« Le jeu permet, grâce à l'appareil photo de son smartphone et à la géolocalisation, de faire évoluer son avatar partout où l'utilisateur se déplace. Des Pokemons sauvages apparaissent sur sa route, et le joueur peut alors essayer de les attraper. Des points de ravitaillement et des arènes sont disséminés un peu partout autour de soi. Bref, c'est tout l'univers Pokemon qui investit l'environnement [réel] du joueur. »
Autrement dit : votre mission de dresseur, et l'insatiable soif de capture qui va avec, vous amène à naviguer dans l'espace urbain smartphone en main, les yeux rivés sur l'écran. Plus précisément, à la différence d'autres applications plus classiques, la réalité augmentée oblige le citadin-joueur à observer l'espace au travers d'un écran… Et l'on s'en doute, cela change grandement le rapport à la ville. L'urbaniste Louis Schmitz l'avait parfaitement résumé, dans un appel à contribution lancé quelques heures après la sortie du jeu : « Dans quelle mesure cette urbanité virtuelle impacte-t-elle l'urbanité réelle ? » Et c'est précisément à cette question que nous allons répondre à travers la typologie qui suit. Nous avons choisi de nous focaliser sur les anecdotes rigolotes et autres petites « infortunes de la virtualité », que nous avons vu passer dans notre fil Twitter depuis quelques jours (dont certains sont peut-être des fakes). Une large partie de ces anecdotes a d'ailleurs déjà été recensée dans les médias généralistes ou spécialisés (exemple ici) ; nous préférerons donc nous focaliser ici, à l'instar de Louis Schmitz, sur la question des urbanités hybrides uniquement.« Pour se battre avec des Pokémon, il faut tout d'abord les attraper. Ces derniers ne nous attaquent pas au hasard de nos pérégrinations, comme on pouvait s'y attendre. Le téléphone vibre. Ce n'est pas un énième SMS de papa mais bien l'appli qui nous prévient qu'un Aspicot sauvage est dans les parages. Une version miniature du pokémon apparaît sur la carte. Pour engager la confrontation, il faut cliquer sur sa petite tête, qui surgit ensuite, littéralement devant nous. Le petit animal est là, dans la rue, incrusté en réalité augmentée, comme s'il se tenait vraiment devant nous. Alors on s'arrête, brusquement. On se cogne dans notre voisin ? Qu'importe. L'unique objectif est à présent d'envoyer une Pokéball pour capturer la bestiole. »
De même, cette friction physico-numérique interpelle les petits commerces, à l'instar de celui-ci qui rechigne à laisser entrer des joueurs ne consommant pas. Même s'il semble s'agir d'un fake, cette pancarte passive-agressive nous éclaire sur l'un des paradoxes de la ville hybride : celui de la porosité entre espace public et privé.It begins Ilagee de combatJuly 6, 2016
En effet, nos sociétés ont cloisonné les espaces essentiellement grâce à des frontières physiques : un mur, une porte, une grille, voire même une surélévation – par exemple un trottoir – sont autant de marqueurs physiques permettant de distinguer différents types d'espace (public, semi-public, privé). Avec le numérique, ces frontières perdent de facto tout leur sens : pour l'heure, un programme n'est pas en mesure de correctement reconnaître ce qui appartient à l'espace public, et ce qui relève du privatif. Les frictions évoquées ici découlent directement de cet état de fait. Nous l'avions déjà évoqué, à l'époque où la réalité augmentée ne faisait que balbutier, dans l'une de nos chroniques Owni : « Espace virtuel : à qui appartient le réel augmenté ? » Pokémon GO, de par sa popularité surréaliste, vient reposer cette même question avec pertes et fracas :No purchase, NO POKEMON!!! George BroussardJuly 9, 2016
