Une main qui dit bonjour
Image : Emojipedia 
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Selon les investisseurs de la Silicon Valley, les journalistes ont trop de pouvoir

Dans un enregistrement audio provenant d'une application, accessible sur invitation uniquement, des investisseurs en capital-risque discutent de ce qu'ils pensent être un problème dans le journalisme.

Au cours d'une conversation tenue mercredi 1er juillet sur l'application Clubhouse – un réseau social audio accessible sur invitation uniquement, populaire auprès des investisseurs en capital-risque et des célébrités –, l'entrepreneur Balaji Srinivasan, plusieurs employés de la société Andreessen Horowitz et, pour une raison quelconque, le journaliste de télévision Roland Martin, ont passé au moins une heure à parler du fait que les journalistes avaient trop de pouvoir pour
« opposer leur veto » aux gens et se sont demandé ce qu'eux, les titans de la Silicon Valley, pouvaient faire à ce sujet.

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La conversation montre à quel point les millionnaires de la Silicon Valley, qui ont été acclamés par la presse et salués comme des innovateurs et des révolutionnaires, comprennent mal le rôle du journaliste lorsque celui-ci critique leur industrie. Ils ont également exprimé leur désir de trouver de nouveaux moyens de contrer ce qu'ils considèrent comme une couverture médiatique défavorable et injuste.

Nous avons obtenu un enregistrement de la conversation qui s'est déroulée sur Clubhouse, une application qui, fin mai, ne comptait que 1 500 utilisateurs. L'application a été évaluée à 100 millions de dollars après avoir reçu un investissement de 12 millions de dollars du fonds américain de capital-risque Andreessen Horowitz. En mai, Taylor Lorenz, journaliste du New York Times spécialisée dans la culture Internet, a écrit que l'application est « le lieu où les investisseurs en capital-risque se retrouvent pour discuter pendant qu’ils sont en quarantaine chez eux ».

Mercredi 1er juillet, le sujet de conversation était Lorenz elle-même, qui avait écouté la discussion un peu plus tôt mais qui était partie avant la fin. Après son départ, les participants ont commencé à discuter pour savoir si Lorenz jouait « la carte de la femme » en évoquant son harcèlement à la suite d’une altercation sur Twitter avec Srinivasan. « On ne peut pas s'en prendre à quelqu'un, l'attaquer, et puis lui dire simplement : "Hé, parce que j'ai des ovaires, tu n’as pas le droit de riposter" », a déclaré Felicia Horowitz, fondatrice de la Horowitz Foundation et épouse de Ben Horowitz, cofondateur de la société Andreessen Horowitz.

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Ces derniers jours, Lorenz, qui a critiqué sur Twitter Steph Korey, co-directeur de la start-up de voyage Away, a été harcelée et son identité a été usurpée sur Twitter.

Lors de l'appel, Srinivasan a laissé entendre que Lorenz – qui l’avait accusé plus tôt dans la journée de « vouloir constamment détruire ma carrière sur Internet et en privé » – réagissait de manière excessive et qu'elle avait peut-être peur de lui, et que c'était la raison pour laquelle elle avait quitté la conversation ce soir-là sur Clubhouse. « Taylor a-t-elle peur d'un homme de couleur dans la rue ? Non, alors elle ne devrait pas avoir peur d'un homme de couleur sur Clubhouse, a-t-il dit. Je n'ai littéralement rien fait à part écrire un tweet. Un seul. Globalement, toute cette histoire de harcèlement sur Twitter est complètement illégitime, complètement inventée, complètement mise en scène et tout simplement fausse. »

La discussion audio avait commencé par une conversation plus large sur l'état du journalisme et sur ce que les investisseurs en capital-risque devaient faire pour obtenir une meilleure couverture, mais ensuite, elle a complètement déraillé. Srinivasan, ancien associé général d'Andreessen Horowitz, a affirmé que « toute la presse spécialisée était complice d’avoir dissimulé la menace de COVID-19 », et que se fier à la presse, « c'est mettre votre chaîne d'approvisionnement en informations entre les mains de tiers qui ne sont pas plus au courant que vous ».

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Lorsqu'on lui a demandé de commenter les propos échangés sur le chat de Clubhouse, Srinivasan a fait une capture d'écran de notre demande et l’a postée sur Twitter. « Il y a une dynamique très, très toxique dans notre industrie en ce moment, a déclaré Nait Jones, associé chez Andreessen Horowitz, en parlant des récents signalements d'abus dans l'industrie technologique. Parce que ces histoires sont si populaires et génèrent tant de trafic, elles ont créé un marché. Du coup, les journalistes ont la pression : ils doivent absolument trouver la prochaine bonne histoire au sein d'une entreprise technologique en pleine croissance, puisque ce sont ces articles qui marchent sur Twitter, surtout quand ils concernent la protection des personnes vulnérables. »

(En 2020, l'idée que la pêche aux « clics » est une stratégie commerciale efficace pour générer des revenus publicitaires est une erreur. Les publications qui dépendent exclusivement de la publicité échouent à un rythme effarant ; sur le plan financier, de nombreux médias s'éloignent de plus en plus du modèle de la publicité axée sur le trafic, pour se concentrer davantage sur les événements en direct, les abonnements, la mise à disposition des articles aux studios de cinéma, et d'autres modèles encore qui reposent sur un lectorat dévoué).

