Photo de tête d'article Marie-Line Vinciguerra
Photo de Marie-Line Vinciguerra. 
Culture

Ils photographient les oubliés de nos villes

Ils capturent ces invisibles parfois diminués par la vieillesse, sous-représentées et menant leurs vies en dépit d’une société qui les rejette.

En allant au taf, faire vos courses, dans le métro ou même en rentrant de soirée, vous les croisez tous les jours dans l’espace public. Vous n’y prêtez sûrement pas attention mais ce sont vos grands-parents, vos oncles, vos tantes, vos parents, vos voisins. Il est assez difficile de les catégoriser mais je parle ici des oubliés, ces invisibles parfois diminués par la vieillesse, ces personnes sous-représentées menant leurs vies en dépit d’une société qui les rejette. Depuis 6 ans, plusieurs photographes et vidéastes français en font leur sujet. Du supermarché aux parcs publics sans oublier les trottoirs de vos rues, l’idée est de capturer un instant de vie honnête et sincère parfois triste mais avec tendresse et bienveillance. Comme un hommage ou tout simplement une envie viscérale de partager et d’archiver la réalité.

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Bubakia, tds du Xème. Marie-Line Vinciguerra.

C’est le cas de Marie-Line Vinciguerra. Cette photographe de 29 ans, originaire du XIXème, passe beaucoup de temps dehors pour capturer des instants de leurs vies. « Souvent plus âgés, ces gens-là disposent d’une aisance dans les relations sociales. J’ai l’impression qu’ils ont tout compris et qu’en même temps, ils sont délaissés et ignorés. J’ai du mal à poser des mots sur eux, confie-t-elle. Ce sont des personnes pourtant riches d’histoires qui font partie des dommages collatéraux d’une société qui s’effondre. » Pour elle, il est souvent question de « vies sombres » baignant dans la banalité la plus totale. « Ce sont des personnes âgées, des voisins, des gens normaux, des excentriques, des kiffeurs, des gens qui ont énormément de choses à t’apporter, a-t-elle remarqué. Mais le monde qui tourne, ça ne les intéresse pas. » 

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Photo de Marie-Line Vinciguerra.

Cow-boy, nuggets et popcorn

Non loin de là, à Gambetta, dans le XXème, Dylan Raïs, lui aussi, filme et prend en photo régulièrement les gens qu’il croise. Pour ce jeune trentenaire, ce qui les relie tous, « c’est qu’ils s’en foutent ». En quête « de la différence, de l’étrange, de l’hors du commun », le jeune homme originaire du Pays basque est attiré par les personnes à contre-courant. « Contrairement à cette norme de ne montrer que les beaux côtés de la vie sur les réseaux sociaux, ces gens s’en fichent complètement et ils ont sûrement raison », continue Dylan. Même constat pour Marie-Line. « Certains se trouvent dans un isolement assez fort causé par la vieillesse ou la vitesse du monde. Pour beaucoup d’entre eux, cela ne leur correspond plus. Ils se sentent déconnectés », décrit la jeune femme. 

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De son côté, Kraken, également artiste peintre, compile des vidéos de gens marchant de dos. « Ce sont ces personnes âgées que l’on retrouve aussi dans ma peinture. Je passe du temps sur les corps. Le corps change. Tout comme la façon dont tu le trimballes, dont tu le montres et dont tu l’assumes. Le courage et la détermination dont certains font preuve pour aller tous les jours acheter du pain au bout de la rue me fascinent. Je les aime aussi pour la façon dont ils s’habillent ou celle avec laquelle ils marchent. Il y en a qui ont des styles de fou sans le savoir », détaille Kraken. Toutefois, il remarque sur ses sujets le même décalage que ses camarades photographes. « Je ne les ai pas vraiment catégorisés mais il s’agit souvent des oubliés. Ils ne sont oubliés que par la publicité et les médias car, en réalité, tous ces gens sont quotidiennement avec moi au supermarché, dans la rue, à la plage », réalise l’artiste parisien. 

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Dylan Raïs.

Si il peut être compliqué de les qualifier, c’est que les travaux des photographes réunissent un large panel de personnes. Plutôt que d’essayer de dessiner des catégories sociologiques, Marie-Line préfère donner des exemples précis. « Certains se sont bien amusés, d'autres ont toujours mené une vie dure. Mais, aujourd’hui, ils entretiennent tous un rapport violent avec la société », estime la jeune femme. À l’image de ce couple mythique qu’elle croise à Jourdain ou au marché de Montreuil depuis plusieurs années. « Lui est habillé en véritable cow-boy de la tête au pied et elle porte une tenue d’indienne avec une perruque de cheveux noirs en plastique, un espèce de sari et des bracelets dorés, décrit Marie-Line. Ils poussent chacun leur caddie dans l’indifférence. » C’est typiquement ce genre de figures de quartier qu’elle rencontre.

