Avec les ingénieurs qui éteignent les puits de pétrole incendiés par l'État islamique

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Etat Islamique

Avec les ingénieurs qui éteignent les puits de pétrole incendiés par l'État islamique

Comment un groupe de mecs courageux et d'origines diverses lutte à son échelle contre Daech en Irak.

« Ma mère ne sait pas que je suis ici, ni ce que je fais. Si elle l'apprenait, elle n'ouvrirait certainement pas la porte à mon retour. »

Le visage de Farad est recouvert d'éclaboussures de pétrole. Il ne perd jamais son large sourire lorsqu'il évoque avec moi sa formation d'ingénieur. Sa mère sait qu'il travaille pour une compagnie pétrolière basée dans le nord de l'Irak, dans sa ville natale de Kirkouk. Elle ignore cependant qu'il risque sa vie tous les jours en tentant de maîtriser des gisements de pétrole embrasés par les soldats de l'État islamique après leur abandon de Qayyarah, à 35 kilomètres au sud de Mossoul.

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Des membres de l'équipe recouverts de pétrole. Toutes les photos sont de l'auteur

Aujourd'hui, Farad et son équipe travaillent sur un puits quasiment éteint mais qui crache encore du pétrole et des gaz toxiques depuis la tête du gisement. J'observe leur routine quotidienne. Ils mettent des masques pour respirer convenablement, descendent à l'aide d'une échelle dans une fosse remplie de pétrole, tirent de toutes leurs forces sur des soupapes rigides fixées sur les têtes des puits, se retrouvent complètement asphyxiés par les gaz, se replient, puis répètent l'opération – encore et encore.

Vu qu'une simple étincelle peut embraser le puits, les pompiers s'efforcent d'arroser en permanence la tête des puits avec leurs lances à eau. L'un des pompiers, plutôt inconscient, laisse tout de même pendiller une cigarette entre ses lèvres alors qu'il se trouve en haut d'un puits de pétrole incandescent. L'air est empli d'hydrogène toxique et de gaz sulfuriques. Comme toujours, personne n'y prête attention.

« Je me fous totalement des fumées toxiques lorsque je fais ça, me dit Farad en souriant. Je me concentre seulement sur la maîtrise du puits. Je n'ai qu'un seul objectif, un seul but. C'est comme si vous deviez tuer un monstre à trois têtes. »

Les abords d'un puits

La ville de Qayyarah, sise au nord de la province irakienne de Ninive, est facilement accessible. Sur place, une fumée noire émanant des gisements obscurcit le paysage – essentiellement composé de petites buttes brunâtres. Vous pouvez sentir l'odeur du soufre jusque dans la ville, ville qui semble être recouverte d'une chape opaque qui fait régner une nuit interminable.

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Des feux immenses s'élancent vers le ciel. Je n'ai jamais vu ça : des mers de pétrole embrasées donnent naissance à des flammes qui ondulent et s'envolent sur des centaines de mètres.

La pelleteuse doit toujours rester en dehors des flammes

Lorsque je demande à l'un des pompiers pourquoi l'EI embrase ces puits, il me répond sur un ton laconique que « les terroristes ne font que détruire ». De ce que j'ai pu entendre et voir dans le pays, il semblerait que les combattants de Daech veuillent créer une sorte de couverture afin de se protéger des raids aériens lors de leur éventuel repli. Il pourrait tout aussi bien s'agir d'un « on vous emmerde profondément » à destination des habitants de la ville – la plupart accueillant avec joie le retour des forces de l'ordre irakiennes après deux années de domination djihadiste.

La ville de Qayyarah, à l'image de nombreuses autres villes reprises à l'EI ces derniers mois, illustre parfaitement l'expression « déchirée par la guerre ». Les édifices ont été détruits ou criblés de balles et de roquettes. Des miliciens chiites lourdement armés et des policiers irakiens effectuent des patrouilles dans les rues. La fumée omniprésente a laissé derrière elle une importante couche de crasse. Beaucoup de gens – en particulier les enfants et les personnes âgées – en souffrent. Certains en sont morts. Une infirmière de la clinique me dit qu'elle recense au moins dix nouveaux cas d'insuffisance respiratoire par jour. Parfois, le chiffre grimpe jusqu'à 20.

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Farad donne des instructions à son équipe

« Nous devons stopper les feux en priorité », affirme Muhammed Akash, directeur général des champs pétrolifères de Qayyarah. Connaître le nombre exact de puits en feu parmi les 51 de la région est un casse-tête impossible à résoudre. La fumée obstrue la visibilité depuis les airs et les ingénieurs au sol passent un temps fou à déminer les routes pour accéder à chaque puits. Selon Muhammed, on dénombrerait 20 puits en feu à l'heure actuelle. Il précise que depuis l'intervention de l'équipe de Farad dans la région il y a de ça 10 semaines, quatre puits ont été éteints entièrement – un cinquième est en cours d'extinction. L'extinction totale d'un feu peut prendre beaucoup de temps – de quinze jours à un mois pour un seul puits.

« Tout dépend de l'intensité des feux et de la localisation de l'explosion », m'explique-t-il.

La marche à suivre pour éteindre les feux dépend des circonstances. Muhammed me précise que les équipes utilisent parfois des explosifs pour priver le feu d'oxygène. Ces mêmes équipes ont également recours à des produits chimiques directement injectés dans le tuyau pour étouffer les flammes.

Ali Aksen est un spécialiste reconnu de l'extinction des puits de pétrole. Il m'explique le déroulement de l'intervention. « Les pelleteuses nettoient la zone dans un premier temps », dit-il en me montrant du doigt une machine noircie située au bord d'un étang de flammes. La machine soulève une énorme quantité de pétrole et de sable tandis que les pompiers inondent la zone avec des lances portées à bout de bras.

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« L'eau nous permet de refroidir la zone afin de trouver d'où sort le pétrole, m'explique Ali. Nous introduisons ensuite un mélange d'eau et de sel directement dans le tuyau car le sel empêche les gaz de remonter. » Alors que nous sommes postés à quelques mètres des flammes, je sens que mes mains et mon visage commencent à me brûler. La pelleteuse est encore plus proche des flammes mais son conducteur, Abdul, paraît ne pas s'en soucier.

« Cette activité est évidemment très dangereuse mais je n'ai pas peur car je sais que je suis avec des gars géniaux, me dit-il en souriant. Si j'avais peur, je ne travaillerais pas ici. » Tous ces travailleurs – pompiers, ingénieurs, techniciens – sont entièrement dévoués à leur travail. L'on retrouve en leur sein une camaraderie qui contraste avec la méfiance des milices, des forces armées et des ethnies que l'on croise dans la région.

Farad aide un homme en passe d'être asphyxié

« Je ne fais pas de différence entre eux et moi, et je nous considère tous comme une seule et même équipe », me dit Farad. Il est Kurde et n'opère aucune distinction entre ses hommes, qu'ils soient Arabes, Turcs, sunnites ou chiites. « Nous sommes tous égaux. »

Quelques instants plus tard, on l'appelle au sommet d'un puits. Des hommes lèvent les bras en signe de triomphe. Ils ont réussi à le maîtriser. Ils se tapent dans le dos, se serrent la main et posent pour des photos. Demain, ils répéteront l'opération de plus belle.

Chris Shearer est sur Twitter.