Les utilisateurs exclusifs de Clubhouse semblaient se considérer comme d'humbles citoyens en proie à des élites corrompues avides d'argent et de pouvoir. Cette situation a atteint un étrange point lorsque Srinivasan s'est vanté de défendre la PDG d'une marque d’accessoires de voyage qui faisait face à un scandale, la dépeignant comme pratiquement impuissante en raison de son nombre relativement faible de followers sur Twitter. La conversation trempait presque dans le complotisme, avec des participants obsédés par le moindre drame, persuadés que, sur Twitter, Lorenz avait dépassé les bornes et méritait d’être punie. « Son employeur devrait lui dire de rester à sa place, a déclaré Martin. En tant que journaliste, elle ne doit pas porter de jugement éditorial sur quelqu'un. Qu’elle se contente de rapporter les faits. »

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« Taylor est une excellente journaliste qui fait un travail remarquablement pertinent. Tous les journalistes devraient pouvoir faire leur travail sans être harcelés », nous a déclaré par mail Choire Sicha, rédactrice en chef de la section « Styles » du NYTimes.

Les fondateurs de Clubhouse, Rothan Seth et Paul Davison, n'ont pas répondu à notre demande de commentaires. Jones n'a pas répondu non plus. Andreessen Horowitz a refusé de commenter.

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La conversation a été initiée par une série d'événements internes qui se sont produits au cours des deux dernières semaines. Certains millionnaires de la Silicon Valley ont jeté leur dévolu sur le New York Times après que Scott Alexander, un psychiatre qui dirigeait le blog de philosophie SlateStarCodex, a supprimé l'intégralité du blog parce qu'il pensait que les médias allaient le « doxer » en publiant son vrai nom dans un article à venir. (Il convient de noter qu'Alexander a republié toutes les entrées du blog SlateStarCodex dans des livres en utilisant son vrai nom.) Cet événement a donné lieu à une discussion continue et fastidieuse entre les investisseurs en capital-risque sur l'éthique journalistique, les modèles commerciaux et les incitations à la publication.

Mercredi 1 er juillet, Korey, la co-directrice générale de Away, une marque d'accessoires de voyage qui a fait l'objet d’un article de The Verge l'année dernière, a publié une série de posts Instagram disant que The Verge l'avait injustement attaquée en partie parce qu'elle était une femme. Elle a également déclaré qu'il devrait être plus facile de poursuivre les journalistes en justice, et que la principale motivation du journalisme est le « clic ». L'article de The Verge s'est concentré sur l'exposition d'une culture abusive chez Away sous la direction de Korey. Des employés de l’entreprise ont fait savoir qu'ils n'étaient pas autorisés à prendre des vacances ou à s'envoyer des mails, et qu'ils étaient obligés de travailler pendant de très longues heures.

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« Leur motivation n’est pas de signaler ce qui se passe, mais d’écrire des choses que les gens partagent sur les réseaux sociaux, a écrit Korey. Et plusieurs de ces médias, dont la plupart ne sont que numériques, ont des lignes éditoriales quasi inexistantes (surtout les médias « clickbait » – vous vous reconnaitrez). Commentaire à part : je pourrais écrire tout un essai sur la façon dont les poursuites en diffamation devraient être plus faciles à engager maintenant que les fausses déclarations *sont* le modèle économique de certains de ces médias. » (Suite à l'histoire de The Verge, Korey a annoncé qu'elle avait engagé le célèbre cabinet d'avocats spécialisé dans la diffamation, Clare Locke LLP, dont le fond de commerce est d'arrêter ou d'enterrer les scandales).

Après que Korey a publié ses posts sur Instagram, plusieurs journalistes les ont commentés, dont Lorenz, qui a tweeté : « Steph Korey, l'ancienne PDG disgraciée de la société d'accessoires de voyage Away, fustige les médias sur son compte Instagram. Ses publications sont incohérentes et il est décevant de voir une femme qui a dirigé une entreprise perpétuer des mensonges comme celui-ci sur une industrie dont elle n'a manifestement pas connaissance. »

Immédiatement, plusieurs investisseurs de la Silicon Valley ont commencé à tweeter au sujet du commentaire de Lorenz, en particulier Srinivasan, qui a finalement ouvert un thread de sept tweets disant que Lorenz et les journalistes comme elle sont des « sociopathes ». Le même jour, un compte Twitter se qualifiant de « parodie » de Taylor Lorenz a commencé à retweeter les commentaires de Srinivasan et d'autres investisseurs et dirigeants du secteur technologique qui critiquaient le travail de la journaliste. De plus, la biographie du compte renvoie à un site, également décrit comme une parodie, qui est consacré au harcèlement de Lorenz (Twitter nous a signalé avoir déjà supprimé un autre compte qui usurpait l’identité de Lorenz).