2. Le dépassement de fonction, ou l'évolutivité numérique des lieuxDeuxième friction, qui découle en partie de la première : Pokémon GO vient chambouler la nature des lieux investis par ces créatures numériques. Un sex shop devient un Pokéstop, un café devient un lieu de capture… et une église devient une arène de combat. C'est même mieux que cela : l'église en question, citée dans le tweet suivant, avait d'ores et déjà été réhabilitée en logement. Sauf que, comme l'explique Slate, les fonds de cartes utilisés n'avaient pas enregistré ce changement de statut… Avec Pokémon GO, l'église-maison a donc gagné une troisième fonction, illustrant la mutation du patrimoine physique à travers l'histoire : hier en raison de mutations sociétales, aujourd'hui en raison de mutations technologiques. Autrement dit, à l'instar des Pokémon, les lieux évoluent grâce (ou à cause) du numérique augmenté. Cette couche numérique vient ainsi se superposer aux nombreuses couches qui composent cette « ville-palimpseste » en sédimentation permanente.A little boy in my neighborhood just knocked on our door and said
Mais à la différence de la première friction évoquée ci-avant, le dépassement de fonction des lieux n'est pas forcément générateur de tracasseries. Prenons l'exemple suivant : hasard d'un algorithme un peu taquin, Wellington s'est retrouvé avec une arène Pokémon située à l'endroit précis où se tient… une fontaine géante au milieu de la baie. On imagine que le programme a jugé qu'il s'agissait d'une île, celle-ci étant probablement référencée sur les cartographies servant de base au jeu. Qu'importe le flacon, au final, c'est l'ivresse qui fait tout le sel de l'anecdote : deux joueuses ont logiquement décidé de se rendre dans l'arène en kayak, à la grande surprise des promeneurs environnants.Living in an old church means many things. Today it means my house is a Pokémon Go gym. This should be fascinating.
Boon SheridanJuly 9, 2016
De fait, ce « monument » habituellement sans visiteurs se mue ainsi en lieu « touristique », au sens traditionnel du terme. S'il ne s'agit pas d'un cas isolé, on peut toutefois se demander comment la municipalité de Wellington réagira si l'arène est amenée à rester (on peut imaginer qu'une mise à jour de l'application corrige ce type de « bugs »)… Peut-être mettra-t-elle cette arène à profit pour proposer un nouveau service de circuits touristiques spécialement dédiés aux dresseurs ? L'idée pourrait paraître saugrenue ; elle est pourtant tout à fait légitime, comme nous l'indiquent les fictions suivantes.3. La ludification numérique, nouveau moteur de la mobilité urbaine…Au-delà des multiples anecdotes recensées ci-avant, et qui inondent depuis quelques jours les réseaux sociaux, c'est surtout pour sa capacité à faire sortir les gens de chez eux que Pokémon GO se distingue. Il suffit pour s'en convaincre de suivre les pérégrinations de cet australien traversant sa suburbia en quête d'autres joueurs, et constatant que tout le monde (ou presque) y joue, ou encore de voir ces images de Central Park noir de monde :Yeah, we kayaked out to the fountain to claim this gym for Kelsey ThomsonJuly 10, 2016
La friction physico-numérique réside alors non pas dans la typologie de lieu impliqué (il est fréquent de voir toutes sortes d'activités dans les parcs urbains), mais dans l'incompréhension des autres utilisateurs du lieu. L'arrivée massive de joueurs et joueuses dans ce parc de Melbourne, logiquement plongés dans leurs smartphones, suscite forcément l'étonnement. « Norms totally baffled », dit le tweet suivant, comprendre : « les gens normaux sont déconcertés ». Mais l'on pourrait aussi traduire cette expression par « les normes sont déconcertées », tant cet afflux de joueurs généralement peu visibles (on joue finalement peu dans l'espace public, en dehors des transports en commun) vient contrevenir aux normes traditionnelles de ces lieux. Les parcs sont ainsi plutôt perçus comme des lieux de déconnexion, voire d'une certaine tranquillité à l'écart de la foule. Inévitablement, un regroupement de gens connectés vient donc battre en brèche ce statu quo.Pokemon GO is just insane right now. This is in Central Park. It's basically been HQ for Pokemon GO. Jonathan PerezJuly 11, 2016
