C’est un de mes profs d’université qui, pour la première fois, m’a mis au parfum des pissotières. Il m’avait suggéré de lire Les culs énergumènes, paru sans indication d’auteur en 1973, attribué à tort à Guy Hocquenghem mais semble-t-il écrit par Christian Maurel. Le narrateur y raconte sa découverte, après une réunion du FHAR, le Front homosexuel d’action révolutionnaire, des pissotières des Beaux Arts, un lieu humide et sans lumière où « une demi-douzaine de corps que la pénombre rend anonyme, sont enlacés sans que l’on puisse deviner tout de suite à quels branchements complexes il s’adonnent ». L’odeur âcre de la pisse le prend à la gorge et la honte le saisit aux tripes, remplacée rapidement par la colère : « Tout se passe comme si le désir homosexuel ne pouvait s’inscrire que là où la répression l’a inscrit », écrit le jeune homme, qui s’insurge : « Je sais combien de pédés n’ont d’autre solution que les pissotières pour se toucher et je me désespère que ceux qui ont décidé de ne plus raser les murs continuent à projeter leur excitation dans les endroits misérables que le système leur laisse en pâture et où d’ailleurs la police vient les provoquer ».
Dès cette lecture, j’ai été obsédé par les pissotières – ou plutôt les « tasses », dans l’argot homosexuel masculin d’alors –, allant jusqu’à leur consacrer une partie de mon mémoire. Mises en place à Paris au milieu du 19e siècle pour permettre aux hommes de se soulager dans l’espace public, les vespasiennes – le nom officiel des urinoirs publics de l’époque – se multiplient rapidement jusqu’à devenir 4 000 au début du 20ème siècle. Elles deviennent d’emblée le territoire privilégié des gays, des travestis et des prostitués, qui s’y rencontrent de manière furtive et clandestine, ainsi que des soupeurs, qui viennent y faire tremper leurs croûtons pour mieux les déguster plus tard. Mais face aux pressions des habitants des quartiers bourgeois, choqués par tant de perversion, elles seront progressivement désinstallées à partir des années 1960 pour disparaître totalement à la fin des années 1970, remplacées par les sanisettes automatiques que nous connaissons aujourd’hui.
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Dans ma tête de jeune pédé disposant d’applications de rencontres et fréquentant les soirées queers, les questions se bousculent : qui étaient ces fantômes aînés, condamnés à vivre leur sexualité à la marge dans ces lieux parfois dangereux, sujets au harcèlement policier et aux tabassages homophobes ? Que faire, à mon âge et à mon époque, de cette histoire effacée ? Etait-elle seulement synonyme d’abjection, comme le sous-entend le jeune du FHAR, ou aussi d’une possible émancipation ?
En avançant dans mes recherches, j’ai appris que si les vespasiennes ont été un endroit de honte pour beaucoup, elles ont aussi été un lieu de libération pour plein d’autres. C’est précisément cette histoire qu’a choisi de raconter aujourd’hui le photographe Marc Martin. « J’aime les endroits qui sentent la pisse » déclare-t-il d’emblée, non sans un certain goût pour la provocation. Pratiquant l’urbex, celui-ci a redécouvert par hasard les pissotières dans un village du sud de la France et, comme moi, a vite été fasciné : « Je trouvais que c’était des natures mortes magnifiques. Puis, j’avais enfoui ça dans ma mémoire, je me suis rappelé que mes premiers émois, quand j’étais ado, c’était dans les chiottes publiques, confie le photographe. Au fur et à mesure que je grandissais, j’ai découvert ma sexualité. Je voyais que des gars comme moi se rencontraient dans les chiottes. A l’époque il n’y avait pas Internet, peu de bars. C’était pour les homos un passage obligé ». Hanté, depuis, par les vespasiennes, il vient, à 48 ans et après une dizaine d’années de recherches, de leur consacrer un livre ainsi qu’une exposition, programmée en ce moment au Point Ephémère.
