Au delà du rôle que les femmes de Gilles peuvent jouer dans les préparatifs des festivités, de l’ouverture des huîtres aux costumes en passant par le bourrage, difficile de trouver une reconnaissance pour les Binchoises. Alors que toute la ville vibre au rythme des tambours et trompettes qui accompagnent les Gilles pendant plusieurs semaines, elles continuent d’agir dans l’ombre des parades. À Binche, derrière les danses et traditions subsiste un système codifié, où l’absence des femmes demeure. Nous sommes donc allés parler aux Binchois pour savoir si, oui ou non, le machisme avait sa place dans le folklore.
« Elles ne sont pas très festives. Elles auraient pu choisir autre chose que des ombrelles noires, c’est pas très carnaval. » Aux abords de la parade des Ladies Binchoises, premier groupe exclusivement féminin à sortir durant les jours gras du carnaval, un Gilles de Binche en civil nous raconte sa déception, une bière à la main et la moustache touffue. « En soi, elles font ce qu’elles veulent, c’est très bien… mais elles ne font pas vraiment partie du folklore binchois. »
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Un avis qui n’est pas partagé par le groupe de femmes. Pour elles, les Ladies constituent un bousculement nécessaire. Marine, 20 ans, défile avec sa grand mère et considère la démarche plus comme un réel changement des traditions qu’une folie éphémère : « Il y a bien certains groupes qui sortent le lundi et qui acceptent les femmes, mais ce sont des sociétés mixtes. Ici, on essaie de rafraîchir le carnaval qui est ancré dans son machisme. »
Un machisme qui n’est pas remarqué que par les femmes. Rencontré quelques jours auparavant à Bruxelles, Bertrand Hamaide, Gilles depuis 41 ans et professeur d’économie à l’université Saint Louis le reste du temps, évoque un sexisme accepté autant par les hommes que par les femmes : « Le carnaval est excessivement machiste. On reste dans une société un peu paternaliste, où l’homme est le centre des événements, et ça peut paraître étonnant que les femmes ne puissent pas participer. Pourtant, les Binchoises participent à leur manière au carnaval, en préparant et en aidant les Gilles de leur famille. Quelque part, c’est un machisme accepté par les femmes, et je comprends tout à fait que tout ça paraisse assez vieux jeux et rétrograde pour les non-Binchois, mais c’est totalement assumé ici. »
À partir du moment où on remarque du sexisme, il faut peu de temps avant qu’un questionnement se forme, voire des actions. C’est ce qu’il s’est passé avec les Ladies, créées l’année dernière à l’initiative de Binchoises pure souche. Elles sortent cette année pour la deuxième fois durant le Lundi gras. Au rythme de la viole, elles se déguisent, dansent et s’arrêtent dans quelques cafés pour boire du champagne. Un acte qui, un vendredi soir à Bruxelles, ne vaudrait – en principe – aucun problème, mais qui a déclenché une polémique à Binche.
Danielle Vanhiesbecq, porte-parole de l’association, dépoussière sa veste orange et reboutonne sa chemise en évoquant les critiques qu’elles ont reçues : « On nous disait : un groupe de femmes dans Binche, on n’a jamais vu ça ! L’année dernière, on nous a même trouvées trop vulgaires. Pourtant, je ne porte pas de décolleté plongeant ou de mini-jupe. Et quand bien même, où serait le problème ? » Des critiques qui venaient majoritairement de femmes, d’après Danielle : « Pour elles, la femme doit être derrière son Gilles et point-barre. Mais alors qu’est-ce qu’on fait si on n’a pas de Gilles ? »
Avec un geste du bras, elle apostrophe les costumées : « Les filles, vous restez près de moi ! » et ajoute, un sourire en coin « et puis on pense par ici qu’un groupe de femmes, ça donne forcément une mauvaise ambiance, mais on s’amuse bien plus que quiconque. » Avant de conclure par : « De toute façon, un folklore qui n’évolue pas, c’est un folklore qui meurt. »
Les critiques venant de femmes, quant à elles, ne sont pas toutes portées sur l’habillement des Ladies. Quelques heures plus tard, parades terminées et rassemblés dans un des nombreux cafés binchois, on rencontre Emma*, Binchoise d’origine aujourd’hui expatriée. Pour elle, les Ladies ne vont pas faire changer les choses : « Elles défilent le lundi, mais c’est un peu le jour que personne ne veut. Tout le monde s’en fout. Les vrais Binchois, ils préparent le Mardi pendant le lundi, ils ne sortent pas. » Ce qu’elle n’ose pas évoquer en public, c’est qu’elle a décidé, avec sa mère, de jouer avec le système.
