Culture

Musique, martinis et pandrogynie avec Genesis P-Orridge et Psychic TV

En 2001, dans la foulée d’une revitalisation du tronçon qui hébergea autrefois le « Red Light », la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM) et la Fondation du prêt d’honneur planifièrent de construire une résidence pour étudiants à l’angle Saint-Laurent et René-Lévesque. En raison des coûts qui doublèrent en cours de route, la SSJBM se résigna à céder le projet au cégep du Vieux-Montréal. Après trois ans, aux prises avec un déficit considérable, le conseil d’administration du cégep décida lui aussi de mettre l’établissement en vente. Cédé à perte à un fleuron du futurisme périurbain derrière le projet Cité DIX30, le 1, boulevard René-Lévesque Est abrite aujourd’hui l’hôtel ZERO1.

Dans le hall d’entrée de celui-ci, j’attends Genesis P-Orridge depuis trois quarts d’heure. Après deux mois de silence, à la suite d’une demande d’entrevue avec l’artiste britannique à l’origine de COUM Transmission, Throbbing Gristle et Psychic TV (PTV), un courriel reçu le jour même m’a informé que je disposerais d’une quinzaine de minutes avec PTV. Le tout, quelques heures avant la performance à POP Montréal de ce groupe protéiforme qui a planté sa croix à trois branches autant dans l’acid house que dans la musique industrielle.

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Une pyramide de pommes vertes posée dans une cuillère géante fait office de centre de table devant moi. L’image incarne l’élégance ostentatoire et le sens du spectacle du quartier du même nom. L’outil de choix d’un fossoyeur de civilisation, dirait-on, pour reprendre l’expression consacrée par Sir Nicholas Fairbairn, un politicien qui en 1976 avait profité de la tenue de l’exposition Prostitution, mise sur pied par COUM Transmission, pour déplorer qu’en période de récession, l’argent des contribuables soit dépensé à des fins aussi grossières que « l’exhibition de tampons souillés » organisée par des « wreckers of civilization ».

Dire que le mal a changé de place depuis cette époque serait exagéré, mais en repensant au fait que le Tate Britain a acquis, il y a peu de temps, les archives de P-Orridge, on peut avancer l’hypothèse que Fairbairn a dû se retourner dans sa tombe ce jour-là, au même titre que les syphilitiques anciens habitués des bordels du Red Light, lors de l’érection du ZERO1.

Les nouveaux territoires extrêmes

Quand le groupe passe finalement la porte, Gen, toute de blanc vêtue, hormis un t-shirt orné d’une psychic cross, semble se souvenir d’un rendez-vous, mais affirme n’avoir rien mangé de la journée et devoir prendre quelques instants pour ventiler.

– Attends-moi ici.

Une demi-heure plus tard, P-Orridge redescend et m’invite à prendre part au souper, en compagnie des autres membres de la plus récente incarnation de PTV. À peine sommes-nous attablés que son regard se pose sur la pile d’ouvrages qui auraient dû servir à nourrir notre conversation de 15 minutes. Résurrection, une compilation de yéyé catho et de messes à gogo parue sur l’étiquette Mucho Gusto, brisera la glace.

– Cadeau du Saint-Père…

– Wow, on dirait les Monks!

– Mais il s’agit ici de véritables membres d’ordres religieux.

– Peut-être aurai-je l’occasion de faire jouer ça avec Edley [ODowd, batteur pour PTV et bras droit de Gen] lors d’une soirée DJ.

Enfant des années 60, P-Orridge a conservé une fascination pour la musique de cette époque, tout comme pour les mouvances exploratoires extrêmes, que nous abordons brièvement, lorsqu’il/elle aperçoit mon exemplaire de Love Sex Fear Death. P-Orridge est exilée aux États-Unis depuis que Scotland Yard a investi sa résidence de Brighton à la suite d’allégations farfelues (provenant d’un fondamentaliste chrétien) voulant que des femmes y étaient violées et fécondées dans le sous-sol lors de cérémonies satanistes. Il/elle connaît bien cet ouvrage au sujet de la Process Church of the Final Judgment.

L’organisation religieuse fondée par des membres démissionnaires de l’Église de scientologie, souvent perçue à tort comme une secte sataniste, n’a cessé de fasciner P-Orridge. Au cours des années 80, ses recherches servirent au journaliste Adam Parfrey (rencontré par l’entremise de Boyd Rice) lors de la rédaction de l’ouvrage culteApocalypse Culture.

– Vous avez participé au documentaire Sympathy for the Devil [de Neil Edwards, 2015] qui vient de paraître, non?