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Lorenz a ensuite tagué Srinivasan sur Twitter, ainsi que d’autres de ses amis, comme le co-fondateur d'Andreessen Horowitz, Ben Horowitz, pour tenter d’endiguer ce conflit, qui a finalement continué sur Clubhouse.

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Dans l'analyse de Korey, celle-là même où elle affirme que le fait d'exposer les conditions de travail de ses employés consiste à rechercher le « clickbait » pour attirer l'attention, elle soutient également que les femmes dans le monde des affaires sont plus susceptibles d'être attaquées, en particulier par les jeunes femmes journalistes. L'article sur la prétendue mauvaise conduite de Korey a été rédigé par une jeune reporter du nom de Zoe Schiffer. Quelques minutes plus tard, Korey a ajouté qu'elle avait appris que ses commentaires avaient été divulgués sur Twitter et a écrit : « Je trouve que la grande majorité des jeunes femmes journalistes sont vraiment excellentes. C'est juste que beaucoup d'attaques médiatiques contre les femmes entrepreneurs ont été écrites par de jeunes femmes journalistes, mais je ne pense pas qu'elles représentent l’ensemble de cette profession. »

Sur Clubhouse, les fervents défenseurs de Korey étaient d'accord avec cette analyse.

« La couverture médiatique est biaisée et tourne autour des personnes qui dirigent des entreprises, s'est plaint une personne que nous n’avons pas pu identifier immédiatement. Tout le monde abuse de tout le monde, tout le monde essaie de s'enrichir. C'est presque déprimant, encore plus pour ceux qui essaient de construire et de créer des choses. Il est difficile de voir ce genre d’articles, qui semblent aller à l'encontre de la création et de la construction… Tout l'ADN de la Silicon Valley repose sur l’optimisme depuis le premier jour. »

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Des articles comme celui de The Verge sur la société Away ne sortent pas de nulle part. Les personnes travaillant dans des entreprises technologiques signent souvent des accords de confidentialité, et se mettent donc en danger lorsqu'elles discutent publiquement des conditions de travail de leur entreprise. Au moment où l'article de The Verge a été publié, Korey s'est excusée ; mais quelques jours plus tard, elle laissait entendre qu'elle avait été injustement attaquée et que « ceux qui profitent de leur plateforme médiatique pour faire avancer leur carrière en attaquant perfidement les femmes entrepreneurs le font juste pour gagner des clics et de la notoriété. »

« Je l'ai défendue parce qu'elle n'avait que 8000 followers et qu'elle était attaquée par une journaliste du New York Times qui la désignait comme une ancienne PDG disgraciée, alors même qu’elle était toujours à son poste, a déclaré Srinivasan. Je crois en la défense des personnes qui n'ont pas de voix, qui ne peuvent pas se défendre elles-mêmes. »

Ceux qui ont été oubliés dans toute cette confusion, ce sont les employés d’Away, qui affirment que cette PDG apparemment impuissante préside toujours cette société divisée. Jeudi 2 juillet dans l’après-midi, une coalition d'employés d'Away a envoyé un mail à la direction disant : « Les commentaires de Steph nous font mal. Ses récentes actions sur Instagram et Twitter nous ont blessés et démoralisés. En tant qu’employés, nous vous demandons de prendre les mesures nécessaires pour remédier à cette histoire. »

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Steph s’est montrée absente face à la crise sanitaire, aux licenciements de la société et aux troubles civils qui ont entouré le mouvement Black Lives Matter. C'était logique. Ce qui est logique, puisqu'elle était en congé de maternité et voulait se concentrer sur sa vie personnelle. C'est pourquoi son activité sur les réseaux sociaux ces derniers jours a été si surprenante et franchement préjudiciable aux employés de cette entreprise.

En réponse à notre demande de commentaires, le vice-président de la communication et des affaires corporatives d'Away a partagé deux captures d'écran. La première provenait d’un mail de Jen Rubio, co-fondatrice, présidente et directrice de la marque Away, adressé aux employés qui s'étaient plaints des commentaires de Korey. (Le mail provient du compte de messagerie de Rubio ; il est également cosigné par Stuart Haselden, co-PDG de l'entreprise).

Rubio a écrit que les commentaires de Korey « ne reflètent pas ou n'affectent pas les priorités actuelles de notre entreprise ni l’excellent travail que nous faisons sur la diversité, l'équité et l'inclusion ». Le mail indique également que Stuart Haselden assumera le rôle de PDG unique d'Away en 2020, et que Korey a déjà mis à jour ses profils sur les réseaux sociaux pour indiquer que ses opinions n’engagent qu’elle.

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Dans sa propre réponse envoyée sur Slack, Korey a écrit : « Je comprends que j'ai la responsabilité, en tant que co-fondatrice et co-PDG, de m'engager à utiliser mes plates-formes personnelles pour soutenir nos priorités, et non pas comme une distraction ». Elle s'est excusée auprès de « tous ceux que j'ai blessés en détournant l'attention de ces moments culturels importants la semaine dernière », faisant référence au mouvement Black Lives Matter et à l'engagement déclaré de la société en faveur de « la diversité, l'équité et l'inclusion », selon les termes de Korey. Les deux déclarations affirment que la priorité d'Away est de « devenir une entreprise antiraciste ».

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