Nos villes sont de plus en plus hostiles

J’avais 13 ans quand j’ai eu mon premier rendez-vous avec une fille. J’avais réfléchi à toutes les techniques d’approche possibles, mais le moment venu, un obstacle auquel je n’avais pas pensé m’a empêché de me lancer. On était assis sur un banc, qui en plus d’être terriblement inconfortable présentait un défaut majeur : l’énorme barre de fer censée permettre de bien délimiter les places. Sérieusement, quel genre de pervers polymorphe invente des trucs pareils ? En tout cas, ça a rendu impossible tout rapprochement discret, et je rentrai chez moi bredouille, pestant contre le prétendu designer qui avait accouché d’une idée aussi stupide.

Je n’ai compris que plus tard que cette idée n’était en fait absolument pas stupide. Vicieuse, certes, mais pas stupide. Vous le savez sûrement, ce genre d’installation sur les bancs publics n’a pas pour but d’empêcher les adolescents hésitants de découvrir l’amour, mais plutôt d’éviter que des sans-abri ne dorment dessus.

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L’objectif est de rendre le mobilier urbain le plus confortable possible pour les gens normaux, les touristes, les travailleurs et les familles, et le moins possible pour tous ceux dont on ne veut pas : les drogués, les alcooliques, les adolescents qui se raclent les molaires en public – et les sans-abris, donc. Il s’agit de trouver des moyens de ne rendre qu’un seul usage possible, et d’empêcher tout détournement du mobilier urbain.

Et pour cela, les idées ne manquent pas : bancs inclinés sur lesquels on ne peut que s’appuyer (qui répondent au doux nom « d’appuis ischiatiques »), bancs individuels (hé, les designers urbains : ça existe déjà et ça s’appelle des chaises), ou bancs avec accoudoirs, tout est bon pour s’assurer que les gens ne restent pas trop longtemps dessus. La palme du banc public qui n’en est plus un revient à ce banc, qui ne laisse s’asseoir que les gens prêts à payer pour et les fakirs.

C’est inconfortable, et c’est fait pour. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Gordan Savicic, du site Unpleasant Design

Mais les urbanistes ne se contentent pas d’appliquer des designs socialement clivants aux bancs publics. Les sans-abri sont la cible privilégiée : des plans inclinés à 45° sur les devantures de magasins aux sculptures à l’esthétique discutable qui sont surtout un moyen d’occuper l’espace, en passant par les murs anti-pisse, tout semble fait pour éviter qu’ils s’installent, dorment ou se soulagent dans nos villes.

Ces aménagements hostiles sont un moyen commode de rendre les populations marginales moins visibles, ce qui évite aux autorités mais aussi aux particuliers d’être obligés de reconnaître leur existence et, par conséquent, de devoir les aider ou les accepter.

Les militants du Survival Group ont entrepris de prendre en photo ces dispositifs anti-SDF : ils les appellent les « anti-sites ». Ils présentent le concept ainsi : « excroissances urbaines anti-SDF qui se multiplient à Paris (ou ailleurs), et repoussent les démunis vers des zones encore plus inhospitalières. Cette violence ordonnée, indifférente aux souffrances d’autrui est une réponse silencieuse et paradoxale à l’ultime précarité, en n’améliorant que la qualité de vie des parisiens dérangés par la misère de France. En réalité, ces initiatives (collectives, privées, publiques), ne participent qu’à la dégradation des relations humaines, et au triomphe égoïste de l’individualisme. »

Photo via le Survival Group

Si les Anglais se sont enflammés en 2014 sur ce type d’aménagements – allant jusqu’à manifester –, il faut savoir qu’ils ne sont pas tout à fait nouveaux, et que leur multiplication s’inscrit dans une tendance de longue date. Mais surtout, là où les choses deviennent encore plus intéressantes, c’est quand les urbanistes et les associations de riverains réfléchissent à des moyens de repousser d’autres populations « dérangeantes » que les seuls SDF : les jeunes qui traînent et font du bruit la nuit, les junkies, les skaters.

