À la guerre comme à la guerre avec Stephen Dupont

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À la guerre comme à la guerre avec Stephen Dupont

Une conversation avec le plus grand reporter de guerre australien.

Stephen Dupont est l'un des photojournalistes les plus reconnus d'Australie. Il a gagné 50 prix en 20 ans de carrière, tels que le Robert Capa Citation, le World Press Photo, le W. Eugene Smith Grant, ainsi que le Gardner Fellowship Robert décerné chaque année à l’université d’Harvard. VICE s'est dernièrement rendu dans son studio à Austinmer, sur la côte de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, pour revenir avec lui sur les pires moments qu’il a passés sur le terrain ; de sa première mission en 1989 pour Playboy à sa première fusillade dans les jungles sri lankaises, jusqu’en Afghanistan, où il a failli sauter à cause d’une bombe artisanale en 2008.

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VICE : Vous vous souvenez de votre première mission à l'étranger ?
Stephen Dupont : Ouais, c'était 1989. J'avais 22 ans et ma partenaire d'époque m'a présenté à ce type, Ben Bohane. Ben était journaliste et nous avons sympathisé tout de suite. On était jeunes et on voulait parcourir le monde, c’est pourquoi nous avons décidé d'aller couvrir le retrait des troupes vietnamiennes au Cambodge, c’est-à-dire le plus grand événement de 1989. Nous avons réussi à susciter l'intérêt de Playboy Magazine. C’était notre premier job payé. On trouvait ça plutôt rock 'n' roll d'être dans Playboy. [rires]

Combien de temps vous êtes restés là-bas ?
Un mois, environ. On a chopé nos visas à Bangkok et on est allés à l'aéroport. Je ne me souviens pas trop pourquoi, mais soit l'avion était plein, soit on l'a raté. On était en retard, je crois. Je me souviens qu'on s'est embrouillés parce que c'était notre premier boulot, et on se demandait, « Putain, comment on va pouvoir y aller, en fait ? » On a agité nos badges et on a dit: « Nous sommes de grands reporters et on a besoin de se rendre là-bas pour couvrir ce sujet ! » On ne l'était pas – du tout. Je ne sais pas comment ça se fait, mais ils nous ont filé notre propre avion. Ben et moi étions les deux seuls passagers et ils nous ont amené directement à Saigon – la chance du débutant, quoi.

Vous vous rappelez de la première zone de conflit que vous avez couverte ?
Le premier moment vraiment chaud, c’était au Sri Lanka en ‘90. Je voulais couvrir la guerre civile entre les forces gouvernementales et les Tigres tamouls. J'étais jeune et naïf. J'étais tellement impatient de voir de l'action et de l’immortaliser. J'ai loué une moto rose, que j'ai conduite jusqu'au Nord de l’île. On m'avait donné quelques documents de l'armée sri-lankaise, ce qui m'a permis de passer au-delà des checkpoints, mais la seule chose que j'avais à propos des Tigres tamouls, c’était les noms de deux ou trois de leurs commandants – qu’il m’était impossible de contacter.

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Pour me rendre sur la ligne de front, j'ai suivi des réfugiés qui revenaient sur le territoire tamoul, l'Eelam, dans le Nord. Je me souviens qu'on a dû passer par un tas de rizières et que j'ai dû marcher à coté de ma moto. Je ne sais pas comment, mais j'ai perdu les personnes avec qui j'étais et j'ai fini par me retrouver sur une route déserte. Un putain de no man's land. J'étais entre les lignes de front des Tigres et celles des forces gouvernementales. Tout d'un coup, j'ai commencé à être visé, à plusieurs reprises, avec des armes automatiques. J'étais super confus. Je ne savais pas d'où ça venait, du coup je suis monté sur ma bécane et j'ai taillé la route.

