Illustrations d'Ella de Souza

FYI.

This story is over 5 years old.

Stuff

De la coke dans le tiramisu, ou comment j’ai bossé dans un restaurant géré par la mafia

Partouzes, bastons et ados en survêt' – ma vie de serveur au Yangtze, haut-lieu de la Pègre polonaise.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

« Après avoir bossé pour moi, les jeux de hasard, la prostitution, la baston et l'extorsion n'auront plus aucun secret pour toi », m'explique Józef, mon chef, en fixant une machine à sous. Une cerise, une cerise, une cerise et une fraise. Sa main – aussi large qu'une patte d'ours – frappe violemment le bord de la machine. Il est 5 heures du matin et je bosse depuis plus de dix heures. J'ai pris quelques pauses – quelques minutes par-ci par-là, passées à me planquer dans les toilettes en essayant de me détendre. Ne touchant aucun salaire, comme tous les autres serveurs, j'étais parti au boulot en me disant que ce serait mon dernier jour. Les pourboires m'ont finalement convaincu de rester quelques jours de plus – après ça, je pourrai m'offrir des vacances et ne plus jamais remettre les pieds dans ce trou à rats.

Publicité

Józef a environ 50 ans. Il mesure 1m85. Il est bâti comme un gorille. Des jambes courtes, des épaules très larges, un peu de ventre. Des petits yeux noirs qui traduisent l'indifférence. L'indifférence, un mot qui décrit assez bien tout ce qu'entreprend Józef – ou plutôt « Matador », comme il se fait appeler dans le petit monde de la criminalité polonaise. À première vue, Józef a l'air d'un homme d'affaires occupé à surveiller l'arrivée des plats et à accueillir des clients. Peut-être a-t-il des enfants, et une femme aimante.

Nous sommes en 2007. Je viens tout juste de terminer le lycée et de passer mon bac. Je suis passionné de BMX et ma copine vient de me plaquer. Bien entendu, j'ai vécu cette rupture comme tous les ados de mon âge – en partageant mon chagrin via des statuts MSN et des liens vers des chansons tristes.

Le restaurant Yangtze se trouve dans le centre-ville, sur la place du marché. On est en juin. Les terrasses sont bondées. La ville fourmille de jeunes ados fraîchement diplômés, comme moi. Les murs du restaurant sont recouverts de trucs chinois faits main. Voici quelques-unes des expériences que j'ai vécues en travaillant dans un restaurant géré par un gangster polonais.

LE PAQUET MYSTÉRIEUX

Un couple très bien habillé commande un tiramisu. « Ce n'est pas à la carte », leur dis-je. Le chef sort de nulle part, aimable et éloquent comme un valet. « Ne vous inquiétez pas, nous allons tout de suite vous amener un tiramisu de notre autre restaurant. Toi, va à La Fortuna et demande leur un tiramisu, m'ordonne-t-il. Si tu te dépêches, tu auras même une petite prime ! » Je traverse la place bondée pour me rendre à La Fortuna. On se croirait dans un palace. 50 tables sont prêtes à accueillir les clients, mais il n'y a pas un chat à l'horizon, à part le cuisinier. Il est assis à une table, en train de boire du whisky et de lire le journal.

Publicité

La Fortuna sert de 3 à 5 couverts par jour et chaque client laisse une somme conséquente. De toute façon, ce restaurant n'a pas pour but de faire entrer de l'argent, seulement de faire bonne impression auprès des partenaires du « Matador ». Józef y invite des crapules de premier ordre, des mecs qui viennent de Varsovie afin de récupérer leur pourcentage sur des jeux de hasard. Après un bon dîner à base de homard et de charcuterie, le gang se délecte du meilleur whisky de la ville, puis va aux putes.

Mon tiramisu m'attend déjà, minutieusement emballé. De retour au Yangtze, je demande au cuisinier de le partager en deux parties. Il me regarde et se marre – le tiramisu reste emballé. Józef arrive et me demande de nettoyer la table où se trouvait le couple – la table est à présent vide. Le pourboire laissé est considérable : 150 zlotys, soit 35 euros.

Józef arrive, pose sa main énorme sur mon épaule, se penche et me dit : « Si tu continues comme ça, tu vas avoir de chouettes missions. » J'ai fini par apprendre grâce au cuisinier que j'avais couru comme un débile à travers toute la place avec un tiramisu qui valait beaucoup d'argent – j'avais fait transiter de la drogue sans m'en rendre compte. J'étais devenu une mule.

de-la-coke-dans-le-tiramisu-ou-comment-jai-bosse-dans-un-restaurant-gere-par-la-mafia-body-image-1459357774-size_1000

L'APPAREIL PHOTO ET LA PARTOUZE

J'attends devant le restaurant que le chef et ses potes payent les prostituées. Ça prend pas mal de temps. Józef sait qu'elles travaillent pour l'un des types les plus respectés de la ville, donc ses méthodes habituelles – un gracieux « dégage salope » accompagné de quelques coups – ne sont pas envisageables ce soir.

Publicité

Cerise sur le gâteau, le chef a perdu tellement d'argent que je dois lui filer mes pourboires – il désire jouer quelques pièces dans une machine à sous. J'attends qu'il gagne enfin quelque chose pour pouvoir rentrer chez moi, sachant pertinemment que si j'attends le lendemain, il aura oublié. Enfin, une machine commence à émettre une mélodie et à faire pleuvoir de l'argent. Józef me file quelques billets sans compter.

« Tu t'y connais un peu en informatique ? », me demande-t-il complètement bourré.

« Comme tout le monde », lui dis-je.

