélange bordélique mais pas si anarchique que ça de lolcats, d’attaques terroristes, de meurtres en direct et de Gifs fluos. Même s’il est toujours assez agréable, pour le corps et pour l’esprit, de retarder l’échéance de la connardise narcissique en imitant de temps en temps ce petit chouineur de Bartleby, ce héros décroissant avant l’heure de Melville, qui « préfére ne pas ».

Et puis mon petit ego surdimensionné de mâle blanc dominant ne supporterait sans doute jamais de se prendre un vent sur Tinder.

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