Un policier afghan sous les tirs après l'explosion d'une bombe suicide à Khogyani, dans la province de Nangahar, le 29 avril 2008

Vous ne saviez pas qui tirait sur vous ? Comment avez-vous su de quel coté vous enfuir ?
Aucune idée. Peut-être que mon sixième sens a décidé pour moi ; je me suis éloigné du mec qui me tirait dessus. J'ai foncé droit dans un buisson avec ma moto ; là, un groupe de soldats étaient accroupis. Je n'avais pas la moindre idée de qui étaient ces gars, ils n'étaient pas en uniforme. Au bout de deux minutes, j’ai pensé que j'étais avec les Tigres. Je me souviens m’être dit, « Putain… Je les ai trouvés ». En fait ils faisaient partie des troupes gouvernementales, c’était un groupe de mercenaires regroupés là au hasard. [rires]

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Qu'est-ce qui t’est arrivé ensuite ?
Les forces gouvernementales m'ont dit qu'elles se retiraient. J'ai répondu : « OK mais je dois trouver les Tigres tamouls, c'est pour ça que je suis ici. » Ils m'ont dit de simplement me diriger vers la fusillade. Alors j'ai pris ma moto et j'ai lentement commencé à rouler le long de la route. J'étais à mi-chemin lorsque les tirs ont recommencé. Je pouvais entendre le sifflement des balles à quelques centimètres de ma tête.

J'ai planté ma bécane dans un fossé sur le côté de la route et je me suis juste allongé là, pour me cacher. J’ai vu que des soldats me faisaient signe ; j'ai ramassé la moto et je me suis dirigé vers eux. Ils ne savaient pas qui j'étais, Tout ce que je pouvais faire, c’était de continuer à énoncer les noms des commandants tamouls dont je me souvenais. Ils ont fini par m’accepter parmi eux.

Il m'a fallu une bonne journée pour me remettre du choc. C’est une incroyable leçon – le fait que j'ai été confronté à la mort et que j'ai survécu était en lui-même incroyable. Bien que je n'en ai pas beaucoup profité photographiquement (les photos étaient toutes inutilisables) ce truc m'a inspiré et m'a donné envie de me rendre dans une autre zone de conflit. Je suis allé faire l'Angola en ‘93, le Rwanda pendant le génocide, puis le Zaïre et l'Afghanistan – qui est devenu au fil des années, une obsession.

Pourquoi êtes-vous revenu autant de fois en Afghanistan ?
Je pense que c’est essentiellement la beauté des gens et du paysage, ainsi que l'histoire du pays. En 1993, c’était le début de la guerre civile et j'ai senti qu'il n'y avait pas assez de couverture médiatique du truc. Kaboul était une ville assiégée, bombardée de toutes parts ; trois ou quatre factions moudjahidines différentes se battaient pour le contrôle de la ville.

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En 2008, vous étiez avec un convoi de la police afghane en bordure de Jalalabad, en plein attentat suicide. Vous avez fini par capturer l'événement sur vidéo, laquelle a été diffusée dans Foreign Correspondant sur ABC. L'attaque a été ultraviolente, et il a même été rapporté que vous et votre camarade photographe Paul Raffaele étiez mort. Qu'est-il arrivé ?
Je suis monté dans un hélicoptère avec plusieurs blessés en direction de Jalalabad. Paul était déjà là-bas pour se faire soigner par des médecins américains. Quand je suis arrivé, j'ai été accueilli par la police fédérale australienne – le ministère des Affaires étrangères avait déjà annoncé que deux journalistes australiens avaient été tués sur le coup. Ça m'a foutu les boules parce que je n'étais pas mort, et Paul non plus !

J'avais mon téléphone portable, du coup j'ai appelé chez moi et j'ai dit à ma copine, « Tout ce que tu entends dans les médias, ce n'est pas vrai – tu entends ma voix en ce moment même. Je suis vivant, Paul est grièvement blessé, mais je ne suis pas mort. »

Qu'est-il arrivé à Paul ?
Paul a eu de graves blessures à la tête. Il a pris des éclats sur tout le corps. Il a beaucoup de chance de s’en être tiré. Il a encore des morceaux d'obus à plusieurs endroits. C’est l'une des scènes les plus horribles que j'ai jamais vues.

