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Erasmus sera probablement l’année la plus sinistre de votre vie

Le cool de votre année d'Erasmus en sept mots-clés : Enfermement ! Ressentiment ! Apitoiement ! Souffrance ! Mal-être ! Unique ! Solitaire !

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L'auberge espagnole de Romain Duris a appris un truc aux jeunes de France : Erasmus, c'est cool. En témoigne l'engouement autour du fameux programme de mobilité européen, qui fait maintenant partie d'un cursus universitaire lambda et qui ajoute une touche de « professionnalisme » – et d'exotisme – à votre CV. Depuis 1987, date de création du programme, trois millions d'étudiants en ont profité pour effectuer un séjour à l'étranger. Le nombre de Frenchies qu'on envoie chaque année par-delà nos frontières pour étudier – et surtout, boire le plus et le plus vite possible – ne cesse de croître : de 28 000 en 2008, on est passé à 35 000 en 2012.

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Cette augmentation peut être expliquée par la prolifération de blogs où des étudiants peuvent témoigner de leur expérience et se dire satisfaits de leur année à l'étranger. Dans une enquête menée en mars 2014, 90 % de ceux qui ont tenté l'expérience recommandent d'y participer. D'ailleurs, il est probable qu'on vous exhorte à vous lancer dans l'aventure vous aussi. On connaît tous ce mec qui est parti en Espagne et est revenu « plus ouvert d'esprit », ou cette meuf exilée six mois en Irlande parce qu'elle se posait beaucoup de questions et « en a appris plus sur une nouvelle culture et sur "elle-même" ».

Ces gens sont des fenêtres à demi-ouvertes sur l'expérience Erasmus. Ils véhiculent un message mièvre et naïvement hédoniste à l'aide d'une rhétorique conventionnelle. On pourrait résumer celle-ci par une banalité pseudo-philosophique du type « Une année Erasmus ne se raconte pas, elle se vit » ou « Erasmus : la meilleure expérience de votre vie ». En réalité, Erasmus, c'est une année qui commence et se termine par un foutoir administratif et au milieu de laquelle vous attendent une chambre minuscule, de longs appels Skype et des soirées avec des gens qui noient leur incapacité à communiquer avec vous dans des verres de vodka. Autrement dit : Erasmus, c'est aussi super triste.

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Ceci dit, mon expérience à moi ne s'est pas trop mal passée. Ce serait cracher dans la soupe que de dire que mon année a été une catastrophe. J'ai vécu des trucs cool et rencontré des gens sympas et intéressants. J'ai aussi vécu des trucs moins cool et rencontré des énormes connards et des gens superficiels.

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Même en mettant de côté les choses qui ne sont pas censées arriver en Erasmus, comme le cancer qu'on m'a diagnostiqué cette année-là, le (second) bordel administratif qui en a découlé et le mois que j'ai dû passer sans une thune à cause de l'incompétence de mon banquier, j'ai du mal à voir mon année comme la meilleure expérience de ma vie ou comme quelque chose qui m'a permis d'en « savoir plus sur moi-même ».

En fait, pour moi, ce discours qu'on se plaît à partager à propos d'Erasmus, c'est un truc qu'on dit, un peu sans réfléchir, parce qu'on l'a entendu ailleurs – une sorte d'autocensure qui consiste à se souvenir de tous les moments d'ivresse, les repas au restaurant et les week-ends de 5 jours en oubliant les gueules de bois, les additions à 50 balles et les nuits blanches à boire des boissons énergisantes en essayant de terminer sa dissertation.

C'est quelque chose qui devient plus ou moins évident une fois que la magie des premières semaines s'efface et que l'habitude enveloppe l'expérience quotidienne.

À un moment, je ne suis plus arrivé à comprendre pourquoi les Anglais faisaient la queue à l'arrêt de bus. Mais ailleurs, ça peut être aussi ce moment où vous ne captez plus pourquoi les Espagnols aiment tant les jeux de hasard ou pourquoi les Allemands arrivent toujours une demi-heure en avance au travail.

