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Jean-Marc Rouillan : Individuellement, je m'en tape complètement. Comme personne intéressée par la lutte, je le vis comme n'importe quel militant qui pense que le monde ne tourne pas rond. Cette interdiction est scandaleuse, dans la mesure où elle ne permet pas de transmettre une expérience, bonne ou mauvaise. On se retrouve dans le même cas de figure qu'avec la guerre d'Algérie. Il faudra longtemps pour qu'on puisse aborder sereinement cette question.En veux-tu à L'Express, qui a précipité ton retour en prison après ton interview en 2008 ?
Non, pas du tout. C'est-à-dire, ce n'est pas à cause de l'interview, en fait. Je ne vais pas raconter comment tout cela s'est ficelé, mais en gros, les médias sont un pouvoir au service de la bourgeoisie. Là en l'occurrence, je crois que c'est le PS qui m'a éliminé. En particulier Ségolène Royal et Hollande. Je ne vois pas pourquoi d'ailleurs, à part le trip de se faire de la pub avec.
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Je ne me suis senti solidaire ni des gens qui ont fait ça, ni des autres. C'est une guerre qui ne me concerne pas. C'est une guerre entre deux tendances capitalistes, deux tendances intégristes, autoritaires et réactionnaires. Fallait voir les dessins que Charlie Hebdo avait faits sur nous. Ce qui me concerne, c'est la réaction du camp des Blancs ; leur fanatisme et leur volonté de déclarer la guerre collectivement aux banlieues. La manif qu'il y a eue derrière Hollande, Merkel et Netanyahou, c'est une déclaration de guerre aux gamins des banlieues. Ils l'ont compris comme ça et je crois que c'est juste. L'analyse d'Emmanuel Todd est bien. Tous les masques sont tombés, l'apartheid et le racisme dans ce pays ont été pris à leur compte et revendiqués par une partie de la population.Selon toi, existe-t-il encore un prolétariat dans les sociétés de services d'aujourd'hui ?
Bien sûr. Aujourd'hui, les classes ne sont plus aussi apparentes et caricaturales qu'auparavant ; mais, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le prolétariat est la classe la plus importante au niveau mondial. Il n'y a jamais eu de situation de ce type. La lutte de classes est l'horizon de l'humanité, et pour bien longtemps. Quand la classe bourgeoise s'est affrontée au féodalisme, elle a mis cinq cents ans pour triompher. L'histoire du prolétariat a environ cent cinquante, deux cents ans, donc nous sommes encore loin des principales batailles.
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Intéressant. Ça tombe bien parce que je voulais parler un peu de ce que les médias français appellent le « groupe Tarnac » – je pense que tu as suivi l'histoire.On a profondément cru que les premiers chocs de la guerre allaient entraîner une vraie insurrection. On s'est trompés. Les gens ont été cassés, tout le monde a collaboré à l'apathie. Il n'y a plus de résistance.
Je les connais bien, ouais. Et je suis d'accord avec certaines de leurs analyses, notamment de la disparition du cadre national, mais je ne suis pas du tout d'accord avec l'idée de la disparition de lutte des classes qu'ils ont théorisé. Et aussi les termes un peu vaseux de leur français me gênent.Tu veux parler de leur rhétorique ?
Oui, c'est une rhétorique qui tourne en rond, qui fait plaisir au petit Blanc métropolitain mais qui ne parle pas à tout le monde. Ça peut être très populaire comme idée politique ; mais il manque l'inscription dans une guerre civile mondiale. Ils parlent d'insurrections certes, mais d'insurrections de petits Blancs en manque d'existence sociale.
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[Il coupe] Une histoire de petits-bourgeois blancs ?C'est ce que j'allais dire. En ajoutant : des traîtres à leur classe.
Ouais, Ouais. Quand ils l'auront vraiment trahie, on se reverra.Bien. Tu évoquais les zadistes – tu n'as pas l'air de les porter dans ton cœur.
C'est pas ça. Quand j'étais membre d'Action directe, dans la maison où l'on vivait, moi aussi je cultivais des carottes. Mais je n'en faisais pas un projet politique. Les ZAD, c'est une bonne réserve d'Indiens. Moi je ne veux pas vivre dans une réserve.Il y a comme une mythologie des ZAD. La dernière fois en Catalogne, j'écoutais un penseur de l'autonomie me dire droit dans les yeux que les zadistes de Notre-Dame-des-Landes avaient repoussé une attaque militaire. Je lui ai dit : « Mais t'es sérieux ou quoi ? T'as jamais vu l'État quand il s'énerve. Il siffle la fin de la récréation, et en dix minutes c'est fini. » C'est absurde que les gens disent ça avec sérieux. Une bonne baston avec les gendarmes mobiles, c'est un moment, un combat qui permet de forger la radicalité – mais ce n'est pas un combat militaire.
