Société

Débat sur les migrations : comment démonter la mauvaise foi xénophobe

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« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » est l’application parfaite de la paresse intellectuelle qui gagne certains débats sur les migrations et la politique d’asile. C’est la rengaine un peu molle que certain·es s’évertuent à ressortir inlassablement, comme un joker, quand les arguments manquent – un peu au même titre que le fameux « On ne peut plus rien dire » dans d’autres contextes.

Dans leur dernier livre – dont c’est justement le titre –, l’essayiste, philosophe et militant français Pierre Tevanian et l’expert juriste et militant belge Jean-Charles Stevens découpent cette phrase, du « On » à « la misère du monde », la décortiquent et en analysent ses ressorts racistes. Ils démontrent en 75 pages pourquoi « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » est une fumisterie verbale fortement connotée, mais aussi comment on peut facilement la dépasser.

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« Il y a beaucoup à redire sur ces dix petits mots très vicieux, tendancieux, perfides, et sur leurs redoutables effets, introduit Pierre Tevanian. Cette sentence de mort aux airs de berceuse anodine a accompagné toute ma vie politique, depuis mon premier vote en 1988 – quasiment l’année où Michel Rocard l’a popularisée. »

Le pouvoir de cette phrase, c’est que par sa simplicité grossière, elle gagne aisément les esprits. Elle aspire les fantasmes et la peur. L’idée que les frontières soient closes et que les États chassent les réfugié·es en rassure certain·es. L’immigration serait une menace sans pareille, et les gens en viennent à surévaluer le nombre de personnes immigrées dans le pays par rapport à ce qu’il en est réellement. Et cette formule, « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », se présente comme le couperet qui viendrait mettre une fin prématurée à toute discussion à ce sujet.

Ce n’est évidemment pas aussi simple. Mais pour démonter ce discours, il faut tout de même disposer de quelques outils – un peu comme avec les fake news, qui peuvent très bien se baser sur une unique affirmation pour faire l’effet d’une bombe, alors qu’il faudra ensuite user de recherches et d’explications intelligibles pour les défaire. Et l’exercice peut-être frustrant quand l’affirmation est chargée de mauvaise foi rhétorique et de fourberies sémantiques, en plus d’être simplement fausse. Il y a donc des choses à contextualiser, et les outils démystificateurs Tevanian et Stevens les donnent dans leur livre.

Chiffres à l’appui, les deux auteurs mentionnent notamment la carotte derrière l’excuse du manque de moyens financiers dont disposent les (riches) pays d’Europe. Comme c’est parfois le cas concernant d’autres fléaux, il est en fait ici question de détournement. C’est le même mécanisme qu’on peut retrouver quand on pointe du doigt les chômeur·ses comme responsables du trou dans les caisses de l’État, alors qu’on ferme les yeux sur ce que l’évasion fiscale (et autres filouteries apparentées) provoquent comme manque à gagner pour la société. Concernant les migrations, une récente étude de l’OCDE (L’Organisation de coopération et de développement économiques) avance même que « dans tous les pays, la contribution des immigré·es sous la forme d’impôts et de cotisations est supérieure aux dépenses que les pays consacrent à leur protection sociale, leur santé et leur éducation ».

Dans le chapitre « Accueillir », le livre s’attarde sur la dimension intime de ce verbe et la façon dont il fait écho à l’individu. « Accueillir » appelle une dimension qui implique par défaut un effort personnel à « offrir » à la personne exilée – « l’autre », par opposition au « nous ». Sauf qu’ici, en plus de convoquer des concepts et éléments rhétoriques propres à la droite et à l’extrême droite (« On est chez nous »), les deux auteurs expliquent en quoi le verbe « accueillir » est l’objet d’une transformation spécieuse qui « travestit l’enjeu du débat », puisqu’il a pour conséquence d’amener l’individu à se sentir dépassé face à cette mission. Or, cette mission n’existe pas. Même si certain·es le font, il n’a jamais été demandé aux citoyen·nes de fournir un quelconque effort d’hébergement, de soutien ou de soins aux réfugié·es, aux migrant·es. Le truc, c’est qu’en mettant l’accent sur ce qu’implique le terme « accueil » à titre individuel, celui de la prise en charge personnelle, on prive le débat public de la vraie question : celle de la responsabilité de l’État.

Selon les auteurs, le mot suivant, « Toute », est l’apothéose de la mauvaise foi xénophobe – un morceau de phrase dénué de nuance qui, par son côté total et dichotomique, renvoie par exemple à la notion de « grand remplacement », pour n’en citer qu’un. Personne n’a jamais demandé à la Belgique ni à la France d’accueillir la totalité des 281 millions de migrant·es – qui migrent d’ailleurs le plus souvent vers des pays d’Afrique ou du Moyen-Orient, quand ce n’est pas à l’intérieur de leurs propres frontières. Mais fort à parier que le terme « Toute » pèse son poids quand il s’agit d’attiser les phobies.

