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« On se rencontrait dans des endroits secrets, méconnus du FBI » – une interview avec le scénariste des Affranchis

Les Affranchis est sans doute l’un des meilleurs films de gangster, si ce n’est le meilleur. Récemment, une liste exhaustive des meilleurs films de Martin Scorsese l’avait placé en tête du classement. Les Affranchis a aussi été classé en première position par un utilisateur anonyme sur IMDB – preuve irrécusable de qualité. De plus, il a reçu six nominations aux Oscars, a été samplé à deux reprises par Shy FX, et on y trouve un Joe Pesci constamment terrifiant – particulièrement lors de la scène où il poignarde un homme déjà agonisant dans le coffre d’une voiture.

Henry Hill, interprété par Ray Liotta, se trouve ensuite au volant de cette même voiture. Ce personnage est directement inspiré du vrai gangster et informateur du FBI, et est aussi le héros principal du livre de Nicholas Pileggi Wiseguy: Life in a Mafia Family, publié en 1986. Pileggi a également écrit le scénario du film Les Affranchis (ainsi que Casino de Scorsese, sorti en 1995). Je l’ai rencontré pour parler de sa vie, de ses recherches, de ses rencontres avec les gens du milieu et de son implication dans la réalisation du film.

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VICE : Salut Nicholas. Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la Mafia ? Nicholas Pileggi : J’ai grandi dans un quartier où il y avait beaucoup d’Italo-américains de première génération. Je vivais dans ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler un ghetto, où les gars du crime organisé étaient constamment présents – ils faisaient intégralement partie de la structure sociale locale. De ce fait, j’ai connu tout de ce monde en grandissant, j’étais fasciné. Je couvrais les événements relatifs à la Mafia lorsque je suis devenu journaliste, puis mon intérêt pour ce monde n’a cessé de croître. J’ai commencé à connaître pas mal de choses sur le sujet, et j’avais le contact assez facile avec les gens du milieu.

« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être un gangster ». Cette citation ouvre le film d’une manière assez expressive. Avez-vous déjà entendu une telle affirmation dans votre quartier ?
Non, jamais. Je ne l’avais jamais entendue de ma vie, mais Henry a sorti cette phrase lorsque je l’ai interviewé. Je l’ai notée et même surlignée car je savais que j’allais en faire quelque chose : les premières lignes d’un chapitre, ou quelque chose dans le genre. Il rêvait d’être un gangster, moi non. Je lui ai clairement dit que je n’aimais pas la violence, que je ne voulais pas avoir affaire à ces gars. Lui adorait ça. Il était passionné par ce milieu depuis qu’il était tout petit – mes parents ne m’auraient jamais laissé m’en approcher. Nos vies ont commencé de manière très différente. La sienne était particulièrement unique – peu de jeunes de son âge auraient pu faire ce qu’il a fait. Il voyait ces mecs comme des héros, et son admiration était tout ce qu’il y a de plus sincère.

Quelle était votre approche pour couvrir la Mafia en tant que journaliste ?
Je n’employais jamais de pronom personnel dans mes histoires, jamais de « je » – je restais focalisé sur l’histoire et je n’étais pas vraiment critique sur eux. Le gangster n’était jamais décrit en des termes offensants ou injurieux, comme on pouvait le voir dans les autres magazines. J’étais fasciné par ces gens et cette sous-culture criminelle. Je conservais des pages entières de notes et des dossiers sur les arrestations, et tous les gens que je connaissais. Je faisais même attention à mettre leur situation à jour lorsqu’elle évoluait. Par exemple, j’ajoutais des petites étiquettes si l’un d’entre eux était impliqué dans un meurtre ou une quelconque activité illégale. Je faisais davantage un travail d’anthropologue que d’enquêteur.

Vous êtes-vous déjà senti menacé ?
Non, jamais. Les gens s’inquiétaient, le FBI aussi et un ami flic m’avait même donné un gilet pare-balle, mais je ne l’ai jamais mis.

Pourquoi ?
Aucune idée. Je me suis fait tabasser à une ou deux reprises lorsque j’étais reporter, mais ce n’était jamais bien violent. Ils ne s’en prenaient pas aux journalistes, et je n’ai jamais vraiment enquêté sur leur terrain.  J’étais le mec clean. Je venais lorsque les corps arrivaient au funérarium. À l’époque, l’ennemi juré de Henry Hill était Jimmy Burke. J’appelais souvent la femme de ce dernier et elle était toujours sympathique avec moi, j’avais une bonne réputation. Je dirais que c’était un monde… non pas jovial, mais plutôt bienveillant. Je n’avais peur de rien. Je n’étais pas impliqué dans ce milieu. Ils auraient plutôt gaspillé des balles s’ils m’avaient tué. Je n’avais pas de valeur particulière à leurs yeux, que je sois mort ou vivant.