« C’est pas de la nostalgie, parce qu’évidemment ça sentait pas la rose, c’était pas l’endroit idéal, mais c’était le point de départ de tous les possibles » – Marc Martin
Une manière pour le photographe de rendre hommage à toute cette subculture invisible et condamnée aux oubliettes de l’histoire : « J’avais besoin de remettre les pendules à l’heure de cette historiographie gay que tout le monde veut mettre sous le tapis. J’ai trouvé que c’était injuste, sous prétexte qu’il faut plaire à tout le monde et être propres, qu’il n’y ait pas un historien qui ait osé parler de ça », explique Marc Martin. Et au sein même de la communauté LGBT, ces récits intéressent peu de monde : une partie de ceux qui ont connu cette histoire, désormais en quête de respectabilité, préfèreraient d’ailleurs la voir oubliée, tirer la chasse de la mémoire : « On a voulu gommer ça. Aujourd’hui, c’est bien de s’afficher avec sa fierté », résume le photographe dont l’exposition, rappelant cette période ambigüe où l’homosexualité s’exprimait de façon indisciplinée dans les recoins sombres de l’espace public, a été snobée par la presse gay mainstream.
« Dans ces espaces crades, des gens se sont émancipés. Tout le monde ne pouvait pas s’assumer gay, pour des tas de raison » rappelle-t-il, insistant sur le brouillage des frontières, le décloisonnement et la mixité permis par ces espaces où homosexuels assumés croisaient la route d’hommes mariés, comme l’a démontré Tearoom Trade, le premier (et l’un des seuls) ouvrage sociologique sur le sujet. « Ce qui manque, c’est la sensation d’avoir une découverte, une aventure à chaque fois. Il peut être gay, pas gay, curieux. Tout ce jeu dans l’espace public, ce détournement d’usage, ça n’existe plus », déplore Marc Martin, avant de conclure : « C’est pas de la nostalgie, parce qu’évidemment ça sentait pas la rose, c’était pas l’endroit idéal, mais c’était le point de départ de tous les possibles ».
Pourtant, le regard bienveillant porté par le photographe sur ces espaces semble parfois dire le contraire : dans certaines de ses photos, mettant en scène des aventures de vespasiennes, Marc Martin redonne à ces espaces toute leur potentielle charge érotique. Une autre de ses séries, composée uniquement de chiottes publiques désaffectées, est baptisée poétiquement (et un brin hyperboliquement) Paradis perdus. Soucieux de lutter contre l’image dévalorisante des pissotières restée dans la mémoire collective, l’artiste reconnaît d’ailleurs un certain embellissement : « Mon travail est une trace du passé, une utopie, le souvenir d’une époque révolue qui, si elle n’est pas enjolivée, va se perdre », confesse-t-il.
Dans son livre Cruising Utopia: the Then and There of Queer Futurity, José Esteban Muñoz, disparu en 2013, s’intéresse lui aussi aux représentations des pissotières et surtout à cette façon parfois romantique de considérer le passé, qu’il qualifie de « mémoire queer utopique ». Mais le théoricien queer ajoute que la mémoire est « très certainement construite et, encore plus important, toujours politique » : les visions proposées par les artistes, en offrant « des potentialités d’imaginer de nouveaux mondes » (« world-making potentialities »), agissent en réalité comme des critiques du temps présent. Une dimension tout à perceptible dans l’exposition de Marc Martin, où les fragments de mémoire sont comme un miroir tendu au spectateur et où les fantômes fantasmés des tasses semblent in fine pointer du doigt la domestication de l’homosexualité comme sa privatisation : « Aujourd’hui, tu fais tout chez toi, il n’y a plus cet espace privé dans l’espace public. C’est pas seulement les toilettes publiques qui sont devenues aseptisées, c’est tout l’espace : les gens dans le bus ne se parlent plus, deux mecs qui se plaisent vont se parler sur Grindr », regrette-t-il, avant d’ajouter : « Il n’y a rien de positif sur Grindr avec le fascisme sexuel quand tu n’as pas la grosse bite, des tablettes de chocolat et 23 ans sur la tête ».
Si les tasses ont un parfum alors c’est un parfum doux-amer, ni totalement infâme ni parfaitement idéal et c’est peut-être ça, en fin de compte, s’intéresser aux pissotières : hériter de notre histoire avec ses aspects les plus troubles, mesurer ce que nous avons gagné comme ce que nous avons perdu, et, à une époque où les appli censées multiplier les possibles appauvrissent nos imaginaires, réifient le désir et hiérarchisent violemment les corps, redonner de la place au jeu, à la drague et à l’imprévu – se laisser hanter par les spectres du passé pour mieux réenchanter le présent.
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