Être à la fois victime et témoin de cet attentat a été une expérience incroyable. Être en mesure de documenter de cette façon, pile là où l'action se déroule, est un truc infiniment  rare.

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Dans la vidéo, vous vous demandez pourquoi vous faites ce travail, pourquoi vous êtes là, encore en vie. Avez-vous peur de revenir en zone de guerre depuis cette expérience de l’attentat ?
Je crois que c’est un peu le cas mais ça ne m'empêche certainement pas d'y aller et de prendre des risques. J'ai été dans de nombreuses situations où j'ai failli me faire tuer, et quand j’en reviens, je me dis : « Putain, comment j’ai survécu ce coup-ci ? Combien de vies me reste-t-il ? » Ça ne peut pas marcher à tous les coups, je crois. C'est un état de pure euphorie, un sentiment incroyable quand vous sortez d'une situation comme ça, où vous pensez vraiment que vous allez mourir – et qu’en fait, non, vous ne mourez pas.

Comment pouvez-vous expliquer à votre famille des choses comme ça ?
C'est toujours difficile, j'ai tendance à ne pas trop m'étendre là-dessus. Ma copine Lizzy a travaillé en zone de guerre avant, je peux lui en parler ; ma fille, elle, est trop jeune pour comprendre ce genre de choses, mais quand elle sera plus grande, je serai heureux de lui en parler. Il ne faut pas cacher quoi que ce soit à sa famille – quand quelque chose doit être dit, ça doit être dit.

Pensez-vous avoir été ciblé par le poseur de bombe, ce jour-là ?
Quand tout a été fini, j'y suis retourné pour refaire le scénario avec des notes prises sur mon carnet. Le fait que j'ai été filmé le matin de l’incident à l'hôtel m’a fait penser, en effet, que nous pouvions être les cibles de l’attentat. C'est tout à fait possible.

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Votre photo la plus controversée a été prise en 2005 en Afghanistan, et montre des soldats américains en train de brûler les corps de combattants talibans morts. Qu'est-ce qui s'est passé ce jour-là ?
Eh bien, j'ai été intégré à la 173e Airborne ; nous nous dirigions vers une zone contestée, infestée de talibans près de Shawali Kot, à Kandahar. J'étais rattaché aux PSYOPs, ce qui  est une chance inouïe. J’ai pensé : « Nah, tu te fous de ma gueule là ? » Je ne pouvais pas y croire ; c’est comme si on m’offrait tous mes cadeaux de Noël en même temps.

Qu'est-ce que les PSYOPs ?
Les unités psychologiques américaines. Il s'agit d'une section au sein de l'armée américaine. C'est presque comme la CIA. Ils jouent avec les nerfs de l'ennemi – ils sont impliqués dans les opérations de torture, les interrogatoires violents et supervisent toutes les prisons afghanes. Ils obtiennent les informations qu’ils veulent par différentes méthodes. Ils communiquent également avec l'ennemi en lâchant des tracts à partir d'hélicoptères et annoncent leurs messages via haut-parleurs.

OK cool. Alors, ils vous mettent avec les PSYOPs…
Ouais, je ne pouvais pas y croire. On a quitté la base aérienne de Kandahar avec le putain de « Hell's Bells » d'AC/DC, Metallica, et tous les groupes heavy metal qu’ils pouvaient foutre. C'était génial. On est arrivés dans ce petit village, Aq Gonbaz, où il y avait eu une bataille près de trois heures avant notre arrivée. Dans la matinée, je me suis réveillé avec les PSYOPs qui bossaient en narguant l'ennemi avec des enregistrements super bizarres, au volume max, en direction de la vallée. C'était des sons de bébés en pleurs et des hurlements de chiens – un truc sordide.

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J'ai su que deux combattants ennemis avaient été tués et que leurs corps étaient encore sur la colline. J'ai demandé au commandant si je pouvais aller là-bas, et il a envoyé l’un de ses sergents pour m'accompagner. Tandis que je m'approchais de la crête, j'ai vu ces corps à 20 mètres de moi, entourés par des Américains et quelques autres types des forces spéciales : des Français, des Afghans.