Quelle a été la réponse de la Mafia à la sortie du film ?
Ils en ont beaucoup parlé. Ils avaient bien aimé mon livre. À sa sortie, des gens du milieu m’ont présenté à des pontes de la Mafia qui avaient aussi apprécié le livre – j’ai même signé quelques autographes. Ils l’avaient aimé car il décrivait leur vie, à l’inverse des autres livres. J’ai montré une part d’humanité dans leur façon de vivre, et ça leur a fait plaisir. Au moment du casting, Marty [Scorsese] m’a demandé de discuter avec des gens du milieu pour savoir s’ils voulaient participer au film, ils étaient nombreux à vouloir participer – beaucoup ne pouvaient pas car ils étaient recherchés, ou affranchis –  mais de nombreux associés disaient « bien sûr ». Une grande partie des gars que vous voyez dans Les Affranchis sont de véritables gangsters qui s’étaient fait chasser d’un restaurant.

Vous étiez assez proche d’Henry Hill. Qui était selon vous le meilleur choix pour incarner son personnage à l’écran ?
Je n’y ai jamais vraiment pensé. Je ne suis pas vraiment un cinéphile, je ne connaissais pas les acteurs. Par contre, j’étais vraiment ravi lorsqu’ils ont choisi Ray Liotta, il était parfait. Le casting était superbe : Lorraine Bracco pour jouer Karen – je la connaissais bien – était fantastique, elle l’interprète à merveille.

Diriez-vous que vous étiez amis avec ces gangsters à l’époque ?
Nous étions assez proches avec Henry. Nous passions des week-end entiers ensemble, mais on devait se retrouver dans des endroits secrets, méconnus du FBI. Nous n’étions pas censés faire ça. Ils me disaient simplement qu’ils tueraient Henry s’ils le retrouvaient, et moi je me trouvais assis à côté de lui. Je me suis inspiré de nos rendez-vous pour écrire le livre.

Ce film a-t-il eu un impact sur votre vie ? Quelle a été la réponse de la Mafia ?
La plupart des gens dépeints dans le film sont morts aujourd’hui – ils ont tous été tués. Je suis resté en contact avec Karen et Henry, la famille Burke et quelques autres. Ensuite, je me suis lancé dans une autre histoire, Casino, alors je me suis intéressé à Las Vegas et tout ses personnages.  Il s’agit vraiment d’une trilogie. Mean Streets racontait l’histoire de petits gangsters qui essayaient de percer, en essayant de ressembler aux grands noms. L’apprentissage des jeunes idiots. Les Affranchis parlait alors des gangsters établis de l’époque, ils savaient comment gagner de l’argent, pouvaient dérober 460 000 $ à Air France et liquider n’importe quelle personne – des vrais gangsters, qui viennent de la rue ; de véritables malfrats. Dans Casino, le monde de la Mafia est vraiment à son apogée. Ils réalisent tout ce dont ils ont toujours rêvé puis foutent tout en l’air – ils ne sont plus précurseurs, ils deviennent les suiveurs.

Avez-vous été affecté par la mort de Henry Hill ?
J’étais triste, oui. Je voyais bien qu’il n’arrivait pas à se sortir de la drogue et qu’il ne serait plus jamais sobre en dépit de tous les efforts déployés. Le plus triste dans tous ça, c’est qu’il a dû devenir informateur pour sauver sa vie. C’était pire [pour lui] que d’être envoyé en prison. Là-bas, Henry aurait rapidement repris le trafic de dope et aurait été bien nourri, mais il ne pouvait pas non plus rester en dehors de cet environnement. Évidemment, il n’aurait pas fait long feu en prison – il aurait été assassiné.

La Mafia est-elle encore active à New York ?
Elle est toujours présente dans les jeux d’argent, les syndicats et la construction mais sa puissance est beaucoup moins notable qu’avant. La prochaine génération prendra le relai, puis ça sera fini. Ils n’ont plus vraiment d’assises, leurs ennemis ne sont plus vraiment nombreux et les affaires ne sont pas florissantes. Avant, le marché des jeux d’argent était très rentable, mais  les casinos appartiennent désormais à l’État. Vous n’avez plus besoin d’aller voir Angelo dans un coin sombre pour lui donner votre numéro ;  il vous suffit de gratter un ticket et de récupérer votre argent au tabac du coin.

L’État s’est rendu compte qu’il pouvait se faire beaucoup d’argent en légalisant le jeu, alors c’est ce qu’il a fait. Ce sont les mêmes établissements que les gangsters dirigeaient autrefois, mais ils sont légaux maintenant. Néanmoins, ils ont encore une véritable emprise sur le trafic de stupéfiants. Mais les sanctions sont beaucoup plus lourdes, et les dénonciations beaucoup plus fréquentes aujourd’hui.

De 1910 jusqu’en 1965 environ, il y avait peu d’informateurs car les condamnations étaient dérisoires, alors les gars purgeaient leur peine avec plaisir parce qu’ils avaient des potes à l’intérieur et savaient comment soudoyer les gardes. Ils se retrouvaient tous là bas et jouaient aux cartes pendant la journée. Personne ne se plaignait. Puis les narcotiques sont apparus, les peines encourues étaient alors de 25 ans sans liberté conditionnelle – les choses ont changé. Tout à coup, tous les gens ont commencé à devenir informateurs. La culture mafieuse a été dénaturée et fragilisée. On peut dire qu’elle est actuellement en fin de vie.

@DanielDylanWray