Culture

Bruno Dumont ne peut pas empêcher les gens d’être péjoratifs

Quand j’étais au lycée, mon refus obstiné de fumer, boire et baiser m’avait pas mal isolé du reste du monde jusqu’à ce que je découvre Minor Threat et que je me rende compte que je n’étais pas seul à penser que c’était un point de vue légitime. Plus récemment, ce sont mes idées sur la manière de faire des films qui ont fini par me faire sentir con et idéaliste. Puis j’ai rencontré Bruno Dumont, un réalisateur dont j’aimais déjà les films, et qui m’a donné une leçon parfaite. Ses points de vue sur le cinéma, son histoire et sa fabrication sont exemplaires, et tout le monde devrait s’en inspirer.

C’est à lui qu’on doit les meilleurs trucs faits avec une caméra en France ces quinze dernières années ; La vie de Jésus (1997), L’Humanité (1999), Flandres (2006) et plus récemment Hors Satan (sorti l’an dernier) sont d’incroyables concentrés de beauté, de spiritualité et de violence. Même Hadewijch (2009), censé être son plus mauvais film, est une putain de bombe. En fait, je pourrais raconter la vie de ce grand bonhomme du Nord pendant des heures, mais ce serait chiant. Autant qu’il le fasse lui-même.

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VICE : On nous a dit que vous étiez en repérage cette semaine. De quoi s’agit-il ?
Bruno Dumont : Un petit peu… Je prépare mon prochain film que je vais tourner dans le Sud. Ça gravite autour d’un épisode de la vie de Camille Claudel. C’est tout ce que je peux vous dire.

C’est vous qui avez choisi le sujet ou c’est un truc qu’on vous a proposé ?
C’est moi qui ai choisi le sujet. C’est moi qui ai écrit le scénario, mais à partir d’éléments historiques. C’est au plus près de la vie de Camille, de son internement. Je suis obligé au minimum de rendre la réalité des événements qui ont eu lieu. Donc il y a un côté un peu contraint dans l’écriture – qui me plaît, d’ailleurs. Ça me permet de changer un peu.

Commençons par le commencement. Vous avez été prof de philo, je crois.
J’étais plutôt médiocre sur le plan scolaire et la philosophie, c’est un truc qui m’a plu tout de suite. J’ai choisi de faire philo mais j’ai toujours eu dans l’idée de faire du cinéma. À cette époque, j’ai fait pas mal de films industriels. J’ai appris là, en faisant des films sans grand intérêt, mais bon. J’ai appris aussi à ne pas me filmer le nombril. À filmer les choses extérieures, pas très intéressantes, mais qu’il fallait rendre intéressantes.

Vous dites un truc hyper marrant : « J’ai appris en ­filmant des cabines de tracteur, des bonbons, des ­notaires, des ouvriers, des briques et du charbon. » C’est un genre de manifeste.
Ouais. J’ai fait un film sur les bonbons Mi-cho-ko et c’était intéressant de trouver l’émotion. C’est pareil dans les relations humaines, quand les matières se mélangent, quand il y a fusion. Ça a été une bonne école pour moi.

Le choix de tourner dans le Nord, c’est une fin ou un moyen ?
Avant tout, il faut bien tourner quelque part. Ensuite il y a une nécessité d’harmonie. Si j’étais breton, je tournerais en Bretagne. Mais dans le Nord, je trouve un rapport entre la gueule des personnages que je filme et les décors. Ça ne s’invente pas. D’ailleurs quand je cherche des acteurs, c’est toujours dans les 15 kilomètres carrés qui entourent le lieu où on va filmer.

Vous êtes assez grand, costaud, et je me demandais quel rapport vous aviez avec les autres au lycée.
J’ai toujours eu de bons rapports avec les gens qui ne sont pas de mon origine sociale, en fait. Les mecs de mon milieu m’emmerdent. Je prends plus de plaisir à être avec les autres que me prendre la tête avec eux. J’ai toujours été comme ça.

Votre père faisait quoi dans la vie ?
Il était médecin et je l’accompagnais dans les fermes, à l’hospice. J’aime discuter avec les vieux. J’étais très copain avec le jardinier, aussi. J’ai toujours eu une attirance pour ces gens-là.