Là encore, vous n’imaginez pas à quel point ils peuvent être innovants : que pensez-vous par exemple du mec qui a eu l’idée d’équiper des toilettes publiques avec des néons bleus ? L’intérêt ? En empêchant de bien distinguer les veines, la lumière des néons doit permettre d’éviter que les junkies ne prennent les toilettes publiques pour des salles de shoot.

Vous préférez le rose ? Une association de riverains de Mansfield, au Royaume-Uni, a installé des dispositifs dont la lumière rose est censée faire ressortir les imperfections des peaux adolescentes, afin de dissuader les jeunes qui traînaient dans les rues du quartier de continuer leurs sorties nocturnes.

Mais comme ça ne marche que la nuit, il a fallu trouver autre chose pour éviter les attroupements diurnes : le Mosquito (parfois appelé Beethoven), « dispositif de harcèlement acoustique » émettant des hautes fréquences que seuls les moins de 25 ans sont censés entendre. Avant même le déploiement massif de ce dispositif, les Anglais avaient déjà eu l’idée de diffuser de la musique ringarde dans les stations de métro pour éloigner les jeunes, ce qui a inspiré la SNCF.

Je ne sais pas si Mozart apprécierait s’il savait qu’il sert aujourd’hui de « répulsif sonore ». Photo via

Bref, les politiques de « prévention situationnelle », si elles ont pris leur essor dès les années 2000, s’étendent de plus en plus à d’autres populations. Mais surtout, elles bénéficient d’une sorte de banalisation, accentuée par le fait que ces aménagements sont généralement invisibles pour les populations qui ne sont pas concernées. Si le sujet était régulièrement repris par les médias à l’arrivée de l’hiver dans les années 2000, il semblerait qu’on s’habitue progressivement à ces aménagements ; mais c’est là ce qui les rend dangereux.

On peut trouver tout un tas d’autres exemples d’aménagements et de mobiliers urbains qui compartimentent et rendent hostile l’espace social, parce qu’ils en empêchent les usages alternatifs préconisés par certains groupes sociaux : revêtements anti-stickers appliqués aux poteaux et poubelles publiques, obstacles anti-skaters

Ce qui est vraiment important, ce n’est pas tant la diversité de ces aménagements que ce qu’ils ont en commun : ils transforment la rue, la ville, qui sont l’essence même de l’espace public, afin de la rendre inadéquats pour les populations jugées elles-mêmes inadéquates. Mais en procédant ainsi, en choisissant qui peut utiliser l’espace public et comment il peut le faire, c’est la publicité qu’on détruit, et avec elle des notions plus importantes encore comme la liberté, le vivre-ensemble et la tolérance.

Certes, les partisans de telles installations souligneront que ce sont les populations qu’ils tentent de repousser qui abusent de leur liberté, qui ne respectent pas le vivre-ensemble. Mais sans chercher à faire l’apologie de comportements anti-sociaux, il semble nécessaire de rappeler que ces détournements de l’espace public, quand ils ne sont pas contraints, expriment simplement des choix, des modes de vie et des préférences.

Si l’on considère la question ainsi, on comprend que les décisions prises par la majorité, dès lors qu’elle segmentent l’espace social et repoussent la figure de l’Autre, sont au moins aussi anti-sociales que les comportements contre lesquelles elles prétendent lutter.

Le vivre-ensemble ne signifie pas qu’il faut tourner le dos aux populations avec lesquelles on ne veut pas vivre. Il exige d’accepter de vivre avec elles, et de les aider à vivre avec le reste de la société. La prévention des incivilités par le biais de l’aménagement urbain doit donc se faire en tenant compte des dangers de la ségrégation pour des populations déjà en marge.

Le prix à payer sera peut-être de devoir assister au spectacle grotesque des flirts adolescents, mais l’enjeu ici est la revitalisation d’un espace public qui le serait vraiment.