Alors qu’un petit rafiot gonflable s’avance sur une mer étonnamment calme, les souvenirs d’une autre traversée viennent irrémédiablement embrumer l’esprit de Sameer Al-Doumy. Appareil à la main, le photo-journaliste de l’Agence France Presse vise le cœur serré la poignée de migrants embarqués dans cette périlleuse expédition à destination du Royaume-Uni.Trois années auparavant, Sameer franchissait lui-aussi une frontière – celle entre son pays, la Syrie, et la Turquie. « J’ai ressenti la souffrance de ces personnes, puisque j’ai connu une partie de leur expérience, » remet le jeune photographe de 22 ans. « Mais moi, c’était moins dangereux. Enfin, quand même. Parfois les soldats turcs tiraient sur ceux qui tentaient de passer, des gens sont morts, d’autres ont été blessés. »
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Né à Douma, à côté de la capitale Damas, Sameer a commencé la photo en 2014 en plein milieu du conflit syrien, après avoir déjà filmé les crimes du régime de Bachar Al-Assad. « Pour me former, je regardais des photos sur Internet, puisqu’il n’y avait pas d’école ni de formation, » raconte celui qui doit depuis utiliser un pseudo pour des raisons de sécurité. Les bombardements, la vie dans les tunnels de la zone rebelle de la Ghouta orientale, les morts, la vie assiégée, tout cela passe sous l’objectif de Sameer.Pendant trois ans, Sameer collabore avec l’AFP jusqu’à ce qu’il se retrouve coincé hors de la Ghouta, les tunnels permettant de sortir et d’entrer de la zone désormais fermés par le régime. « Le régime a alors proposé de partir vers le nord de la Syrie dans ce qu’ils appellent les “bus verts” », rejoue Sameer, qui décide de tout laisser derrière lui. « Comme j’avais documenté les crimes du régime syrien, je ne pouvais pas rester. Mais en arrivant dans le nord, dans la région d’Idlib, je n’avais rien non plus – ni maison, ni famille. »
Sameer décide alors de partir vers la Turquie voisine, « pour construire une vie ». Pendant un mois, il tente l’hasardeuse traversée. « J’ai fait sept tentatives avant d’y parvenir – à chaque fois c’est des heures et des heures de marche, d’un passeur à l’autre ça peut te prendre deux ou trois jours, sans compter que si les gardes turcs t’attrapent, ils te ramènent en Syrie. » En Turquie, à Gazantiep, la vie n’est pas forcément meilleure, sans papiers, impossible de travailler ni d’entrer à l’université.
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« J’ai alors décidé de quitter la Turquie, et pour ça j’ai demandé de l’aide à l’AFP. » Après dix longs mois côté turc, Sameer obtient un visa pour la France et peut enfin s’envoler vers Paris. « En arrivant, c’était la galère, je ne parlais pas français, » explique-t-il aujourd’hui dans un français impeccable. Après six mois de cours intensifs de langue, logé à la Maison des Journalistes et désormais titulaire du statut de réfugié, Sameer continue à travailler pour l’AFP, couvrant notamment les manifestations des Gilets jaunes avec deux photographes syriens, Abdulmonam Eassa et Zakaria Abdelkafi, installés en France comme lui.« Puis l’AFP m’a proposé de prendre un poste de photographe pigiste à Caen, mais pour ça je devais passer le permis de conduire. Mais le truc c’est que le code de la route, c’est comme apprendre un nouveau français ! », sourit Sameer. Une fois le code en poche, l’épreuve pratique se déroule sans trop de mal. « En Syrie je conduisais, mais sans permis parce que dans notre région il n’y avait pas de régime, donc pas vraiment de règles… Il n’y avait même pas de feux, donc c’était une conduite libre. »
Une fois arrivé en Normandie, Sameer enchaine les missions variées, jusqu’à cet été où l’AFP lui demande d’aller à Calais.