Pour l'autonomie politique des quartiers populaires. C'est-à-dire que je crois aux gamins de banlieue. Je crois qu'il faut aller vers eux, sans projet politique, et les écouter. C'est-à-dire ne pas arriver en disant : « Nous les Blancs on va lutter avec vous. » Mais de dire : « Nous les Blancs, on va vous aider à avoir de l'autonomie politique. »
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Finalement, non. Si ça ne s'est pas passé, c'est que ça ne pouvait pas se passer. Nous, on a profondément cru que les premiers chocs de la crise, qui ont entraîné les premières grandes restructurations industrielles, allaient provoquer une vraie insurrection. On s'est trompés. Cette défaite en a appelé beaucoup d'autres. Les gens ont été cassés, tout le monde a collaboré à l'apathie. Ça a été un désastre. Il n'y a plus de résistance.OK – mais on peut parler d'une « crise » tout de même.
La crise économique est une expression de la guerre civile de classe. Elle intensifie l'exploitation des gens. Pour les très riches, il n'y a pas de crise. Depuis le milieu des années 1980, on nous parle de crise. Tu te souviens de BHL, Yves Montand et tous ces connards qui criaient : « Vive la crise, ça va tout changer ! » Non, la crise est simplement l'expression du néolibéralisme.
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Ces jeunes en veulent au système, d'une façon radicale. Et dans les cités, ces jeunes ne trouvent rien : ni gauche, ni extrême-gauche, rien. C'est le désert. Si ça avait été les années 1970, ces jeunes auraient été avec nous. Avec les groupes révolutionnaires les plus radicaux. Notre époque réactionnaire, cela déteint sur eux. Ils tournent leur radicalité dans le sens du poil actuel de la société, c'est-à-dire la voie réactionnaire.Selon le gouvernement, il y aurait 1 800 Français qui combattraient au sein de l'EI – et 25 000 combattants étrangers en tout. Une aura que les guérillas marxistes n'ont jamais eue.
Oui. Mais il y a quand même eu des milliers de gens qui ont fait la lutte armée entre 1968 et les années 1980. En Italie, ils ont eu quelque 5 000 prisonniers de longue durée affiliés à l'extrême-gauche. Il y en a qui se sont réfugiés, comme Cesare Battisti. Alors, non. La lutte armée en Europe a été à un moment donné un phénomène de masse. Donc non, je ne suis pas d'accord.Lorsqu'un journaliste du Monde diplomatique, Laurent Bonelli, compare le djihad aux Brigades internationales, c'est indigne du Monde diplomatique. Confondre une guerre révolutionnaire avec une guerre religieuse, c'est comme dire que l'extrême-gauche et l'extrême-droite sont la même chose.En un sens, les djihadistes feraient presque passer Action directe et les Brigades rouges pour des amateurs.
Si tu restes au niveau des formes de violence, effectivement. Tu n'as jamais eu de groupe révolutionnaire qui a tué des gens dans les rues et fait péter des avions avec des gens dedans. C'est plus facile de mettre une bombe dans le métro que d'assassiner une cible. Charger une estafette et se faire péter, c'est facile. Enfin pas tout à fait, parce que tu as le courage du militant qui fait ce sacrifice. Mais techniquement, il n'y a rien de plus simple. Notre violence était, finalement, une violence artisanale.Le 11 septembre 2001, tu étais encore en prison. Tu peux me raconter comment tu l'as vécu ?
Tout le monde se souvient d'où on était et de ce qu'on faisait. Moi j'étais en train de prendre le café avec des prisonniers basques dans leur cellule. On était tout un groupe de prisonniers politiques, on buvait le café, et tu sais en prison, les télés tournent en boucle. Donc je suis allé dans ma cellule pour pisser – c'était une prison où on avait les portes ouvertes – et là j'ai vu le Pentagone avec de la fumée. Je suis ressorti pour dire : « Il y a un attentat au Pentagone », ils ont allumé la télé et là, on a vu les tours.Et qu'est-ce que tu t'es dit ?
Je me suis dit : « C'est incroyable. » Et j'ai eu conscience qu'on entrait dans une ère nouvelle.Une deuxième interview de Jean-Marc Rouillan consacrée à son passage en prison sera publiée sur VICE.com la semaine prochaine.