Plus intéressant encore, nombreux sont les joueurs à saluer la capacité du jeu à les faire sortir de chez eux, et à les faire marcher à travers la ville. On retrouve là un discours relativement ancien, consistant à utiliser le numérique et plus spécifiquement les mécaniques ludiques pour inciter les gens à parcourir la ville (souvent en réaction au cliché du « no life » ne voyant jamais la lumière du jour). En soi, Pokémon GO n'a même rien de révolutionnaire : nombreux sont les jeux à avoir tenu ce discours… et Pokémon lui-même avait déjà montré la voie en 2009. Les jeux Pokémon Or et Argent étaient en effet vendus avec un podomètre spécialement dédié aux dresseurs, lePokéwalker, et proposaient divers mini-jeux permettant par exemple de capturer des créatures ou de gagner quelques objets en marchant. On pourrait aussi citer le méconnu Boktai, l'un des jeux nous ayant le plus marqué en termes de gameplay « urbanophile ».L'objectif était en effet de recharger son pistolet anti-vampire… avec la lumière du soleil, littéralement, grâce à une cartouche équipée de capteurs UV obligeant le joueur à jouer à ciel ouvert. Sur le papier, l'idée était merveilleuse, et le gameplay du jeu s'accordait directement avec cette objectif de « faire sortir les gamers de leurs tanière ». Dans la pratique, il était assez aisé de contourner cette règle, et les joueurs ne se sont pas forcément embêtés à la suivre.A perfect storm of pokestops at Southbank has caused a massive crowd of players. Norms totally baffled. James CroftJuly 10, 2016
Clairement affichée dans le jeu, cette volonté de pousser les joueurs à lever les yeux hors de l'écran a logiquement inspiré certains acteurs du monde urbain. Il est d'ailleurs intéressant d'observer la mutation du rapport qu'entretiennent les acteurs urbains à l'égard de « l'écran » : on se rappelle ainsi du critique d'architecture Christopher Hawthorne qui évoquait, à propos du smartphone et de la réalité augmentée alors balbutiante, « un vortex capable d'absorber toute notre attention, rendant le design d'un bâti invisible voire hors de propos ». Les temps ont bien changé, et les responsables urbains l'ont bien compris. Certains voient même très concrètement l'intérêt de ce jeu en termes de valorisation patrimoniale. A notre connaissance, le maire de Châteauroux Gil Avérous est le premier à avoir vu le potentiel de l'application en la matière. On espère que d'autres suivront sa voie ! Pendant ce temps, de l'autre côté de l'Atlantique, le maire de New York se vante de capturer des criminels plutôt que des Pokémons… Rabat-joie, va.« Impossible de décoller le nez du téléphone : c'est sur l'écran que l'on trouvera les "balises" qu'il faut rejoindre, ces points incarnés par par des portes, des graffitis, des détails dans les murs. Comme dans une chasse au trésor géante où la ville devient un terrain de jeu, on se surprend à se réjouir lorsque l'on trouve enfin LA moulure spécifique au-dessus de LA porte que le jeu voulait qu'on rejoigne. »
Rappelons au passage que Nintendo avait déjà mis un pied dans la culture, en proposant un audio-guide au Musée du Louvre sur la console portable Nintendo 3DS. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer un partenariat entre Pokémon GO et certaines collectivités ou institutions culturelles ? Ou un guide touristique entièrement basé sur le jeu, comme le proposait Louis Schmitz ? Qui sait, nous serons peut-être amenés un jour à capturer un Pokémon Poulbot sur les hauteurs de Montmartre ? Après tout, il existe des Pokémons exclusifs téléchargeables uniquement pour certains événements, et la France a déjà servi de décor dans une précédente itération du jeu… alors pourquoi ne pas rêver ? Cela permettra peut-être de relancer l'économie nationale grâce à de nouveaux métiers dédiés.