« Lorsque la volonté d’accueil est présente, les moyens sont mis en œuvre. » – Jean-Charles Stevens

Le chapitre qui se concentre sur la partie « la misère du monde » explique comment le fait de n’associer que l’idée de « misère » aux migrant·es les dépossède de toute humanité et, encore une fois, oriente le discours, les affects et le jugement. Selon les deux auteurs, qui se basent sur des études scientifiques, l’immigration concerne davantage les personnes diplômées, jeunes, en bonne santé et ayant un capital culturel et économique au-dessus de la moyenne, que des « misérables ». Parce que des études ont révélé l’impact positif de l’immigration sur l’activité et la croissance économique (et notamment sur les salaires des autochtones), Tevanian et Stevens considèrent l’immigration comme étant plutôt une aubaine qu’une charge, même s’ils critiquent aussi l’imposition de cette problématique « utilitariste » (en termes de coûts et de bénéfices, plutôt qu’en termes de droits fondamentaux inconditionnels).

« L’immigration est une chance », c’est aussi une phrase emblématique du discours xénophobe, lorsqu’il est utilisé de façon cynique, notamment sur les réseaux sociaux, pour regretter avec sarcasme un délit commis par une personne sans-papier, par exemple – le viol d’une femme blanche par un sans-papier étant le graal absolu chez les réactionnaires pour tenter de prouver les dangers de l’immigration (oui, les hommes violent les femmes… partout).

Le livre parle de l’individu mais s’adresse aussi à la classe politique – de François Hollande ou Emmanuel Macron à Sammy Mahdi ou Theo Francken – en lui sommant de faire un usage plus digne de la langue et de reconnaître qu’il n’est pas question de « ne pas pouvoir accueillir » mais plutôt de « ne pas le vouloir ». Le récent exode qui a suivi la guerre en Ukraine a d’ailleurs prouvé que ce qu’on nous a longtemps présenté comme impossible a été réalisé : offrir un refuge aux personnes exilées, reconnaître leurs droits et éviter de les mettre au trou pour ensuite les dégager sans vergogne. « Lorsque la volonté d’accueil est présente, les moyens sont mis en œuvre », remet Stevens. Sans doute, les politiques en question n’ouvriront pas le livre, mais c’est aussi en les prenant comme destinataires référent·es que la charge sémantique du livre peut se dessiner.

Tevanian et Stevens rappellent également que nos États jouent un rôle important en ce qui concerne la déstabilisation des régions d’où proviennent les personnes exilées. La France est par exemple le troisième plus gros exportateur d’armes au monde.). La Belgique est pas mal non plus, avec ses milliers d’armes vendues à des pays qui violent les droits humains, comme l’Arabie Saoudite.

Ça fait près d’un an que plusieurs associations ont saisi la justice belge, laquelle condamnait l’État pour sa mauvaise gestion d’accueil des demandeur·ses d’asile. Comme ces assoc’ en question le rappellent dans une lettre ouverte parue en janvier, la justice avait ordonné à Fedasil « d’accorder une place d’accueil à toute personne en demande d’asile, dès la présentation de sa demande, sans condition ni délai. » Mais depuis, la situation s’est aggravée et « les 1 114 mesures ordonnées à la Belgique depuis novembre 2022 par la Cour européenne des droits de l’Homme n’ont pas non plus infléchi cette situation indigne. » Depuis des mois, les tentes de migrants se multiplient devant le centre Fedasil de la capitale – encore plus depuis que le squat du Palais des Droits a été évacué mi-février. Quant à la France, les opérations d’expulsion continuent à Calais.

Jean-Charles Stevens conclut : « Ces personnes se trouvent contraintes de dormir à la rue, dans des squats, de quitter le territoire pour chercher refuge ailleurs ou d’attaquer en justice le pays dans lequel elles espéraient être accueillies afin de la contraindre à remplir ses obligations légales. Cette situation entretient une image d’impossibilité matérielle d’assurer un accueil pour les personnes migrantes. Alors qu’une telle situation serait inacceptable en cas de traitement de personnes victimes d’une catastrophe naturelle, elle est ici tolérée. Selon nous, c’est entre autres la xénophobie mortifère que contient cette phrase sans arrêt rabâchée – et que nous dénonçons – qui permet de justifier un tel traitement discriminatoire. La politique est une affaire de choix et tout discours politique qui prétend le contraire mérite d’être traité et examiné avec suspicion. »

« Les xénophobes les plus convaincus et viscéraux ne voudront pas le lire, c’est la loi du genre, ajoute Pierre Tevanian. En fait, le livre s’adresse aux personnes ayant pu un jour prononcer cette phrase, ou en tout cas y opiner, mais qui demeurent suffisamment humaines, ou vivantes ai-je envie de dire, pour prendre le risque de la remise en question ; aux personnes que ces milliers de morts sur nos côtes continuent de hanter, et que le pipeau du “on ne peut pas” ne suffit pas à endormir. Des personnes que la brutalité des expulsions continue de perturber. Des personnes, et je crois qu’elles sont nombreuses, qui, tout en ayant pu être intimidées par le matraquage presque cinquantenaire de cette rengaine, se sont rendus à contre coeur à son “évidence” – je veux dire, bien sûr : son semblant d’évidence, son apparence d’évidence. »

Dans ce contexte d’état d’urgence, où l’on reste impuissant·e face à l’inaction de nos États et ses pratiques illégales, on se doit au moins de ne pas laisser se propager les discours xénophobes – qui puisent dans des peurs irrationnelles et erronées, qui plus est. Les préjugés et la propagande constituent les étapes critiques qui précèdent la violence envers les étranger·es. « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » – En finir avec une sentence de mort est disponible aux éditions Anamosa et coûte moins cher qu’un paquet de clopes. Le petit format est à glisser dans les poches de tous les gens qui, à propos de la migration, répliquent de la plus ignorante des façons.

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