C’est la première fois que je vois Michael Laufer. Campé sur la scène du Hackers on Planet Earth (HOPE), une conférence biennale organisée à New York, il lance des milliers de dollars de médicaments dans l’assistance surpeuplée.
« Est-ce que quelqu’un, ici, souffre de chocs anaphylactiques et n’a pas accès à de l’épinéphrine ? » demande-t-il au public. Quelques mains se lèvent ; dans l’une d’entre elles, Laufer loge un EpiPen artisanal en ajoutant : « C’est l’une de nos créations originales. Fais-en bon usage. »
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Après quelques minutes à casser du sucre sur le dos de son « confrère » Martin Shkreli, qui « pourrit actuellement à Fort Dix » pour avoir fait passer le prix du Daraprim, un médicament vital pour les personnes séropositives, de 13 à 750 dollars, Laufer adopte un ton plus sérieux : « Ça fait deux ans, mais malgré tout ce qui s’est passé, le prix du Daraprim n’a pas changé. » Il met la main dans sa poche, en tire une poignée de pilules. « J’imagine que je pourrais en distribuer quelques-unes », dit-il en lançant son Daraprim vers le public.
Crâne rasé, épaisse barbe noire et veste camouflage, Laufer n’a pas le look du type auquel on irait demander un conseil médical. Dommage, car il maîtrise le sujet comme personne.
En tant que membre fondateur de Four Thieves Vinegar, un réseau de volontaires composé d’anarchistes et de hackers qui développent des technologies médicales permettant à chacun de fabriquer ses propres médicaments, Laufer a passé la dernière décennie à œuvrer pour libérer des médicaments vitaux des grandes entreprises pharmaceutiques. Il n’a aucune formation officielle en médecine et serait le premier à dire qu’il n’est pas médecin. En fait, d’un point de vue légal, il est moins habilité à traiter des patients qu’à réaliser des calculs dans le domaine de l’armement nucléaire. Mais Laufer n’a jamais été du genre à se laisser barrer la route par de quelconques règles.
Notre première rencontre se déroule dans un bar, de l’autre côté de la rue, après son intervention sur les médicaments DIY, lors du HOPE. Il a rendez-vous avec ses collaborateurs du collectif Four Thieves, venus des quatre coins du pays pour assister à la conférence et dévoiler les nouvelles technologies médicales sur lesquelles ils travaillent. Laufer déclare la cérémonie ouverte en levant son verre.
« Un toast aux morts, aux enfants victimes de cancer ou du SIDA » lance-t-il, un verre de Bourbon à la main, avant de citer le rappeur Immortal Technique : « A cure exists, and you probably could have been saved. » [« Il y a un traitement, et vous auriez sans doute pu être sauvés », extrait du morceau A toast to the dead, ndT.]
Voilà dix ans que les Four Thieves affrontent la Food and Drug Administration, l’agence fédérale chargée d’autoriser la commercialisation des médicaments aux États-Unis, les richissimes firmes pharmaceutiques, les médecins, les pharmaciens et quelques unes des plus prestigieuses universités du pays. Laufer et ses collaborateurs n’en finissent plus d’irriter les puissants, car ils sont la preuve vivante que des médicaments efficaces peuvent être mis au point avec peu d’argent en dehors des canaux institutionnels.
En pharmacie, deux epipens à usage unique des laboratoires Mylan, des stylets d’adrénaline auto-injectable, peuvent vous coûter dans les 600 dollars, 300 en version générique. C’est cher. Et de toute façon, les pharmacies sont en rupture de stock : même si vous en avez les moyens, vous ne pourrez pas vous les offrir. Pour parer au problème, les Four Thieves ont diffusé les instructions pour fabriquer un epipen soi-même sur Internet. Coût total de la préparation : 30 dollars d’objets accessibles au tout-venant pour la création du stylet, trois dollars pour le rechargement. Et quand Shkreli a fait monter le prix du Daraprim, les Four Thieves ont mis au point un laboratoire open source afin que chacun puisse fabriquer son propre Daraprim pour 25 centimes pièce.