« Viens m'aider alors. Tu es malin toi, pas comme ces imbéciles qui ne savent rien faire », dit-il en montrant du doigt ses bras droits. Nous montons à l'étage. Les prostituées se préparent à partir.

Nous arrivons dans une pièce remplie de fauteuils rouges. Un vieux PC est posé sur un bar, près d'un appareil photo. Józef veut que je transfère les photos de son anniversaire sur son ordinateur – il désire les envoyer à quelqu'un. Il est assis à côté de moi, tout excité. Je clique sur « copier » et il commence à lancer des regards furtifs ; un coup sur moi, un coup sur l'écran.

Il y a une quinzaine de photos – des femmes nues inconscientes, des cadavres de bouteilles un peu partout, des homards et des morceaux de ce qui semble être un cochon grillé. Toutes les photos sont une variation sur un même thème : une bande de mecs à moitié nus, une partouze, des gros plans sur des bites, une femme avec un œil au beurre noir. Sur l'une des photos, Józef est à poil, un jambonneau dans la main. Son ami, à poil lui aussi, tient une Kalachnikov – ils sourient tous les deux face à la caméra. Deux femmes sont en train de les sucer.

Publicité

Je joins les photos à un mail, sans un mot. « C'était une sacrée fête », me précise Józef.

PATRYCJA, LA SERVEUSE CAJOLÉE

Patrycja a 18 ans. Elle est pas mal : brune, les cheveux longs, un corps de mannequin et des dents un peu tordues. Ce n'est pas une flèche, mais elle est cool. Elle a été la première à comprendre qu'on ne recevrait jamais le moindre salaire, et elle a été la première à s'en plaindre au chef. À chaque fois qu'elle fait une scène devant les clients, le chef la conduit à l'étage pour une petite demi-heure. À chaque fois, elle revient détendue – tout le monde sait très bien qu'elle couche avec lui et qu'elle reçoit un salaire supplémentaire pour ça. Bizarrement, après chacune de ses auditions privées, elle oublie cette histoire d'injustices salariales.

C'est l'une des rares filles que Józef traite avec respect ; il ne la frappe jamais. Parfois, il se prend d'amitié pour quelqu'un, comme ça, sans raison. Cependant, son petit faible pour certaines personnes ne l'empêche ni de violer les serveuses ni d'éclater la tête de sa copine contre le capot d'un taxi. Les filles malignes comme Patrycja démissionnent toujours au bout d'un mois ou deux – quand un pote de Józef leur tombe dessus et réclame sa part. Patrycja et ses semblables finissent par trouver un boulot dans un autre restaurant. Elles savent ce qu'elles veulent et n'éprouvent aucune gêne. Facile ? Facile.

de-la-coke-dans-le-tiramisu-ou-comment-jai-bosse-dans-un-restaurant-gere-par-la-mafia-body-image-1459357799-size_1000

KAROL, L'EMPLOYÉ MARTYRISÉ

Publicité

Józef a embauché Karol, un type un peu simplet mais adorable, pour aider en cuisine. Il vient d'une petite ville et c'est la première fois qu'il vit ailleurs que chez ses parents. Un jour, Karol s'autorise une petite pause pendant le service, parce qu'il y a un match de foot à la télé. Quand le chef revient avec son pote Robert, ils le traînent hors de la cuisine avant de le battre comme un chien, devant les clients. Bien sûr, ils font ça proprement, sans laisser de traces sur le visage. C'est la première fois que j'assiste à une situation comme celle-ci. Je n'ai aucune idée de ce que je dois faire – au final, personne ne bronche.

Karol s'excuse auprès du chef et se remet au travail. « Va porter plainte, casse-toi d'ici ! », lui ai-je conseillé plein de compassion. « Je préfère assurer mes arrières, il connaît tout le monde. Le chef de la police vient souvent boire son café ici, aux frais de la maison, alors à qui veux-tu que je me plaigne ? », me répond-il.

Il est vrai que Józef n'a jamais eu d'ennuis avec la police. Ni avec la mairie, d'ailleurs, à qui il doit pourtant plusieurs milliers d'euros.

LES CLIENTS DIVERS

Le Yangtze regorge de clients particulièrement intéressants. On y trouve des voleurs professionnels, comme Jarek. Une fois par semaine, il ramène un sac de sport rempli de vêtements de marque – par exemple, une veste Hugo Boss : « Elle tombe super bien, normalement c'est 800 balles mais toi je te la fais à 200, OK ? ».

Publicité

Il y a aussi le Gypsy King, le boss de la communauté rom locale. 1m90, 150 kilos, des chaînes en or, un chapeau de cow-boy et un survêtement. Il est toujours accompagné par une bande de gamins entre 12 et 17 ans. Ils ont les cheveux plein de gel, des polos Lacoste et ils matent tout ce qui a une poitrine.

Parfois, on reçoit la visite de stars de la pop et de pseudo-célébrités locales qui se sont fait connaître grâce à des émissions de téléréalité merdiques. Ils sont tous très fiers de traîner avec Józef. Ça ne fait pas vraiment de différence pour moi. Je dois toujours nettoyer le vomi dans les toilettes, peu importe à qui il appartient.

§

Avec le recul, je me rends compte que malgré quelques conversations un peu musclées, le chef n'a jamais levé la main sur moi. Ça a déjà failli arriver, mais à chaque fois l'un de ses potes l'en empêchait, car il ne voyait pas vraiment l'intérêt de frapper un pauvre serveur innocent.

Aujourd'hui, Józef est en prison pour agression et tentative de viol. Les restaurants ont changé de nom et de décoration, mais sont tenus et fréquentés par les personnes.

* Les noms de l'auteur, des personnes et des lieux ont été changés.