Les femmes aussi tuent, se vengent et assassinent. Il peut-être temps de se demander : qui sont-elles, comment tuent-elles, avec qui et pourquoi. Nous leur avons consacré une série, « Les tueuses ».
Hommes et femmes ne tuent pas de la même manière. C’est d’abord une affaire d’outils : une étude suédoise indique que les meurtriers préfèrent les objets contondant, les couteaux et les armes à feu, tandis que les meurtrières optent pour l’asphyxie. Apparemment, ce constat de différence vaut aussi pour les États-Unis : second amendement oblige, les armes de poing et d’épaules ont la préférence des assassins quel que soit leur genre, mais les femmes poignardent, battent et empoisonnent beaucoup plus souvent leurs victimes que les hommes. La question est : pourquoi ?
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En réalité, quantifier et expliquer ce qui sépare les meurtriers des meurtrières est affreusement difficile – et peut-être même insensé. C’est en tout cas ce que pense Sonia Harrati, professeure des universités en psychocriminologie clinique : « Je considère qu’il n’existe pas de différence entre la criminalité des femmes et celle des hommes, explique-t-elle à VICE France. Il y a des particularités, mais manifestes d’une personne à l’autre. Il est fondamental de travailler avec ce postulat parce que le risque, c‘est de passer à côté de la problématique de la personne rencontrée. »
Quelques études font pourtant état de différences de genre remarquables dans les meurtres. Un bulletin de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales rapporte que les hommes tuent plus souvent dans l’espace public, quand l’écrasante majorité des homicides commis par des femmes ont lieu dans un espace privé, surtout au domicile de la victime. L’historienne spécialiste de la criminalité et ses représentations Margaux Buyck connaît bien cette spécificité : les empoisonneuses, son sujet de prédilection, agissent bien souvent au sein de la maison. Or, le stéréotype de la femme qui distille les substances mortelles autour d’elle est sans doute celui qui révèle le mieux pourquoi hommes et femmes ne tuent pas si différemment.
Vieille comme le monde
D’abord, le cliché des empoisonneuse est ancien. Contactée par VICE France, Margaux Buyck rappelle : « Dès l’Antiquité, on rend la femme responsable de l’introduction des poisons sur Terre. » La preuve, c’est que les empoisonneuses pullulent dans la mythologie grecque : Circé qui transforme les compagnons d’Ulysse en porcs après leur avoir servi un mystérieux breuvage, Médée experte dans la manipulation des plantes et des potions dont le propre nom semble renvoyer à la « médecine » et donc aux médicaments et autres poisons ou encore leur mère Hécate, parfois présentée comme la déesse des empoisonneuses…
« En ce sens, depuis l’Antiquité le stéréotype de l’empoisonneuse appartient à l’univers des frayeurs collectives, explique l’historienne. Religion, littérature, pensée juridique et imaginaire social : tout concourt à faire de la femme une empoisonneuse en puissance. » En effet, le passage du temps n’a pas arrangé les choses.
« Le cinéma, les séries… Vont perpétuer cette représentation de la criminalité féminine : l’empoisonneuse est un archétype narratif qui est utilisé de manière récurrente dans les sociétés patriarcales » – Margaux Buyck
Margaux Buyck poursuit : « Par la suite, au Moyen Âge en Occident, les femmes sont considérées comme de potentielles criminelles dans la mesure où elles sont les descendantes de Eve, présentée elle aussi comme l’introductrice des poisons sur Terre. » Vient ensuite la Renaissance, avec ses procès en sorcellerie et ses femmes puissantes présentées comme vénéneuses : Lucrèce Borgia, Catherine de Médicis… Le stéréotype de l’empoisonneuse se nourrit également sur de cas réels comme celui de Giulia Tofana, exécutée à Rome à la fin du 17e siècle pour avoir fait le commerce d’une eau empoisonnée auprès de femmes qui souhaitaient se débarrasser de leur conjoint.