Aux États-Unis, l’industrie pharmaceutique pèse 446 milliards de dollars. Ces profits sont protégés par un mur de réglementations défendu des agences comme la FDA et la Drug Enforcement Administration, le service fédéral chargé de la lutte contre le trafic de stupéfiants. En distribuant gratuitement des plans d’appareils et des produits médicaux, le groupe Four Thieves menace de couper l’herbe sous le pied de l’une des industries les plus réglementées et les plus profitables au monde. Et ce n’est qu’un début.
Produits gratuits
Les Four Thieves disent avoir réussi à synthétiser cinq types de médicaments différents, chaque fois à l’aide de leur MicroLab. Ce petit laboratoire fonctionne comme les grosses machines extrêmement coûteuses des laboratoires pharmaceutiques. Cependant, elle ne coûte que quelques dollars parce qu’elle est fabriquée à partie de composants achetés dans le commerce. Par exemple, la chambre de réaction de leur MicroLab est un petit bocal de conserve en verre qui se trouve dans un autre bocal plus grand, fermé par un couvercle imprimé à l’aide d’une imprimante 3D. Les plans du couvercle sont disponibles sur Internet. Quelques tubes en plastique et une thermistance permettant de mesurer la température passent par le couvercle troué, permettant aux liquides de passer dans le circuit afin d’entraîner les réactions chimiques nécessaires à la fabrication de différents médicaments. Le processus complet est automatisé à l’aide d’un petit boîtier informatique d’une valeur d’environ 30 dollars.
Pour l’instant, les Four Thieves ont utilisé leur MicroLab pour produire de la naloxone maison, un médicament destiné à prévenir les overdoses d’opiacés, mieux connu sous le nom de Narcan ; du Daraprim, un médicament destiné à traiter les infections chez les personnes séropositives ; du cabotégravir, un médicament utilisé en prévention contre le VIH et qui ne pourrait nécessiter que quatre prises par an ; de la mifépristone et du misoprostol, deux médicaments indispensables de l’avortement pharmaceutique.
Les positions anti-avortement des candidats proposés par l’administration Trump pour remplacer le juge Anthony Kennedy à la Cour suprême inquiètent les « FTV ». Les hackers craignent que le gouvernement fédéral n’autorise prochainement les États à décider de la légalité de l’avortement dans leur coin. Beaucoup d’Américains pourraient se retrouver privés de toute possibilité d’interruption de grossesse. C’est ce qui a motivé Tim Heilers, ancien technicien sur les sonars de la Navy, à rejoindre les Four Thieves en février dernier.
« Le Kentucky est un État très conservateur, et je crois qu’on risque vraiment de devenir le premier État sans aucun accès à l’avortement, » m’explique-t-il. « C’est pourquoi je pense qu’il est très important de donner aux gens la possibilité de fabriquer de la mifépristone, au cas où ils en auraient besoin. »
Si les Four Thieves ont déjà réussi à produire cinq médicaments, ils n’ont partagé qu’une seule recette sur leur site, celle du Daraprim. C’est une question de prudence ; la production de certaines molécules est particulièrement difficile, voire dangereuse. La naloxone, par exemple, est préparée à partir des mêmes précurseurs que les opiacés dont elle bloque les effets. Ces précurseurs sont contrôlés par le gouvernement fédéral et seuls les labos assermentés peuvent en posséder de petites doses. Pour contourner ce problème, Laufer et ses collaborateurs ont adopté un protocole en apparence contre-intuitif : ils fabriquent le médicament à partir du poison.