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« Je ne veux pas déranger les gens. Je reste discret pour éviter qu’eux mais surtout les autres me voient filmer » – Kraken

Même refrain pour Dylan. « J’ai développé une certaine relation avec certains voisins. Notamment ce monsieur très beau qui porte tout le temps de nouvelles lunettes de soleil. Il a un look de fou ! Il s’arrête au Franprix en bas de chez moi pour gober des yaourts. Je lui dis bonjour et le prends régulièrement en photo, assume le photographe de rue. Il y a aussi cette dame mystérieuse qui va régulièrement au cinéma Gambetta juste pour acheter des pop-corns. Elle rentre chez elle tout en les dégustant ! » Au supermarché, un des centres névralgiques du monde contemporain, Marie-Line tombe « sur un mec habillé en survêtement Nike qui s’accoudait contre les frigos du magasin, très pensif. Il a bien tourné pendant 25 minutes pour n’acheter qu’un seul paquet de nuggets casher surgelé », note la photographe. 

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Kraken.

Insta vs réalité

Des visages, des parcours et des instants de vie que l’on retrouve sur les profils Instagram des photographes mais aussi dans les pages de PARAD. Cette maison d’édition indépendante, fondée il y a 3 ans par Marie-Line et son ami Paul Floeschner, réunit plusieurs photographes internationaux et sous-représentés dans une publication annuelle. « C’est important pour nous de créer un livre, un objet archivant ces gens qui nous entourent pour éviter qu’ils tombent dans l’oubli », défend Marie-Line. D’où la nécessité d’un objet annuel présentant un long travail de curation autour de l’image mêlant photographie de rue et contre-culture. « Ce sont deux choses pour lesquelles on porte de l’intérêt. PARAD met en avant des artistes ayant un même attrait pour le réel, explique Paul, l’éditeur. Nous sommes intéressés par une forme de brutalité qui confronte le public au réel. On ne veut pas proposer quelque chose de confortable ! » Avec les gros plans de noctambules japonais signés Masahiro Yoshimoto aux skinheads de Gavin Watson en passant par le regard de Gosha Bergal sur le nationalisme et la militarisation de la société russe, PARAD souligne l’importance de ce travail de documentation. 

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Même si elles sont minoritaires, Dylan, Kraken et Marie-Line font face aux critiques. « Ça m’arrive qu’on me reproche de me moquer des sujets photographiés. Je vois beaucoup de beauté chez eux. Je ne passerais pas autant de temps avec eux si c’était seulement pour soutirer des histoires et des images, précise Marie-Line. Ils sont vulnérables au travers de ma caméra mais ma position l’est peut-être tout autant. » Un sujet si sensible pousse les photographes à se fixer leurs propres limites. Kraken, lui, évite les confrontations. « Je ne veux pas déranger les gens. Je reste discret pour éviter qu’eux mais surtout les autres me voient filmer », détaille le peintre. Il arrive aussi que l’artiste s’auto-censure. « Il y a des jours où je n’ai pas la foi parce que je me saoule moi-même. Il y a des situations pour lesquelles je sens que ce n’est pas le moment et je ne le fais pas », explique Kraken. Un cas de figure bien connu de Marie-Line. « Quand je sens que mon intention n’est pas la bonne, j’arrête de filmer parce que ça ne me parle pas, confie la jeune femme. Le prix de ce que j’essaye de transmettre ne vaut pas le coup si ce n’est que pour montrer des gens dans des situations d’urgence. »

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Philou du G20. Marie-Line Vinciguerra.

Une urgence intimement liée à « cette course à la réussite, à la stabilité », ajoute-t-elle. « On te promet un eldorado si tu as ton CDI et que tu coches les bonnes cases jusqu’à la fameuse retraite, estime Marie-Line Vinciguerra. S’ajoutent à cela la solitude, la perte de repères et la vitesse de notre système. » Tant de raisons qui, selon elle, poussent à « l’exclusion ». Avec PARAD, si leur démarche aborde indéniablement des enjeux politiques et sociaux, Paul se permet d’insister : « On ne veut pas donner de leçons mais il ne faut pas avoir peur de montrer ce qui existe ! » Un point de vue partagé par Kraken. « Peut-être que grâce à mes vidéos, mes amis regardent leur environnement autrement. Après j’essaye surtout de ne pas être moralisateur ou de faire un plaidoyer, précise le peintre photographe. C’est une façon de présenter le réel qui nous entoure tant avec cynisme qu’avec tendresse, de parler des “vrais gens” tout simplement ! »

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