Mais dans Flandres par exemple, vous leur tapez dessus.
Non, je tape sur l’homme. Que ce soit lui ou un autre, c’est pareil. Il faut bien que je tape un peu. Mais la tendresse, je l’ai aussi. Pourquoi j’ai un penchant pour des gens rustres et simples, je ne sais pas. C’est parce que je pense que philosophiquement, ils ont une donnée de base essentielle dont les autres sont un peu éloignés.

Dans leur rapport à la terre ?
Dans leur simplicité. Ce n’est pas péjoratif. Voilà, ils sont simples. Et dans la simplicité, il y a quelque chose. Quand je filme un paysan, ça donne, ça dégage. Je ne dis pas que les autres ne sont pas intéressants pour autant, mais… c’est plus compliqué.

C’est à cause de cet intérêt pour les paysans et la brique que Carlos Pardo vous reprochait, dans le Monde diplomatique, d’être « fasciné par le sordide » et « méprisant » pour vos sujets ?
Ce sont les connards qui disent ça ! Je pense qu’ils ont une vue aristocratique du cinéma ou en tout cas, des personnages du cinéma. Moi, les gens que je montre, c’est les gens de la rue. Lorsque j’entends dire : « Mais où est-ce que vous allez chercher ces mecs ? » Non mais ouvrez les yeux, quoi ! Vous allez dans le Nord, des mecs comme ça y’en a plein ! Je ne cherche pas le pire, je cherche les gens qui sont là.
 

Ça vous vient d’où ce rapport à la peinture ? Vous en parlez comme d’une influence beaucoup plus importante que le cinéma.
C’est le dernier endroit intéressant où l’on peut réfléchir sur une image qui ne bouge pas. Le cinéma, ça avance tout le temps. Je trouve la peinture beaucoup plus riche que le cinéma en termes de préparation. Je ne pense pas qu’on apprenne à faire du ­cinéma en voyant du cinéma. Quand vous voyez les écoles de cinéma russe, les mecs faisaient de la course à pied pour apprendre le rythme. Si vous n’avez pas le rythme dans le sang, comment pouvez-vous dire « coupez » ?

On parlait de votre rapport au réel tout à l’heure ; pourtant, vous faites l’inverse, du cinéma.
Justement. Il faut trouver des moyens dans la composition ­d’altérer le réel. Je filme le réel, je veux de vraies gens, de vrais décors mais en même temps c’est faussé tout le temps.

Vous êtes habitué à tourner en peu de prises, notamment pour des raisons économiques.
Je suis incapable de faire 30 prises parce qu’après, je n’arrive­ plus à choisir. Donc je m’oblige moi-même à ne faire que quelques prises. Je serais capable de tourner en numérique et de faire seulement 3 prises, sans me dire : « Voilà, j’ai une caméra­ numérique, je peux faire 15 prises pour le même prix. » Après, c’est un problème de bonhomme. C’est pour ça que ça ne ­m’inquiète pas. Vous n’avez pas le cerveau de votre caméra.

En effet.
Ce n’est pas parce qu’elle peut faire des choses qu’il faut les faire. Faut dire non. Moi, je dis non. Elle me dit : « Tu peux tourner. » Je lui dis : « Non, j’ai pas envie de tourner. »

Il faut toujours être inflexible avec une caméra.
Le problème du numérique, c’est que les gens ne se rendent plus compte qu’il y a des décisions à prendre. C’est le même problème qu’Internet. Le cerveau finit par vouloir tout. Faut pas vouloir tout. Faut choisir dans la vie. Moi, j’ai pas envie d’être ami avec le monde entier, j’en ai rien à foutre. Ceux qui ont 650 amis sur Facebook, ce sont des cons. Ça ne rime à rien.

Moi, j’en ai 800.
On est faits pour vivre dans des villages, en fait. Déjà si je me comporte bien avec mon voisin, c’est pas mal. Mais le mec qui habite de l’autre côté de la Terre, tant pis pour lui.

Ça se ressent dans vos films. Le côté « sandwich à la porte », comme dans Hors Satan.
Absolument. Moi, j’ai un côté rustique ; je suis assez primitif. Ni ordinateur ni téléphone. Les mecs, ils discutent de rien.

C’est quoi votre rapport à Internet ?
C’est un outil formidable. Mais il faut le discipliner.