Ainsi, s’ils ne pouvaient pas acheter les précurseurs de naxolone légalement, Laufer a remarqué qu’il était particulièrement facile d’obtenir des opiacés par les temps qui courent. Après avoir mis la main sur de l’oxycotin, un puissant anti-douleur, dans la rue, des membres du collectif ont réussi à en extraire les précurseurs nécessaires à la fabrication de la naxolone.
« Tu préfères enfreindre la loi et vivre, ou être un honnête citoyen entre quatre planches ? »
« Dans les années 1990, des dealers malins ont découvert qu’une seule réaction [avec de l’oxycotin] pouvait produire de l’oxymorphone, qui est environ six fois plus puissant, » m’explique Laufer. « À partir de l’oxymorphone, tu peux faire de la naxolone en une seule étape. Ce n’est pas très compliqué de faire des médicaments avec du poison. »
Cette approche pour le moins atypique est le nerf du « piratage pharmaceutique ». Après tout, son but est d’aider les gens, coûte que coûte.
Autre exemple. Chez les macaques, le cabotégravir empêche la contamination au VIH par partage de seringue. Quand d’autres prophylactiques pré-exposition (PrEP) requièrent une prise quotidienne, quatre prises annuelles de carbotégravir pourraient suffire à protéger le patient.
D’abord excités par les tests cliniques prometteurs du carbotégravir, les Four Thieves ont fini par trépigner d’impatience en attendant sa commercialisation. (Il est aujourd’hui en phase III des essais de la FDA, c’est-à-dire testé sur de larges échantillons de sujets humains.) Autre point noir : s’il suit le même chemin que d’autres prophylactiques pré-exposition, le cabotégravir sera vendu à un prix exorbitant. Le Truvada, un médicament comparable qui nécessite une prise quotidienne, coûte environ 2 000 dollars par mois. Tout ce qu’il fallait pour convaincre les FTV d’agir.
Les Four Thieves sont bien décidés à fournir des PrEP à ceux qui en ont besoin ; le fait que le carbotégravir ne soit pas encore commercialisé ne les effraie pas. Pendant que le collectif cherche un moyen de synthétiser la molécule, certains de ses affiliés achètent un PrEP disponible dans le commerce, le ténofovir, afin de le combiner avec une substance tampon inerte et de fournir le tout à des dealers d’héroïne. Ceux-ci peuvent choisir de couper leur came avec le mélange pour « rendre service » leurs clients. « Leur héroïne a un nouvel effet secondaire », affirme Laufer. « Elle ne transmet plus le VIH. »
Clairement, le collectif Four Thieves Vinegar aime taquiner la loi. En dépit du fait que Laufer a transformé la subversion de l’industrie médicale en véritable activité artistique, d’éventuels procès menacent profondément sa mission de libération des médicaments. Lorsqu’un laboratoire pharmaceutique fabrique un nouveau produit, il détient le brevet de la molécule qui fait son efficacité. Laufer et ses camarades sont capables de reproduire ces molécules parce qu’elles sont décrites dans les archives des brevets et quelques fois dans des revues spécialisées. Il faut juste disposer des technologies adaptées.
Comme les Four Thieves ne vendent ni ne distribuent les médicaments qu’ils produisent, ce qu’ils font n’a rien d’illégal aux yeux de la FDA — même si l’agence a émis un avertissement public quant aux méthodes de fabrication « maison » utilisées par le collectif. Peu de temps après que les Four Thieves aient dévoilé leur epipen maison à 30 dollars, la FDA a rappelé aux médias que « l’utilisation de médicaments sur ordonnance dépourvus d’approbation [pouvait] s’avérer dangereux », sans pour autant mentionner clairement les Four Thieves. Ironie du sort, la FDA a averti Pfizer quelques mois plus tard. L’agence accusait le laboratoire de ne pas avoir enquêté alors que des « centaines » de plaintes avaient été déposées suite à des défaillances d’epipen parfois mortelles. Au mois de mai dernier, la FDA a publié un autre avertissement déclarant une rupture de stock générale d’epipen.