Depuis quelques temps, la Manche, son incessant trafic commercial et ses vagues glacées voit des exilés du monde entier essayer de rallier les côtes anglaises depuis les interminables plages du nord de la France. Accompagné de deux collègues de l’AFP, Clément Melki et Thomas Bernardi, Sameer va alors s’atteler à documenter ce dangereux périple, où nombre de migrants ont déjà perdu la vie.« Physiquement et mentalement, les gens sont épuisés »
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Pendant plus d’un mois, il part à la rencontre des Soudanais, Irakiens, Pakistanais, Kurdes ou encore Afghans qui patientent dans des camps de fortunes, parfois cachés dans les bois, entre Calais et Grande-Synthe. Les yeux rivés sur les écrans de leur téléphone, en attente d’un message de passeurs, les exilés tentent de survivre dans des conditions déplorables – encore compliquées par les décisions du gouvernement français qui a par exemple interdit la distribution de repas dans le centre-ville de Calais.« Physiquement et mentalement, les gens sont épuisés, explique Sameer. Certains vivent dans des tentes, au milieu de forêts effrayantes. Ils n’ont pas accès à l’eau, du coup ils récupèrent celle de la rivière, pleine d’algues, pour faire à manger, le thé ou se laver. Et l’attente dure parfois des semaines, pendant lesquelles ils dorment avec leurs chaussures aux pieds, prêts à bouger dès le signal du passeur. » Qui peut venir à tout moment.
Petit à petit, Sameer parvient à nouer des liens avec les exilés pas franchement ravis à l’idée de discuter avec des journalistes. « Je les comprends bien, » dit-il. « Pour eux, c’est la dernière étape d’un voyage qui a déjà nécessité beaucoup de temps et d’argent. Ils ne peuvent pas tout mettre en danger et risquer de rater cette dernière traversée. » Sameer et ses collègues passent alors du temps avec un père, Falah, et ses deux filles, Arwa et Rawane, originaires d’Irak et avec Walid, un jeune homme de 29 ans, venu du Koweit.
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Si le voyage jusqu’à Calais a déjà couté plusieurs milliers d’euros, les passeurs font en moyenne payer 3 000 euros par personne le passage vers le Royaume-Uni. Des passeurs avec qui les exilés échangent uniquement par téléphone, et que l’on ne voit jamais dans le coin. Seules des petites mains semblent présentes sur place, pour organiser les traversées.Après plusieurs tentatives infructueuses, le jour de la traversée de Walid semble enfin arriver en cette mi-septembre, alors que Falah et ses filles doivent encore patienter. « Le soir où Walid est parti, il y avait beaucoup de départs. Après le coucher du soleil, le camp était quasiment vide », rembobine Sameer. Équipé d’un téléphone, Walid envoie régulièrement à Sameer et ses collègues sa position GPS, alors qu’ils ont eux déjà embarqué sur un bateau qui mouille au large.
Une nuit à attendre le signal de Walid, à guetter le rivage. Puis vers 7 heures du matin, plusieurs embarcations se présentent enfin sur la longue étendue de sable. Un petit bateau gonflable s’avance doucement vers eux. Walid est à bord. Des enfants aussi. La Manche, calme ce jour-là, lèche les rebords du Zodiac chargé au maximum. Entre les navires commerciaux, la petite embarcation se fraye finalement un chemin jusqu’à la frontière invisible entre les eaux françaises et anglaises. De l’autre côté de la Manche, une équipe de l’AFP finit par voir arriver l’embarcation de Walid, alors que Sameer et ses collègues rentrent au port.« C’était effrayant, on a eu de la chance qu’ils aient réussi à traverser, » remet aujourd’hui Sameer, rentré chez lui à Caen, après un détour par le festival des reporters de guerre à Bayeux. Maintenant, Sameer souhaiterait suivre la nouvelle vie de Walid et des autres exilés côté britannique. Mais pour ça, il va faire une demande de nationalité française, afin de faciliter les aller-retours avec l’île britannique, pas toujours simples avec son statut de réfugié.