Et le fait qu’on ait un accès à une infinité de références ?
La notion d’infini, c’est ça le problème. L’argument selon lequel « vous montez en quantité, vous pouvez stocker de plus en plus de mémoire », on s’en fout ! Moi, ma mémoire, elle est petite. Je visualise un endroit, quelques personnes. Il faut que je fasse corps avec ça. La dignité, elle est là, l’honnêteté aussi. Parce que la notion de progrès, c’est comme l’Europe, c’est des conneries.

Vous entendez quoi par là ?
Vous avez déjà vu un film européen ? C’est mauvais. Alors qu’un vrai film roumain, on a la Roumanie qui sent le Roumain. On nous explique que c’est le partage qui compte. Je ne suis pas d’accord avec ça. Le monde est mal pensé. On pense le monde sur la possibilité technologique. On vit dans un monde où tout ce qu’on peut faire, c’est bien. Par exemple, je me suis acheté une bagnole et je suis perdu. Elle me fait chier tout le temps. Je ne peux pas reculer, je ne peux pas avancer ! Je me sens aliéné avec tous ces boutons.

Je vais rebondir sur ce discours antitechnologique pour évoquer David Cronenberg. C’est le mec qui vous a remis le prix du jury à Cannes. Ça vous a surpris ?
Non, ce n’est pas étonnant venant de lui.

Sans cette récompense, vous feriez encore des films aujourd’hui ?
Le prix du jury m’a donné une valeur immatérielle. Mes films ne font pas d’entrées. La seule valeur de mes films, c’est qu’ils vont dans le monde, dans les festivals, les gens trouvent ça formidable, mais ça ne vaut rien. Les grands cinéastes d’aujourd’hui, des mecs comme Béla Tarr, ils ne font pas une seule entrée. Sur la valeur, ça rejoint un peu ce que je vous ai dit sur la techno­logie, il y a quelque chose qui déconne. Un film qui marche, c’est « bien ». La notion de « bien », c’est ce qui marche. C’est con.

Et dans ce marché, comment réussissez-vous à financer vos films ?
Il y a des mecs qui aiment bien avoir mes films dans leur catalogue. Ça ne sert à rien, mais ils l’ont. Et donc du coup, ça valorise et ça leur permet d’avoir bonne conscience quand ils font de la merde à côté parce que « moi j’ai Dumont, j’ai Béla Tarr ». Dans les conversations, ils peuvent dire ça.

Et ça ne vous fait pas chier d’être instrumentalisé comme ça ?
Non, je m’en fous. Je ne les connais pas, ces gens. Je ne les vois même pas. Moi tout ce que je vois, c’est que je ne fais pas d’entrées et qu’on finance mes films.

À part Béla Tarr, qui trouve grâce à vos yeux aujourd’hui ?
Il y en a plein. Des mecs comme Steve McQueen, Claire Denis, Grandrieux. La valeur de leurs films n’est pas industrielle. Ce qui est bien, c’est qu’on considère qu’ils ont de la valeur.

Et à propos d’argent, comme vous avez fait des films industriels et que plastiquement vos films sont très forts, on vous a déjà proposé de faire de la pub ?
On m’a proposé, oui. Mais, je déteste la publicité. C’est une escroquerie. Tous ces connards d’acteurs que je vois dans des pubs, je crache sur eux. Ils monnayent leur notoriété pour vendre des pâtes. Ils profitent de l’amour que les gens ont pour eux pour le détourner et le foutre sur un compte bancaire. C’est dégueulasse.

Mais le film industriel par rapport à la pub, c’est quoi en fait ?
Le film industriel, c’est destiné à la communication interne. C’est par exemple un film sur une cabine de tracteur pour expliquer au fournisseur et au client comment les cabines sont fabriquées. Mon scénario, c’était : « Montrez-nous comment les cabines sont fabriquées. » C’est là que j’ai appris à tourner avec des ouvriers. Moi, je voyais les ouvriers et je leur disais : « Putain, mec, tu dégages là ? » Il me regardait comme ça en me disant : « Qu’est-ce que tu veux que je fasse, mec ? – Bah rien… » C’est là que j’ai appris à parler avec eux.