Pour la DEA, c’est plus compliqué : aucun des médicaments produits par le collectif n’est une substance contrôlée. Ainsi, leur possession tombe sous le coup des lois locales concernant les médicaments sur ordonnance. Si un individu souffre d’une maladie et possède une prescription pour le médicament destiné à traiter cette maladie, la justice ne pourra pas lui reprocher de fabriquer son propre médicament. Les Four Thieves se contentent de divulguer des informations qui peuvent intéresser ces aspirants pharmaciens. Si un individu décide de produire des médicaments en suivant les instructions du collectif, cela ne regarde que lui. Au moins, les Four Thieves ne prétendent pas que les informations qu’ils diffusent n’ont qu’une « visée éducative ».
« La rhétorique adoptée par les gens qui défendent la loi sur la propriété intellectuelle consiste à dire que c’est un vol » explique Laufer. « Si on suit cette logique, refuser de donner un médicament à un individu dont la vie en dépend est un meurtre. D’un point de vue moral, perpétrer un vol pour empêcher un meurtre est un devoir. »
Il poursuit : « Donc oui, effectivement, nous encourageons les gens à enfreindre la loi. Si tu es mourant et que l’on te refuse le médicament qui pourrait te sauver, tu préfères enfreindre la loi et vivre, ou être un honnête citoyen entre quatre planches ? »
Des médecins sans ordre
Laufer a décidé de créer le collectif Four Thieves Vinegar en 2008, après un voyage d’études au Salvador. Alors qu’il visitait une clinique en zone rurale en tant que membre d’une commission d’enquête sur des violations des droits de l’homme dans le pays, il a appris que l’établissement était à court de pilules contraceptives depuis trois mois. Quand les responsables de la clinique ont contacté l’hôpital central de San Salvador, la capitale, ils ont découvert qu’il était dans la même situation. Laufer n’oubliera pas sa stupéfaction face à cette pénurie de pilules contraceptives, des produits médicaux relativement simples à produire et largement diffusés depuis plus d’un demi-siècle. Et c’est ainsi que l’idée a germé dans son esprit : si les dealers de drogue du pays pouvaient utiliser des laboratoires secrets pour fabriquer des produits stupéfiants, une approche similaire pouvait permettre produire des médicaments et sauver des vies.
Laufer a fondé le collectif peu de temps après son retour d’Amérique centrale, mais son existence n’a été rendue publique qu’en 2016, pendant le HOPE. Au cours de sa première intervention, pendant le rassemblement, Laufer a fait une démonstration de la fabrication de leur « EpiPencil maison » à 30 dollars, distribué quelques Daraprim maison dans le public et dévoilé l’un des premiers prototypes du MicroLab, avant d’appeler Martin Shkreli à monter sur scène —sans obtenir de réponse. Au début des Four Thieves, Laufer travaillait seul. Aujourd’hui, le collectif est sorti de l’ombre et s’est beaucoup agrandi. Laufer affirme cependant qu’il est impossible de connaître le nombre exact de membres puisque ceux-ci vont et viennent à leur guise, offrant au collectif les connaissances et le temps qu’ils peuvent offrir.
Toutes les personnes que j’ai rencontrées chez Four Thieves ont un bagage technique mais aucune n’est professionnelle de la santé. Laufer, par exemple, est diplômé de physique nucléaire. Le jour, il est directeur du programme de mathématiques de la fac de Menlo, dans la Silicon Valley. Les résultats de l’équipe d’expertise technique très diversifiée des Four Thieves parlent d’eux-mêmes. À ce jour, le collectif dispose d’équipes indépendantes dans les domaines en biologie, chimie, science des données, programmation et hardware. Le degré de collaboration de ces cellules dépend du projet qui les occupe.