À l’époque contemporaine, l’avènement du journalisme achève de graver le cliché de l’empoisonneuse dans l’imaginaire collectif. Marie Lafarge empoisonne son détestable mari au début du 19e siècle, Violette Nozière empoisonne ses parents pour précipiter l’héritage dans les années 30… Viennent ensuite les industries culturelles : « Le cinéma, les séries… Vont perpétuer cette représentation de la criminalité féminine : l’empoisonneuse est un archétype narratif qui est utilisé de manière récurrente dans les sociétés patriarcales », indique Margaux Buyck.
Ce qui peut sembler troublant, c’est que le cliché de l’empoisonneuse résonne avec les chiffres des dernières études sur les femmes meurtrières au-delà de l’arme utilisée : les meurtrières semblent s’en prendre plutôt à des proches dans un cadre privé, apparemment pour se venger ou obtenir un avantage financier. Jacqueline Sauvage, la « meurtrière médiatique », aurait tué son mari pour mettre un terme à son règne de violence sur la famille. C’est sans doute dans ce faisceau de similarités que se trouve la clé du problème. Car pour les meurtres comme pour le reste, hommes et femmes semblent agir dans un cadre fixé par les rôles et stéréotypes de genre.
Une affaire d’utérus
La société a longtemps cherché à expliquer les comportements criminels des femmes par leur « nature ». À compter de son émergence au milieu du 19e siècle, la criminologie a imputé la délinquance des femmes au cycle menstruel, à l’instinct reproductif, à l’envie du pénis freudienne, aux mouvements de l’utérus ou à la « rébellion contre leur rôle féminin naturel ». Depuis l’Antiquité, rappelle Margaux Buyck, les femmes étaient déjà décrites dans nombre de sources comme « perfides, promptes aux coups bas, soumises à leurs passions et leurs haines ». L’utilisation du poison a par ailleurs été décrite comme une manière pour les femmes de contrebalancer un rapport de force de physique défavorable avec les hommes.
Toutes ces analyses reposaient évidemment sur les représentations sociales de leurs époques respectives, qui tendaient à décrire la passivité et le statut social inférieur des femmes comme une simple conséquence de leur biologie. Il faudra attendre les années 70 pour qu’une lecture décrite comme « féministe » de la criminologie vienne bouleverser cette vision ataviste avec des considérations sociales, économiques et politiques. D’après elles, la criminalité des femmes serait d’abord conditionnée par leur condition.
« La dimension genrée est à l’oeuvre. Pas parce que je suis un homme ou une femme, mais par les opportunités sociales qui s’offrent aux hommes ou aux femmes » – Sonia Harrati
Prenons les délits dans lesquels les femmes sont sur-représentées historiquement : vols, détournements de fonds et prostitution. Ces comportements transgressifs, affirme le criminologue James Messerschmidt en 1986, sont liées au déséquilibre des pouvoirs femmes-hommes dans les sphères publiques et privées : la dépendance financière ferait les voleuses, l’oppression sexuelle ferait les prostituées. Il s’agirait donc d’une criminalité de compromis, d’une réaction face à une situation d’oppression. De plus, la nature mineure de ces délits découlerait elle-même de la position subalterne des femmes dans la société. En effet, comment mener une vie criminelle en col blanc sous le plafond de verre ? Ou délinquante dans un espace public dominé par les hommes ?
Les mêmes mécanismes guideraient le destin des meurtrières. « La dimension genrée est à l’oeuvre, affirme Sonia Harrati. Pas parce que je suis un homme ou une femme, mais par les opportunités sociales qui s’offrent aux hommes ou aux femmes. » Une fois de plus, la figure des empoisonneuses illustre parfaitement ces différences. Fréquemment cantonnées à l’espace domestique par les rôles de genre, les femmes opteraient pour le poison par simple commodité. Margaux Buyck explique : « Les tâches du quotidien, les besoins substantiels de la famille confiés aux femmes comme la préparation des repas, le soin aux malades… Sont autant d’occasions et de supports favorisant l’emploi du poison. Ce qui ne veut pas dire que les hommes n’utilisent pas les mêmes méthodes. Ils sont seulement moins exposés aux accusations d’empoisonnement que les femmes dans l’espace domestique ». L’occasion fait la larronne, en quelque sorte.