– Oui, nous avons pris part à ce documentaire au sujet de la Process Church, en plus de collaborer au livre de Timothy Wylli [Love Sex Fear Death]. Nous étions fascinés par cette organisation et souhaitions aller au-delà de toute la désinformation qui l’entourait. Celle-ci a eu une influence notable sur Psychic TV et sur notre Temple of Psychic Youth (TOPY). Nous avons même encore une bague officielle de la Church.

Croire en « nous »

Sur les bras tatoués de Gen cohabitent des psychic crosses et des symboles renvoyant à la Process Church. Depuis la mort de Lady Jaye, son épouse et partenaire dans le projet de « pandrogynie » [créer un nouveau genre en combinant deux êtres, NDLR], il/elle a fait de son corps un lieu de communion; un terrain qui tente d’accueillir les deux sexes sous le même hospice. P-Orridge parle au « nous », croit à une existence au-delà de l’enveloppe corporelle et m’entretient d’un culte de jumeaux au Bénin, où les grossesses gémellaires seraient plusieurs fois plus communes qu’ailleurs dans le monde. Obsédée par le phénomène, l’artiste de 66 ans s’est rendue sur place, afin d’en apprendre plus et de découvrir les origines de certaines pratiques vaudoues.

– Au Bénin, en voyant une boucle d’oreille que nous portions, un sage nous a dit : « Vous, vous avez une jumelle qui n’est plus. »

C’est le genre de territoire qui l’intéresse désormais. De « fossoyeur de la civilisation » occidentale, il/elle est passé à anthropologue culturel, doté d’un intérêt poussé pour le Népal. En témoigne l’exposition Try to Altar Everything, accueillie par le Musée Rubin, à New York, où trônaient les installations de P-Orridge, perchées au-dessus de cinq étages d’art tibétain ancestral.

M’expliquant l’origine d’une installation où figuraient deux têtes de loups (un mâle et une femelle) conservées par taxidermie, P-Orridge ajoute que les bêtes décédées en captivité de causes naturelles provenaient d’une meute que PTV parrainait. Lorsque Gen sourit et dévoile ses dents en or, un étrange effet de miroir me ramène au Rubin, où une lame de couteau sortant de la bouche d’une des deux têtes m’avait habité un moment.

La serveuse revient avec les martinis commandés plus tôt par deux membres du groupe. P-Orridge ne boira rien. Il/elle scrute le menu, lève le nez sur les fruits de
mer et finit par commander des tacos.

L’inquiétude au-delà de l’anecdote

Tout au long du souper, l’inquiétude de P-Orridge face à des sujets comme la potentielle élection de Donald Trump et la vigueur de la connerie transphobe chez certains bigots américains rivalise avec la légèreté du ton anecdotique sur lequel il/elle me parle de sa note parfaite au quiz « How much do you actually know about vaginas », sur Facebook, ou de la manière dont il/elle a trouvé son nouveau chien grâce à une employée de VICE. [Pour l’anecdote, une collègue new-yorkaise l’aurait mise en contact avec un « célèbre musicien rock d’origine asiatique flanqué de très mauvaises manières », dont il/elle demandera de taire le nom, NDLR.]

– S’il est élu, les conséquences seront graves. Ce n’est même plus matière à rire. Et que dire de ses partisans? C’est de la même trempe que ces bigots, dans le Sud, que nous avons vu se plaire à spécifier « Real women only » sur les portes de toilettes de leurs établissements.

– Avez-vous pris des photos? interjette Edley Odowd.

– Non, loin de là, nous étions trop dégoûtés.

La serveuse revient avec les premières assiettes. Le ton de la conversation change, alors que nous parlons du quartier et de la syphilis qui y ravageait les bordels au siècle dernier. P-Orridge a souvenir d’un bar de drag queens, mais il y a de cela plusieurs années…

– Le Café Cléopâtre?

– Oui, c’est ça! J’ai conservé une de leurs cartes dans un journal intime. Où était-ce, déjà?

J’aimerais lui pointer l’enseigne lumineuse du bar, au loin, mais une espèce de vitre d’aquarium, rehaussée d’un rideau de mauvais goût nous cachent la vue sur le passé du boulevard.

Plus tard, au Cabaret du Mile End, je repenserai deux secondes à cette énième colonisation de la Main et à l’hégémonie du « bon goût » libérateur en carton-pâte, lorsque PTV entonnera Jump Into the Fire, une reprise d’Harry Nilsson : « You
can climb a mountain / You can swim the sea / You can jump into the fire /But you’ll never be free »
.

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