Dans les années 1950, l'anthropologue Kalervo Oberg a mis en avant le concept de choc culturel qui résume très bien cette idée. En gros, pendant les premières semaines, l'étudiant est dans une sorte de phase semblable à une « lune de miel », où tout est rose et chaque nouvelle merveilleuse découverte vient parfaire la vision qu'il se fait de son nouvel environnement. Puis, livré à lui-même, le sentiment d'indépendance s'efface et il est confronté à une sorte de désillusion, engendrée par les aspects profonds, invisibles et inhérents à la nouvelle culture dans laquelle il est plongé – comme les valeurs, modes de pensée et vision du monde. C'est le moment où ledit choc culturel lui arrive en plein dans la gueule ; ou la partie immergée de l'iceberg qu'il découvre.

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Concrètement, c'est le moment où je ne suis plus arrivé à comprendre pourquoi les Anglais faisaient la queue à l'arrêt de bus. Mais ailleurs, ça peut être aussi ce moment où vous ne captez plus pourquoi les Espagnols aiment tant les jeux de hasard ou pourquoi les Allemands arrivent toujours une demi-heure en avance au travail. Vous vous rendez compte que vos repères disparaissent. Et que Darwin avait raison : si vous voulez survivre, il faut vous adapter. C'est un peu comme après le mariage : votre femme ne vous taille plus de pipes et vos gamins vous réveillent en criant à deux heures du matin.

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Bref, c'est à ce moment-là que la vraie nature d'Erasmus se révèle : une expérience triste et superficielle où l'on fait tous semblants ; que ce soit de travailler, de se faire des amis ou de tout recommencer à zéro. On fait tous semblants, parce qu'on sait qu'une fois l'année finie, notre quotidien de merde pré-Erasmus reprendra – ou pire, on devra trouver un job. La preuve : l'existence du syndrome de dépression post-Erasmus. Le pire de tout, c'est peut-être qu'on fait semblant de s'immerger dans une nouvelle culture dont on ne fera jamais vraiment partie.

Quand je suis parti pour mon année Erasmus en Angleterre, j'avais vraiment les meilleures intentions. J'avais une réelle envie de m'intégrer à ce monde fait de bouffe grasse, de rouquins dans des stades de foot et de pintes à deux livres au pub. Mais au final, on m'a toujours vu comme un étudiant étranger. Ou pire, un connard d'étudiant français pédant. Je ne sais pas combien de fois j'ai dû faire semblant de m'intéresser à des conversations stériles du style « Oh you're French, I love Paris », « So, is that true that you eat frogs ? » ou « What does "Voulez-vous coucher avec moi" mean ? ».

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J'ai moi-même commencé à penser que les stéréotypes à propos de tel ou tel pays étaient vrais en voyant que les étudiantes espagnoles connaissaient toutes les chansons de merde, que les Allemands ne comprenaient pas les blagues, que les Italiens ne pouvaient pas s'exprimer sans crier et que les Français se plaignaient tout le temps de la bouffe. C'est marrant au début, et puis ça devient lassant. Puis après la lassitude vient la tristesse. On est tous définis par l'endroit d'où on vient : condamné à n'être rien d'autre que Français, Polonais, Russe ou Allemand.

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Alors, au lieu de jouer un rôle, on retourne dans notre zone de confort. C'est pour ça qu'on commence à traîner uniquement avec nos compatriotes ; qu'on passe plus de temps sur Skype à parler à nos potes et à nos parents qu'à essayer de nous intégrer ; à boire de l'alcool pour pouvoir parler aux autres.

En fin de compte, Erasmus, ce n'est ni un truc qui se vit, ni la meilleure année de votre vie, mais plutôt quelque chose qu'on subit. Pensez-y en observant ces étudiants des classes moyennes qui font semblant de passer du bon temps en soirées internationales et vous vous rendez compte que tout ça n'est qu'illusion. C'est sûrement parce qu'on a assimilé le message qu'Erasmus, c'était cool, alors on essaie de se convaincre que c'est le cas en dansant sur de la musique de merde et en écoutant des discussions stéréotypées.

Au final, les gens partent en Erasmus pour quoi ? Vivre quelque chose de différent, « se découvrir » ? Personnellement, je n'ai rien découvert de plus sur moi qu'en apprenant à conduire, en faisant du sport ou en lisant un livre. Tant mieux pour ceux qui ont réussi à se trouver dans une chambre minuscule remplie de mouchoirs pleins de foutre – quand ce ne sont pas des larmes –, de bouteilles de bière vides et de photos de leurs meilleurs potes laissés au pays. Eux pourront vous dire comme Duris à quel point Erasmus, c'est cool.

Robin est sur Twitter.