De vaines comparaisons
Il y a un autre problème. Les chercheurs affiliés au mouvement de la criminologie féministe se sont beaucoup interrogés sur le bien-fondé du distinguo entre hommes et femmes justiciables. Sonia Harrati s’est attaquée à cette approche dans ces travaux : « Les femmes criminelles ne sont pas appréhendées à partir de leur monde de femmes, mais à partir du monde des hommes, justement parce qu’elle ont présenté un comportement qui, par définition sociale, est masculin. » Après tout, les chiffres sont clairs : les hommes représenteraient 95% des phénomènes de criminalité et de délinquance. Dès lors, l’imaginaire qui entour les criminels, mais aussi la criminologie et ses outils souffrent nécessairement d’un biais dangereux.
Dans l’ombre de la norme criminelle masculine, la criminalité des femmes passe pour un phénomène exceptionnel. « Il peut apparaître difficile de se représenter la violence comme possible du côté des femmes, observe Sonia Harrati. Quand une femme va se montrer violente, on va chercher à comprendre cette violence comme un écart. Notamment parce que la femme est souvent pensée du côté de sa fonction maternelle et protectrice, comme si elle était garante du maternat de notre société et donc de sa protection et de son bon développement. »
Dès lors, les criminelles seront plus volontiers présentées comme psychopathologiques, manipulées par des hommes dans une situation de groupe ou de « folie à deux » ou poussées au crime par une situation de victimisation. La chercheuse conclut : « On est toujours dans une idée d’anormalité. » Contrairement aux hommes, donc, dont la violence passe souvent pour « naturelle » ou « normale ».
Pas d’égalité, pas de justice
La possibilité d’une criminologie unifiée disparaît dans cet océan de stéréotypes. Sonia Harrati regrette : « Tout cela nous empêche de comprendre qui sont ces criminelles, quelles sont leur histoire, que défendent-elles ? Que disent leurs actes sur ce qu’elles sont ? C’est une dimension qu’il ne faut pas exclure. » Pour ne rien arranger, ces clichés éclaboussent la compréhension des criminelles mais aussi leur appréhensions par les institutions depuis des siècles. « Au 18e siècle, les femmes infanticides étaient rarement traduites en justice, rapporte l’historienne Arlette Farge auprès de VICE France. Le voisinage taisait la chose, et en cas de passage devant la cour, l’accusée pouvait bénéficier d’une certaine indulgence grâce à son rôle de mère : le méfait était perçu comme insaisissable, car elle avait ou allait avoir beaucoup d’autres enfants. »
« De savoir que les femmes empoisonnent ou non n’est que le début du questionnement sur nos représentations mentales et sur les fondement de notre imaginaire collectif »
Aujourd’hui encore, cette différence demeure. Confrontées à une suspecte, les forces de police habitués aux hommes posent parfois des questions déplacées. De la même manière, la justice tend à châtier plus doucement les femmes que les hommes. « D’une juridiction à l’autre, rapporte la professeure, une femme ne sera pas jugée de la même manière. »
Tout au bout du parcours criminel, en détention, les stéréotypes différencient aussi hommes et femmes. Les prisons pour femmes sont gardée par des femmes uniquement et disposent de « quartiers-nurseries » pour les mères, ce qui n’est pas le cas des lieux de détention réservés aux hommes. Les conditions de détention elles-mêmes compliquent la tâche des criminologues. « Rencontrer des détenues pour mes travaux a été extrêmement difficile, rapporte Sonia Harrati. On pensait que rencontrer un chercheur allait les perturber, qu’elles n’allaient pas s’en remettre… Il y a avait une forme de surprotection fondée sur des représentations et des stéréotypes. Alors que pour les hommes, la question du devenir ne se posait pas. »
Les ennemis jurés de la criminologie sont bel et bien les stéréotypes. Ou comme le conclut Margaux Buyck : « De savoir que les femmes empoisonnent ou non n’est que le début du questionnement sur nos représentations mentales et sur les fondement de notre imaginaire collectif. »
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