Les Four Thieves ne vendent rien mais ils proposent deux « produits » phares. D’abord, du matériel open source qui peut être élaboré à partir de composants en vente libre ou imprimés en 3D. Ensuite, des guides pour produire les médicaments à l’aide ces outils, notamment le manuel d’utilisation du MicroLab et la marche à suivre pour se procurer les précurseurs chimiques.
Laufer : « Ma priorité absolue est de diffuser les informations concernant la fabrication de médicaments maison, de les rendre aussi accessibles que possible à quiconque leur manifeste un intérêt, même passager. C’est l’objectif du groupe : donner la possibilité à monsieur tout-le-monde de fabriquer ces choses seul, sans l’aide de qui que ce soit. L’idée, c’est que quelqu’un puisse télécharger les instructions, lire la liste de matériel nécessaire, commander ce qu’il lui faut, lire les instructions pour assembler et programmer le labo, charger le code, commander les produits chimiques précurseurs et fabriquer ses propres médicaments. »
Tous les outils des Four Thieves ont été mis au point selon un budget ridiculement faible, pour ne pas dire inexistant : les seuls fonds dont dispose le collectif viennent du bon coeur de ses membres. Pour l’instant, leurs médicaments n’ont tué personne. Mais certains experts mettent en garde contre la consommation de produits issus de technologies « maison » insuffisamment testées.
DIY/DIE
Eric von Hippel, un économiste du MIT spécialiste de « l’innovation libre, » croit en l’avenir de la médecine faite maison — mais seulement sous certaines conditions. Contacté par Motherboard, il cite un programme pilote de production de médicaments personnalisés actuellement en cours aux Pays-Bas, qu’il perçoit comme un bon exemple de production maison de médicaments sûrs. Ces médicaments sont fabriqués à l’hôpital par des experts formés à cette pratique. Von Hippel pense que laisser la tâche aux patients pourrait avoir des conséquences graves.
« Si les réactions chimiques ne sont pas réalisés dans les conditions parfaites, on peut facilement créer des sous-produits dangereux en plus du médicament que l’on souhaite fabriquer » explique-t-il par mail. « Il est difficile, avec le MicroLab proposé gratuitement par le collectif Four Thieves Vinegar, et dans un cadre domestique, d’avoir un contrôle minutieux des conditions des réactifs. »
Son collègue, Harold DeMonaco, un scientifique en visite au MIT, abonde en ce sens. À l’en croire, une solution plus rationnelle à ce problème ferait collaborer les patients avec les pharmacies dites « officinales », c’est-à-dire aptes à préparer des produits personnalisés pour leurs clients. DeMonaco affirme qu’elles peuvent produire les mêmes médicaments que les Four Thieves à moindre coût et « dans des conditions de sécurité appropriées ».
Il ajoute : « Si le système n’est pas accessible à tous et n’implique pas de validation du produit final, alors l’utilisateur s’expose à une longue liste de problèmes plus ou moins graves. Et l’utilisation à grande échelle [des appareils proposés par les Four Thieves] permettrait d’ouvrir une toute nouvelle catégorie des Darwin Awards. »
Von Hippel et DeMonaco s’accordent à dire que la capacité à purifier des médicaments faits maison et à réaliser des tests de contrôle sur les produits finaux est indispensable pour garantir la sécurité des patients. Von Hippel suggère qu’un bagage en chimie médicinale est nécessaire pour faire face à ces questions dans le cadre de la fabrication de médicaments artisanale.
« Les activités de Michael Laufer me semblent être une forme d’activisme social absolument louable en ce qu’il montre la voie vers un futur prometteur » reconnaît-il. « Mais je pense que les problèmes liés au matériel et à la science médicale doivent être étudiés de manière encore plus minutieuse avant que les médicaments artisanaux ne soient garantis sans risques. »
D’une certaine façon, les Four Thieves ne font que reproduire à petite échelle de ce que de nombreux hôpitaux font déjà. Face au prix toujours plus élevé des médicaments et aux pénuries, beaucoup d’établissements de santé se sont mis à fabriquer leurs propres produits. La différence, toutefois, est que ces hôpitaux ont souvent accès à des laboratoires sophistiqués et que les préparations sont réalisées par du personnel qualifié, ce qui réduit grandement les risques d’accident.