Il y avait ce gars qui allumait une allumette. On distinguait un bidon d'essence sur le côté –il a allumé les corps un peu par un. Je me suis dit « C'est quoi ce bordel ? » Les mecs faisaient leur putain de routine ; en bas, on entendait les PSYOPs qui hurlaient dans leurs haut-parleurs : « Talibans, vous êtes des chiens ! »

Les troupes américaines brûlent deux talibans morts après une bataille à proximité du village de Aq Gonbaz, 2005

Pas mal.
Puis ils se sont mis à accompagner les corps qui brûlaient avec des menaces : « Nous brûlons vos frères parce qu’ils s'opposent à l'Occident », ce genre de trucs. Ils me disaient qu'ils brûlaient les corps pour des raisons d'hygiène, ce qui est très possible, mais bon… Même si je ne pense pas qu'ils brûlaient les corps spécifiquement pour faire cette putain de déclaration, le doute est permis.

J’ai pris mon appareil et ma caméra pour immortaliser l’histoire puisque les corps brûlaient très vite. Ça s'est transformé en une affaire énorme et elle a été publiée dans le New York Times, et la vidéo avec. Elle a été diffusée dans tous les médias américains.

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Les gens se sont demandés ce que le monde musulman dans son ensemble allait penser en regardant cette vidéo. Chaque musulman était en droit de se dire : « Va te faire foutre ! Vous n’avez pas le droit de faire ça ! » Les Américains devaient être très prudents parce qu'ils se faisaient des ennemis parmi les Afghans, c’est-à-dire les gens pour lesquels ils se battaient.

Ça a été une sorte de réveil pour les Américains. La story a eu un tel impact qu'ils ont changé la politique militaire du pays ! Mes photos ont fait l'histoire ! Ils ont fini par suspendre toutes les opérations de la PSYOP en Afghanistan et en Irak et ont écrit une sorte de guide à destination des soldats américains, qui expliquait la culture de l'Islam et qui spécifiait qu’il était interdit de brûler les cadavres. Ce manuel a été donné à chaque soldat.

Qu'est-il arrivé aux soldats ?
Ils ont été réprimandés et certains d'entre eux ont été inculpés. Ça a été une chose difficile pour moi parce que je suis parti d’Afghanistan en me disant que l'armée américaine me détesterait à tout jamais. Je m'entendais très bien avec tous ces gars qui ont été accusés – ils m'avaient donné leur amitié.

Le referiez-vous ?
Eh bien oui, je le referais. C'est pour moi une question d’intégrité. Si j'étais confronté à un autre événement du même type, je le photographierais et le documenterais de la même manière.

Un portrait de Stephen Dupont pris par l'auteur de l'article, 2013

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Suivez Bradley sur Twitter : @HennyWilliams

Le leader de l'Alliance du Nord, Ahmed Shah Massoud, Faizabad, 1998

Des soldats US brûlent deux combattants talibans morts après une bataille près de Gonbaz, dans la province de Kandahar, 2005.

Un tank de l'Alliance du Nord traverse la ville de Jabal as Saraj, 2001.

Des soldats afghans au sommet d'une colline dans la province de Kunar, 2005.

Une carte d'Afghanistan peinte sur soie achetée dans un magasin militaire US de Kaboul, 2009.

Un triptyque de performers de Sing-Sing en Papouasie Nouvelle-Guinée, 2004.

Le sergent John Ingels des Weapons Platoon pose pour un portrait de la série « Why Am I A Marine? ».

Des Marines US en patrouille à Asadabad, dans la province de Kunar, 2005.

Un patient de l'hôpital psychiatrique de Papa Kitoko, à Luanda, Angola, 1993.

Le pied enchaîné d'un patient à l'hôpital psychiatrique de Papa Kitoko, à Luanda, en Angola.

Les Weapons Platoon de l'US Marine Corp à Helmand, 2009

Des brochures de l'armée US balancée dans des zones rurales afghanes en 2005.