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On dirait la bouffe du sud

« Durant les premières années de l’Amérique, on mettait des mors de cheval dans la bouche des esclaves. Et pour cause : on les considérait comme du bétail », me dit Michael Twitty en avalant une part de tarte au citron. « D’habitude, je ne parle pas de ça à mes invités – ce n’est pas ce qu’ils aiment entendre. » Twitty, homme corpulent et barbu originaire de Washington, est assis dans le petit salon de Sherrill Inn à Asheville, en Caroline du Nord. 90 convives blancs s’apprêtent à revivre l’expérience du Sud d’antan qui les réunit ici autour de plats d’avant-guerre, cuisinés avec les moyens du XIXe siècle. Twitty visite une auberge, dans le cadre de sa tournée bien nommée Southern Discomfort – un séjour dans les lieux où les ancêtres des chefs ont été réduits en esclavage. Dans la plantation Magnolia de Caroline du Sud, Twitty est affublé de vêtements d’époque et prépare des plats dans les cuisines de l’avant-Guerre de Sécession. Il vante aux visiteurs le rôle des cuisiniers esclaves dans la création de la cuisine du sud des États-Unis.

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Michael Twitty fait son chemin dans le sud des États-Unis, enseignant aux gens le rôle que les chefs esclaves ont joué dans les fondations de la cuisine locale.

J’ai entendu parler du projet de Twitty à la suite du renvoi de Paula Deen de Food Network, à la suite de la polémique au sujet des insultes raciales qu’elle avait adressées à la communauté noire. Deen avait alors exprimé son désir d’organiser un « mariage dans la plantation » pour son frère, Bubba. « Ce que j’aimerais, ce serait des petits nègres qui porteraient des chemises blanches et des nœuds papillon. Là, ce serait un vrai mariage sudiste, pas vrai ? » En réponse, Twitty a rédigé une lettre ouverte à Deen, où il lui intimait d’apprendre ce qu’était la vraie bouffe du Sud. Il l’a invitée à cuisiner avec lui à la plantation de Stagville, en Caroline du Nord, un site qui a autrefois abrité plus de 900 esclaves afro-américains. « Une fois, je vous ai vue faire des Johnny Cakes dans votre émission, a écrit Twitty, mais je ne vous ai jamais entendu dire d’où venaient lesdits Johnny Cakes… N’oubliez pas que la cuisine du Sud est un art né des mains de cuisiniers esclaves, comme ceux qui préparaient à manger sur la plantation de vos ancêtres. » Deen n’a jamais répondu à la lettre de Twitty.

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Twitty en train de préparer un repas dans un champs de tabac.

Le mois de mai 2014 à Asheville fut chaud, et sec. Les chevaux sur la pelouse en face de l’auberge de Sherrill passaient en charriant de la poussière. Ce jour-là, Twitty s’était associé avec Blind Pig Productions, une chaîne de restaurant locale, pour rôtir un cochon de 80 kg sur une broche avec du bois de cerisier, du bouleau et des pousses de chêne. Lorsque les invités sont arrivés, Twitty et les autres faisaient rôtir la bête depuis plus de 24 heures – préparant également des patates douces au rhum, du gombo, et de la semoule de maïs hachée, ou « cush ». Devant moi, Twitty tranchait une cuisse de porc grillée de 20 kg pour la table du chef. « Lors d’une démo, une femme m’a demandé ” ce qu’il y avait derrière la décomposition moléculaire “. Elle se demandait pourquoi les esclaves coupaient les quartiers de viande de telle ou telle façon, dit-il. Je lui ai expliqué qu’ils ne pensaient pas à l’époque – qu’ils n’avaient pas ce luxe. »

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Photo par l’auteur

Twitty a ensuite donné un discours sur le plat qu’il venait de préparer. « La science, l’histoire et les arts culinaires m’ont rapproché de mes ancêtres sudistes. Ils sont mes ancêtres, mais ils sont aussi les vôtres. » La foule a applaudi, puis tout le monde a planté sa fourchette dans un ragoût de poisson-chat. Le poulet frit, qui eut beaucoup de succès cette nuit-là, fut préparé dans un plat qui avait appartenu à Rufus Estes, un ancien esclave qui en 1911, avait auto-publié Good Things to Eat, l’un des premiers livres de cuisine rédigés par un chef noir. Mais rien n’a retenu autant l’attention que le cush. « J’avais une nourrice noire qui avait l’habitude de faire ce plat », lança une blonde de 50 ans à Twitty. Il n’est pas rare que Twitty entende ce genre d’histoires, et il les savoure autant que les invités savouraient leur rôti de porc. Un groupe de bluegrass avait été invité à jouer, et l’un de ses membres s’est approché de Twitty pour lui dire qu’il n’avait pas vu de porc cuit au bois depuis son enfance. Pour Twitty, ces démos de cuisine sont aussi l’opportunité de recueillir les nombreuses histoires de ses invités. Celles-ci l’aident à mieux comprendre le long héritage culinaire du Sud.

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« Quand les gens témoignent, ils brisent la glace, m’a dit Twitty. J’ai beaucoup d’histoires de ” mamies de couleur ” de la part de personnes blanches assez âgées. Elles me racontent des histoires qu’elles n’avaient jamais partagées auparavant. » Dans ces moments-là, Twitty se change en historien. Il attrape un stylo, une feuille de papier et se met à questionner ses hôtes : « De quelle ville venez-vous ? Vous rappelez-vous de son nom et de ce qu’elle vous cuisinait ? »

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Ces derniers mois, Twitty a décidé d’étendre son programme au-delà de la simple éducation culinaire. « Je me sers de la cuisine comme d’un moyen pour discuter des races, et ce, en tant que personne de couleur, me dit-il. Il existe un accord entre gens civilisés dans le Sud, qui dit : ” ne parlez jamais des races “. On peut discuter de Jésus et de football, de bouffe, mais surtout, jamais de ça. » Twitty a réalisé qu’en dialoguant et en diversifiant son audience, il pouvait se servir de la cuisine pour briser un tabou. Sur son blog, Afroculinaria, il a posté des articles en réponse aux événements de Ferguson à la suite la mort de Michael Brown, et a commenté la sortie d’un livre de cuisine nommé Thug Kitchen dont les auteurs sont en réalité un couple de jeunes blancs de Los Angeles. « On n’est pas seulement dans l’après-Ferguson, baby. On est dans l’après-Thug Kitchen, me dit Twitty. C’est terrible de voir que deux kids blancs peuvent vendre une idée comme ça et ensuite, entendre d’autres Blancs te dire : ” mais non, ça n’a rien à voir avec la race.” » Avec son blog, la mission de Twitty a pris une nouvelle ampleur. Il ne veut pas juste redonner aux chefs noirs la place qui leur revient à la racine de la cuisine sudiste ; il tient à affirmer leur présence dans la scène culinaire d’aujourd’hui. Il imagine un futur où de jeunes fermiers noirs produiront en masse pour des restaurants et où plus de chefs de couleur se verront étoilés par le guide Michelin. Il souhaite se servir de la cuisine pour guérir les blessures du passé et du présent. « Comme nous l’avons appris à Ferguson, ne pas connaître ses voisins a toujours un prix », m’a dit Twitty. Il continuera à rassembler autant de voisins que possible, dans le Sud ou ailleurs, plat après plat.