Les Four Thieves ne sont pas naïfs : ils ont conscience des risques inhérents à la diffusion de documents permettant de produire ses propres médicaments. Il est tout à fait possible que quelqu’un suive leurs instructions de manière inappropriée et fabrique malencontreusement un produit toxique. Cependant, il existe des moyens de réduire cette probabilité. L’une des plus importantes contributions des Four Thieves à la médecine DIY est la priorité qu’ils accordent à la réduction des risques dans la démarche de recherche et développement.
Il existe plus d’une manière de fabriquer une molécule donnée : certains procédés sont plus simples ou tolèrent une marge d’erreur plus importante que d’autres. Ainsi, les Four Thieves s’échinent à découvrir le procédé qui minimise le plus possible les risques de réactions toxiques. À ses débuts, le collectif bénéficiait de l’aide de l’entreprise Chematica. Grâce à sa base de données (dans laquelle reposent 250 années de recherche en synthèse chimique) et à un logiciel de sa création, Chematica peut prédire et créer de nouveaux procédés de synthèse pour une molécule particulière. Ce système permettait aux Four Thieves d’établir des procédés de synthèse simples et sûrs pour des médicaments vitaux.
La collaboration se déroulait à merveille jusqu’à ce que Merck, un géant international de l’industrie pharmaceutique, ne rachète Chematica l’an dernier. Après la vente, les Four Thieves ont perdu l’accès au fameux logiciel et à la base de données. Laufer rapporte que l’équipe de data scientists du collectif a réagi en créant une version open source du logiciel de Chematica et compilé une petite base de données pour le tester. Bien que rudimentaire comparé au logiciel de Chematica, explique Laufer, il produit des résultats plutôt satisfaisants. Reste qu’il peut encore être amélioré — à condition que le collectif mette la main sur des données supplémentaires. Or, ces dernières appartiennent désormais à Merck.
Tout bon hacker vous dira que, parfois, les données « tombent du camion ». Une manière élégante de dire que la base de données de Chematica est actuellement en cours d’upload un site du dark web protégé par un mot de passe. Pendant son intervention lors du HOPE, cette année, Laufer a demandé au public de l’aider à craquer ce mot de passe. La diffusion de la base de données de Chematica déclencherait sans doute une explosion de la pharmacie artisanale. En attendant, les progrès risquent d’être lents.
De l’avenir des médicaments DIY
Aux États-Unis, le médicament le plus cher du marché est actuellement le Glybéra. Premier médicament de thérapie génique approuvé par l’Agence européenne des médicaments, le Glybéra sert à traiter un déficit familial en lipoprotéine lipase (DFLL), une maladie héréditaire qui touche environ 7 000 personnes à travers le monde. Le DFLL empêche le corps de dégrader les graisses normalement, ce qui se traduit par des douleurs abdominales, des pancréatites aiguës, une hypertrophie hépatique et rénale et la création de réserves de graisse sous-cutanées. Le Glybéra permet de traiter ces symptômes et permet aux malades du DFLL de vivre décemment. Le hic, c’est que ce médicament coûte 1,2 million de dollars par patient et par an. Et si le patient peut se le payer, il faut encore qu’il arrive à mettre la main dessus : en 2017, la compagnie qui produit le Glybéra, UniQure, a cessé de le vendre en Europe du fait d’une demande extrêmement faible. En d’autres termes, environ 1 200 personnes souffrant de DFLL en Europe n’ont pas de bol.