C’est vous qui faites vos castings ?
J’ai des collaborateurs, mais en général je les fais moi-même. Je révise toujours mes désirs à l’aune de la réalité des personnes qui sont devant moi. Au final, j’en prends un approximativement pas trop loin de l’idée que je m’en faisais, puis j’abandonne totalement cette idée pour épouser la réalité du mec. Et le mec devient le personnage. C’est à moi de vouloir ce qu’il est. Le seul réglage possible, c’est de le rendre adéquat. C’est juste un problème de direction d’acteur. De toute manière, quand un acteur joue mal, c’est toujours la faute du réalisateur.

Comment est-ce que vous instaurez cette confiance, quel est le nœud du truc pour que ça se construise selon votre souhait ?
J’abandonne le scénario très vite en fait, parce que le scénario, je m’en fous, c’est une vue de l’esprit. Si j’ai écrit une phrase que le comédien n’arrive pas à dire, je passe à autre chose. Si vous persistez dans votre imagination, les acteurs vont mal jouer. Vous les forcez à interpréter des concepts.

Ça peut aussi donner un cinéma comme celui d’Eustache, Rivette ou Rohmer…
Oui. Ce qu’il faut, c’est faire « genre » de quelque chose. Rohmer… C’est très beau Rohmer. Straub, c’est très beau. Moi, je fais autrement.

Vous dites rechercher l’accident lors du tournage. C’est un ­principe fondamental mais peu de cinéastes ont l’air d’y croire.
Le cinéma fonctionne selon le principe de précaution. Tout doit être prévu. Or si c’est prévu, ce n’est pas vrai. C’est pour ça que je parle de philosophie. C’est parce que la nature même des événements, philosophiquement, c’est l’imprévu. C’est la manifestation naturelle du mouvement des choses. La seule façon de récupérer de l’imprévu dans un film, c’est de désirer des accidents.

Ça va de pair avec l’anticinéphilie que vous avez revendiquée ?
Il s’agit de trouver une matière qui soit singulière et qui sorte des sentiers battus. Qui ne soit pas formatée, industrielle. Je prends mes propres ingrédients, mes acteurs à moi, dans mon terroir. Et ils sont de travers. Ça vous fabrique des films de guingois. Mais je pense que le guingois, c’est le vrai. C’est ce que disait Kant à propos de l’arbre. Il disait qu’un arbre, c’était un morceau de bois tordu. C’est pas droit. Donc le tordu, c’est le vrai. David Dewaele, quand il parle, de temps en temps on ne comprend pas ce qu’il dit. Eh bien voilà. Si je le fais articuler, ça ne va pas être bien. Il va forcer.

Il s’agit de ne toucher à rien, donc.
C’est une forme de stoïcisme sur la réalité de l’autre, d’acceptation de l’autre. C’est très humaniste tout ça, finalement. C’est vouloir l’individu. David Dewaele, c’est vrai qu’il est un peu particulier. Des gens diront : « Il est trop moche. » Eh bien, ils sont trop cons. Vous ne l’aimez pas ? C’est un homme. Donc vous n’aimez pas les hommes.

Vous pouvez un peu nous parler de The End, le projet sur lequel a débouché Twentynine Palms ? Qu’est-ce que c’est devenu ?
C’est en cours mais c’est un truc qui dénonce tellement le cinéma industriel qu’il est probable qu’il ne se fera jamais. Parce qu’il doit se faire avec les moyens industriels du cinéma hollywoodien. Donc ils ne sont pas cons, ils se protègent. L’idée c’est de taper dedans avec les mêmes ingrédients.

Comme ce qu’a fait Verhoeven avec Showgirls ?
Je ne sais pas, je ne l’ai pas vu. Ce n’est pas compliqué, il suffirait qu’un acteur hollywoodien s’y intéresse. J’ai eu des contacts avec quelques acteurs qui seraient partants, mais ça ne suffit pas. Il faut qu’ils acquièrent eux-mêmes une certaine liberté, une certaine ironie par rapport à ce qu’ils sont et qui n’est pas donnée à tout le monde.

Un dernier truc : faut-il en finir avec cette appellation de « cinéaste-philosophe » ?
C’est une connerie. Un cinéaste, c’est un cinéaste. C’est quelqu’un qui a une vision. Et c’est un euphémisme. Kubrick c’est un philosophe. Bresson aussi. C’est une espèce de redondance péjorative. C’est péjoratif de dire ça, non ? Mais on ne peut pas empêcher les gens d’être péjoratifs.