Au-delà de la culture, ce sont les commerces qui pourraient bien évidemment en profiter. Deux articles tout récemment publiés, l'un sur Techcrunch, l'autre sur Forbes, reviennent sur l'intérêt que les cafés et restaurants (et pourquoi pas les sex shops) pourraient trouver dans Pokémon GO. La question n'est évidemment pas anodine, et le fait qu'elle soit posée par ces médias encore moins : cela fait des années que les start-ups cherchent à créer la « killer-app » qui drainera les foules dans les petits commerces de proximité… en prenant évidemment un petit pourcentage sur les consommations. C'est d'ailleurs la direction que semblent prendre les applications de rencontres géolocalisées, comme nous l'évoquions dans notre billet sur Happn. Pas étonnant, donc, que les acteurs du secteur rêvent que Pokémon GO prenne la même tournure. En ce sens, cela témoigne d'une certitude confirmée par de nombreux insights : Pokémon GO n'est pas qu'un jeu : il s'agit d'un réseau social à part entière. Et qui dit réseau social dans la ville, dit forcément convivialités.Nouveau métier : Le Pokétour, un van, 8 places, le tour d'une ville pendant 2h pour capturer des Pokémon : 20 € par tête. Le Uber du futur
DerivJuly 11, 2016
Blague à part, cette question reste particulièrement sérieuse sur un plan prospectif. Nos villes, soumises depuis tant d'années à l'automobile, peine en effet à laisser une véritable place au piéton – malgré de nombreux efforts, mais souvent trop localisés pour transformer le métabolisme d'une métropole dans son ensemble. Or, comme le rappelle avec humour le tweet suivant, les piétons restent particulièrement fragiles dans cet écosystème. Celui-ci fait d'ailleurs directement écho à cette phrase de Georges Amar, qui résumait ainsi le règne à venir de « l'homo mobilis » :
… à ceci prêt que le cerveau est ici remplacé par un Pokédex nous absorbant littéralement l'esprit… et faute d'avoir la vision périphérique d'un Hoothoot, il faut bien admettre que jouer à Pokémon GO devient quelque peu dangereux. Et si le jeu est amené à suivre le succès qu'il connaît depuis une semaine, nul doute que la question se posera avec une acuité croissante. Pokémon GO joue ainsi le rôle de « game changer » pour qui s'intéresse à la ville numérique, qu'il s'agisse de la construire ou juste de l'observer. On suivra donc avec un intérêt particulier la manière dont les collectivités du monde entier répondront ou non aux foules de joueurs parcourant les rues en quête d'un Lokhlass shiny… Il est d'ailleurs intéressant de constater que Pokémon GO réussit à redonner à la réalité ses lettres de noblesse, après une dizaine d'années de petites et moyennes déceptions. En septembre dernier, dans notre dossier d'archives consacré au sujet, nous écrivions précisément ceci :« Ce qu'il importe de bien comprendre c'est que "vivre mobile" ne signifie plus seulement nous déplacer d'un point A à un point B. Nous sommes devant le nouveau paradigme de "la vie en mobilité", devant nous s'ouvre une nouvelle existence à envisager. La Mobilité englobe dans une vie mobile, une personne mobile qui évolue dans un univers mobile, ce n'est rien de moins que cela : un humain avec des baskets, un smartphone et un cerveau ! »
Inutile de dire que Pokémon GO remporte la mise avec un talent fou.« Tant que la réalité augmentée n'aura pas de véritable valeur enchanteresse, tant qu'elle se bornera à servir les intérêts des marques et des publicitaires, tant que les élucubrations de Dennō coil resteront de sympathiques délires animés : nous resterons à bouder dans notre coin. »
Cet article a été initialement publié sur le site de l'excellent cabinet de prospective urbaine Pop-Up Urbain, que nous ne saurions trop vous conseiller de suivre sur Facebook. Quant à son auteur, le non moins excellent Philippe Gargov, vous pouvez le suivre sur Twitter : @PhilippeGargov.Pokemon Go a réussi là des dizaines de projets transmedia / ARG ont échoué…
Oriane HurardJuly 12, 2016