La situation est similaire pour les autres victimes de maladies orphelines, ces maladies qui touchent moins de 200 000 personnes dans le monde. S’il existe un médicament pour soigner une maladie orpheline, il est souvent vendu à des prix absolument prohibitifs. De plus, quand une société productrice estime que la demande pour un médicament donné est trop faible, elle décide souvent de le retirer du marché. Ainsi, plusieurs maladies rares ont sans doute un médicament adapté ou un palliatif, mais il est certainement trop cher pour les patients ou pas assez rentable pour le laboratoire.
À l’avenir, Laufer souhaite que les Four Thieves se concentrent sur la fabrication de médicaments pour soigner les maladies orphelines afin que les malades ne soient pas abandonnés à leur sort. Le problème, c’est que ces médicaments ont aussi leur lot de problèmes.
Laufer affirme que bon nombre de médicaments destinés à soigner les maladies orphelines sont produits à partir de matériel biologique comme des champignons. C’est pourquoi les Four Thieves souhaitent créer une plateforme de « BioTorrent » qui permettrait de distribuer ces substances organiques indispensables. Le BioTorrent serait comme un site de partage de fichier ordinaire, façon PirateBay. Cependant, au lieu de télécharger de la musique et des films, les gens pourraient télécharger des instructions pour synthétiser leur propre médicament et partager des substances organiques. Comme les cellules se reproduisent de manière autonome, un utilisateur donné pourrait en produire une quantité suffisante à ses besoins et faire suivre le reste de ses cultures à un autre utilisateur, et ainsi de suite.
Reste une question : comment expédier le matériel biologique à moindre coût et sans se faire attraper ? Pour cela, les Four Thieves travaillent sur des livres et des boîtiers de CD qui pourraient servir de milieu de développement. Les mycélia, les « racines » de très nombreux champignons, se nourrissent de cellulose, une matière abondante dans le papier. Laufer et ses camarades ont onc commencé à gorger des livres de mycélium, qui se nourrit ensuite des pages et finit parfois par déborder du livre. Les boîtes de CD, elles, ressemblent à des boîtes de pétri : si elles sont préparées correctement, elles peuvent faire office de milieu de vie pour des bactéries ou d’autres précurseurs biologiques. Grâce à cette technique, les membres des Four Thieves pourraient tromper la vigilance des forces de l’ordre — tout en profitant des avantages de la poste américaine pour les envois culturels.
Tout cela n’est pas encore d’actualité. Pour le moment, les Four Thieves restent concentrés sur l’amélioration de leur MicroLab et la synthèse de nouveaux médicaments. Dernièrement, le collectif a commencé à produire ses propres circuits imprimés pour le MicroLab, ce qui le rendra encore plus simple à installer chez soi. Laufer affirme que ces circuits devraient être disponibles dès le mois prochain. Le groupe essaie aussi d’améliorer la synthèse du Sovaldi, un traitement contre l’hépatite C qui ne nécessite qu’une prise. Ce médicament est sur le marché depuis près de cinq ans mais son prix exorbitant, 84 000 dollars, le met hors de portée de nombreuses personnes. Si les Four Thieves arrivent à leurs fins, l’hépatite C pourrait bientôt n’être qu’un lointain souvenir pour tout le monde, millionnaire ou bénéficiaire du RSA.
Aujourd’hui encore, beaucoup d’êtres humains ne bénéficient pas des services de santé les plus élémentaires. Dans un tel contexte, les idées de Laufer paraissent aussi logiques que radicales. Ses travaux sont fondés sur l’idée que trop de décisions fondamentales au sujet de notre santé ont été confiées à des acteurs privés moins soucieux du bien-être de leurs clients que de leurs bénéfices. Pour Laufer, les Four Thieves relèvent autant de la médecine que de la libre circulation de l’information et de l’autonomie personnelle. De son point de vue, l’un ne peut exister sans l’autre.
Il conclut : « La poursuite de la recherche scientifique est un droit humain. En fait, c’est le droit dont découlent tous les autres. On doit être libre et capable de faire ce qu’on veut à son corps et de penser ce qu’on veut. »