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Quitte à être en plein carnaval, autant en profiter pour s’infiltrer, masquée, dans la parade, non ? C’est en tout cas ce qu’elles ont fait ensemble durant une journée : « Il y avait des moments super chouettes où tu pouvais danser avec les Gilles, mais ça m’a valu des problèmes. À un moment, je suis allée aux toilettes dans un café, et on m’a fait chier en me disant que j’avais pas le droit de faire ça, que je ne respectais pas les traditions. À peine je suis rentrée dans les toilettes, que j’entendais qu’on parlait de moi à l’extérieur. J’en étais au point où j’ai demandé à ma mère de partir. Heureusement, vu que t’as un masque, personne ne sait qui t’es. Mais ils savent que t’es une femme. Il ne faut juste pas aller dans les cafés, parce que les gens sont bourrés, et ils n’ont aucun filtre. »
Une clope à la bouche et une bière en main, Emma* raconte comment elle a fini par se révolter contre le sexisme du carnaval. « Moi j’adore le folklore. Quand j’étais plus jeune, je faisais le Pierrot, qui est une société mixte pour les enfants jusque 15 ans. Mais j’ai failli arrêter plus tôt parce que j’avais des seins. On m’a forcée à porter des bandages pour les cacher, c’était un truc de malade. »
Le début d’une longue série de frustrations. Ne plus pouvoir se déguiser lors du Mardi gras a marqué le commencement de ses critiques envers le système binchois, qui ne se résume pas seulement au machisme selon elle : « Cette année, les Marins font leur grand retour pendant le Mardi gras. Ils ont été interdits auparavant parce qu’on les considérait violents. Mais en vérité, c’étaient surtout les cassos de la ville, les plus pauvres que personne ne voulait voir. Il y a un vrai système de classes à Binche. Rien qu’être Gilles, c’est un investissement qui n’est pas accessible à tout le monde. Certains ne partent pas en vacances pour pouvoir le faire. La majorité des gens louent leurs costumes. En tout, le coût avoisine 1 500 balles. »
Les avis divergent quand on parle d’évolution des traditions. Pour la mère d’Emma, le Mardi gras doit rester un événement consacré aux Gilles, mais l’évolution doit aller plus loin que les Ladies Binchoises : « Si on intègre les femmes, il faut que ça s’inscrive dans la tradition binchoise, sinon ce serait trop facile. Si on ne se fait pas accepter, ce ne sera pas gai. Par contre, les Ladies c’est bien qu’elles existent mais je trouve ça un peu nul qu’on ne leur ait accordé que le lundi. Moi je ne l’aurais pas accepté. Il faudrait organiser quelque chose pendant une journée plus importante, comme le Dimanche gras. »
Emma estime quant à elle que l’évolution doit être plus radicale, pour enfin offrir une reconnaissance aux femmes qui n’agissent que dans l’ombre des Gilles : « C’est là où tu vois la différence avec la vieille école, où les femmes ont été éduquées à être derrière eux. Moi je ne vis plus à Binche, mais j’adore le carnaval, j’ai ça dans le sang. Je ne peux pas me permettre de trop ouvrir ma gueule. J’espère juste que des Binchoises vont finir par faire des actions, et qu’on aura enfin des femmes pendant le Mardi gras. »
La soirée se poursuit, les bières s’enchaînent et avec elles les discussions sur le côté vieux jeu du carnaval. Ce qui frappe le plus, c’est que même les jeunes participants ne semblent pas plus inquiétés que ça par le machisme sous-jacent. Nous sommes au coeur du problème lié aux coutumes ancestrales : elles ont ce côté « pas touche » qui permet de ne pas relancer véritablement le débat.
Vient l’heure de se coucher. Pas trop tard car demain, c’est réveil à quatre heures pour une grande partie des Binchois. C’est le grand jour du Mardi gras, qui débute avec le bourrage. Rien à voir avec une possible ingestion massive de boisson, mais la préparation des costumes des Gilles, généralement par leurs femmes et leurs familles, qui se chargent de bourrer de paille leurs déguisements.
Affairées autour de leurs maris, leurs beaux-frères, petits fils ou fils, les femmes s’agitent, gèrent les potentiels problèmes d’accessoires et démontrent avec fierté qu’effectivement, sans elles, le processus aurait bien plus de difficultés à être mis en place. Le carnaval, elles l’ont dans le sang, dans les gènes, comme autant de Binchois et Binchoises en pleine effervescence dans la pénombre du matin.
Les tambours retentissent et la parade débute. Plus le temps de discuter sur une potentielle Gillette qui pourrait un jour parader au sein de la testostérone ambiante. Place au carnaval.
*Le nom a été modifié par soucis d’anonymat
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