Deux hommes se battent au Pérou
Toutes les photos sont de Simon Ruiz
Culture

Fêter la nouvelle année en se mettant des droites à 4 000 mètres d’altitude

Une tradition péruvienne ancestrale accorde quelques jours par an aux habitants le droit de se battre pour rendre justice. C'est le Takanakuy.

Et certains demanderont d’un ton impérieux : « Qui sont ces sauvages à se battre pour régler leurs problèmes ? » À 4 000 mètres d’altitude au Pérou, Santo tomas, chef-lieu de la région de Chumbivilcas, compte 3 policiers pour une population de 8000 habitants, sans compter les centaines de hameaux alentour. Le tribunal le plus proche est à 12 heures de route et perdre des jours à s’échanger des accusations verbales et à suivre de longs procès, les chumbivilcanos n’ont pas le temps ni l’argent. Utiliser la violence pour résoudre les conflits peut sembler barbare d’un regard extérieur, mais ici on se bat à l'intérieur de règles tacites qui ont un effet régulateur immédiat. Chaque 25 décembre, l’arène des toros de Santo tomas se transforme en Colisée pour fêter le Takanakuy. En Quechua, langue autochtone, “Takar” signifie “frapper” et son suffixe “Nakuy” à pour signification, la réciprocité. TAKANAKUY c’est se frapper mutuellement. Ou pour résumer, se battre. 

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D’un point de vue historique, les origines du Takanakuy restent floues. Pour certains, pendant l'invasion espagnole au XVIe siècle, des bagarres générales éclataient lors des grands marchés entre les Ibériens et les Andins. Les conquistadors auraient décidé d'organiser des combats entre leurs vassaux et les autochtones pour calmer les esprits les plus révoltés.  Pour d’autres, c’est une question de revendication religieuse et la nécessité pour les chumbivilcanos d’affirmer leurs croyances face aux grandes fêtes chrétiennes de fin d’année. Le 24, 25, 26 décembre, les chumbivilcanos ont décidé de prier la Vierge Marie le matin, de boire à mi-journée et de se battre toute l’après-midi. L’expression violente du syncrétisme culturelle.

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Comme des étincelles, les coups embrasent un public qui brûle par les cris et les encouragements, le cadre rugueux d’une existence sur les hauts plateaux andins. Les spectateurs meuglent à “la patada” (coup de pied),  grognent pour plus de “punete”’ (coup de poing), brament le knockout et rigolent quand il a lieu. Pour que la catharsis fonctionne, les rituels préparent la foule, l’alcool et la nourriture. Autour d'elle, la musique, les chants et les danses traditionnelles s’enchaînent. Le cercle des spectateurs se referme et la violence se retrouve prisonnière. Les coups partent, des phalanges s'écrasent sur les arcades, les tibias s'entrechoquent, des lèvres explosent, les nez se tordent et le sang coule. Crampons au pied, ils s'enfoncent dans la terre sèche et soulèvent à chaque mouvement une poussière virevoltante qui accompagne les enchaînements des combattants. À la manière des boucs, ils prennent ce petit recul sauté avant de s'élancer tête baissée contre le corps de l'adversaire. Au Takanakuy, interdiction de s'agripper pour réduire la violence des coups.

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Mais quelle force surhumaine faut-il pour endiguer le déversement de haine dans cette ambiance violente ? Ou quelle structure sociale assez solide peut-elle contenir tout débordement barbare incontrôlé ? Le Takanakuy est une expression culturelle qui accepte la pulsion violente individuelle, la laisse s'exprimer et la contient en communauté. Le Takanakuy pèse sur le respect de la parole donnée. Tenir promesse en transformant la légèreté du mot en poids l’action. Allez au Takanakuy c’est “Nuqaqa hhamuchkanippalabrayccumpliqmi” qui se traduit par “Je vais accomplir mon mot”. C’est taillé les mots dans le fer du combat. Celui qui parle, agit. Chez les chumbivilcanos, il n’y a pas de mots en l’air qui puissent s’enfuir et les paroles qui vous giflent, vous narguent, parce qu’elles sortent d’une bouche qui n’écoute pas, restent muettes devant la grandeur de l’évènement. 

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« Les chumbivilcanos ont l’habitude de se battre contre les éléments, on a le sang qui bout et c’est un plaisir de combattre. Nada mas », répond froidement Victor, qui porte une cagoule d'où s'échappe un regard impassible, limite provocateur et qui est prêt à se battre. Travailler et vivre dans l’adversité d’un quotidien rural à 4 000 mètres d’altitude est en soi une preuve de courage. Cette vertu fait partie de la sève de ce peuple andin cultivait dès l’enfance. Affronter l’autre, à main nues pour prouver à soi-même et à la communauté que l’on a les épaules. Démontrer par le combat qu'on est prêt à lutter pour sa famille et contre les épreuves journalières. Et quel symbole de société égalitaire. Le jour de Takanakuy, on se déleste de tout rôle social et on affronte l'autre dans sa nudité. Ce n'est pas le propriétaire qui combat le mineur, le paysan contre le mendiant, le serveur qui affronte le marchand, ce sont deux hommes, deux femmes qui règlent, avec “douceur”, leurs contradictions. La tradition s’imbibe des mouvements extérieurs et la lutte féministe a permis aujourd’hui, de voir des femmes se battre. 

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Lors du Takanakuy, Il n'y a jamais de gagnant proclamé. Ici, dans ce cercle poussiéreux, on règle les conflits mais on ne donne pas raison. C’est seulement la rencontre des coups et de la pensée pour se mesurer et régler une altercation qui s’est contractée pendant l’année. Puis chacun interprète son combat, triomphant ou perdant, avec l’odeur excitatrice de la victoire ou le goût amer de la revanche. 

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