« On a parfois le sentiment d’être étranger dans son propre pays »

C’est un confetti perdu dans l’océan indien, un bout de France situé à 8 000 kilomètres de Paris. Généralement oublié des médias et surtout des pouvoirs publics, Mayotte est au cœur de l’actualité depuis plus d’un mois, entre grève générale et conflit social. Si les projecteurs braqués sur le 101e département français permettent de rappeler qu’il est le plus pauvre et le plus jeune du pays, ils occultent une réalité qui concerne pourtant des milliers de jeunes Mahorais. Entre une démographie galopante – 60 % de la population a moins de 25 ans – et les moyens limités du seul centre universitaire local – 1 300 étudiants accueillis en 2016 – les nombreux bacheliers qui sortent chaque année des lycées de Mayotte n’ont d’autre choix que de quitter le foyer familial pour tenter leur chance dans les facs de métropole. Plus qu’un voyage, une mise à l’épreuve.
Pour comprendre à combien étudier est devenu un luxe à Mayotte, il suffit de se rendre sur n’importe quel comparateur de vol et de taper « Paris-Mayotte » : entre 700 et 1 700 euros le billet selon les périodes, soit « de quoi se payer un Paris/New-York en business », vanne Naftal-Dylan Soibri, 25 ans et un BTS audiovisuel parisien en poche. Plutôt salé, quand on sait que le salaire médian local atteint péniblement les 384 euros.

Galères administratives

C’est la raison pour laquelle les futurs étudiants bénéficient d’aides de l’agence de l’outre-mer pour la mobilité (LADOM) et aussi du département de Mayotte. Le billet d’avion peut être pris en charge de 50 à 100 % selon les profils, et des primes d’installations ou des cautions peuvent être versées. Encore faut-il être éligible, comme le souligne Nassufdine Mohamed, président du Comité Mayotte Département (COMADEP) : « Pour toucher l’aide du département, il faut que les parents soient mahorais et qu’ils y paient des impôts depuis 1993 au moins, ce qui fait que pas mal de Mahorais n’y ont pas droit. Moi par exemple, ma fille ne pourrait pas y prétendre comme je vis en métropole. » Résultat, le dispositif mis en place « pénalise une partie de la jeunesse », selon Nassufdine Mohamed.

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Pour les heureux élus – 3 500 jeunes environ bénéficient coup de pouce financier -, l’arrivée en métropole s’accompagne d’une avalanche de grosses galères et de petit tracas. Elle peut même se faire en deux temps, comme ça a été le cas pour Naftal-Dylan Soibri, qui a dû multiplier les allers-retours entre Mayotte et la métropole avant de s’installer. Un cas loin d’être isolé : « En fait, la première année, avoir les bonnes infos sur les formations et ensuite, postuler pour la filière idéale. C’est très difficile à faire de Mayotte. Donc on perd souvent un an dans une fac qui ne nous intéresse pas vraiment, explique le jeune homme, aujourd’hui revenu à Petite Terre, l’une des deux îles de Mayotte, où il a créé sa maison de production. Moi par exemple, je me suis retrouvé à la fac à Montpellier alors que je voulais faire un BTS audiovisuel. J’ai passé un semestre là-bas à préparer mon dossier pour l’année suivante, puis je suis rentré parce qu’il faut vivre au moins 6 mois à Mayotte pour prétendre aux financements. » Naftal-Dylan a donc dû passer par une année de « transition » qu’il qualifie avec humour « d’études administratives ».

Discriminations

Pour certains, le cauchemar des démarches est encore plus oppressant. Ainsi, Ghaniya Zarouk, 23 ans aujourd’hui, était mineure au moment de débarquer en prépa à Grenoble : « Résultat, le moindre papier, la moindre signature, tout devait passer par ma mère à Mayotte. Pratique », ironise l’étudiante en Langues et Civilisation, qui, sans avoir jamais connu la misère, a connu la débrouille et la majorité des galères que connaissent les Mahorais sur les bancs des facs de métropole. Première d’entre elles, la recherche d’un logement. Quand Ghaniya a quitté Grenoble pour Nantes, tous les agents ont rejeté poliment son dossier, préférant des candidats dont le garant était installé en métropole. « J’ai vécu presque deux mois chez une amie éloignée de la famille, rembobine-t-elle. Et encore, j’avais de la chance, d’autres dans ma situation dormaient dans des chambres d’hôtel à 60 euros la nuit. Quand on vit ça, on a parfois le sentiment d’être étranger dans son propre pays. »

Avoir un toit sur la tête, c’est bien. Encore faut-il pouvoir se le payer, surtout quand, comme Ghaniya, la bourse et les APL représentent à peine la moitié d’un loyer. La jeune Mahoraise a bien essayé de trouver un job étudiant dès son arrivée, mais a mis quatre ans avant d’être enfin embauchée comme aide à domicile : « J’avais postulé à une annonce officielle du Leclerc près de chez moi mais ils m’avaient répondu qu’ils ne recherchaient pas de personnel… Je ne sais pas si je suis discriminée, mais clairement, pendant mon année d’étude à l’étranger, j’ai trouvé un boulot direct, alors on peut s’interroger. » À 22 ans, Saliouna Walli, en licence de Lettres à Rennes, est encore plus cash : « Ici, personne ne me fait confiance, que ce soit dans les études, pour les apparts ou pour les jobs étudiants. C’est une lutte constante pour s’en sortir. Heureusement que j’avais de la famille pour m’accueillir à mon arrivée ici. »

Mort de solitude

Pour elle comme pour Ghaniya et Naftal-Dylan, leur plus grande chance a été d’avoir un proche, un frère ou un ami pour les accompagner dans leur découverte d’une nouvelle vie. Car le plus grand danger qui guette les Mahorais fraîchement débarqués, c’est l’isolement. « J’ai rencontré un autre étudiant mahorais dans ma fac. Il était complètement perdu, il ne connaissait personne. Le soir, il rentrait chez lui, il avait à peine de quoi se faire des pâtes. Il déprimait en chantant des airs du pays », raconte Saliouna.

Cette histoire, celle d’un gamin à la dérive, en rappelle une autre. Celle, macabre, d’El Anfani Abdallah, étudiant mahorais de 22 ans retrouvé mort dans sa chambre étudiante sur le campus de Villeneuve d’Ascq. C’était en 2015. Si l’autopsie n’a pas permis d’établir les causes du décès, sa mère affirme qu’il est « mort de faim », dans le dénuement le plus total. Le jeune homme manquait de tout car son aide de LADOM n’avait pas été renouvelée. Motif : il devait retourner à Mayotte pour valider son dossier. L’affaire avait alerté sur la situation de certains étudiants mahorais en métropole, car avant sa mort, El Anfani avait été hospitalisé pour « troubles psychologiques » liés à la grande solitude dans laquelle il se trouvait. Un isolement extrême qui fait tache au pays de la fraternité.