Culture

Le nouveau visage du cyberharcèlement

Les bulletins Myspace sont les ancêtres des statuts Facebook : ces petits billets plaintifs étaient destinés à toutes les personnes qui avaient eu le malheur de vous demander en ami. À l’âge de 14 ans, j’ai posté un bulletin passif-agressif portant sur une fille de mon école – une « poseuse » qui passait son temps à me copier. Peu de temps après, elle a posté un bulletin à son tour, et nous avons ainsi étalé le conflit le plus minable du monde à la face de tous nos followers.

Dès que les adolescents ont eu la chance d’avoir une connexion Internet, certains s’en sont servis pour harceler des personnes plus vulnérables qu’eux. Au cours des années 2000, j’ai vu des types poster des photos de mineures dénudées sur Facebook dans le simple but de les humilier, des collages de photos de vacances avec des légendes insultantes, et des salves de commentaires haineux. À l’époque, il y avait une certaine cohérence entre le harcèlement en ligne et hors ligne. Des querelles qui commençaient à l’école se poursuivaient sur Facebook ; des photos de filles nues étaient imprimées et affichées sur des casiers. Le harcèlement était plus visible et contrôlable qu’aujourd’hui – que ce soit pour les parents, les élèves ou les enseignants.

Aujourd’hui, selon la plupart des personnes que j’ai interviewées pour cet article, le harcèlement se fait surtout en ligne, et est bien plus insidieux et répandu qu’auparavant. J’ai demandé à plusieurs femmes, âgées d’environ 25 ans, de me parler des moments où elles avaient été harcelées, que ce soit IRL ou sur Internet, pendant les années 2000.

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Claire, 24 ans, avait un profil Piczo – une sorte de Myspace, avec une mise en page plus kitsch et une section où n’importe quel visiteur pouvait laisser un commentaire, avec la possibilité de rester anonyme. « Je recevais souvent des commentaires qui dénigraient mon physique, en particulier mon nez, qui est un peu plus gros que la moyenne », m’a-t-elle expliqué. Elle subissait aussi beaucoup de harcèlements de la part de ses camarades de classe. « À l’école et en ville, je me faisais fréquemment frapper, cracher dessus, insulter ou tirer les cheveux. Des gens ont aussi balancé des œufs sur ma maison à plusieurs reprises. »

Brianne*, 23 ans, a aussi été agressée physiquement et verbalement durant son adolescence. « Sur Internet, je recevais de nombreux messages me sommant de mettre fin à mes jours », se souvient-elle. « C’est une chose de se faire balancer son sac à dos dans un lac, mais c’en est une autre de faire face à des personnes qui profitent de l’anonymat pour te répéter que tu ne sers à rien. On ne sait pas vraiment comment gérer sa colère, ou comment leur répondre – tandis qu’ils continuent de faire du mal aux autres, tranquillement chez eux, loin de toute possibilité de représailles. »

Les adolescentes font encore trop souvent l’objet de cyberharcèlement. Depuis 2002, le Cyberbullying Research Centre recense de nombreuses données pour nous éclairer sur ce fléau. Dans le cadre d’une étude menée auprès de 2 000 écoliers américains dont l’âge oscillait entre 11 et 14 ans, il est apparu que les adolescentes avaient plus de chances de faire l’objet de cyberharcèlement (20,4 % de filles, contre 14 % de garçons). Au cours de ma courte vie, j’ai constaté que la plupart des commentaires haineux que je recevais étaient ouvertement misogynes – qu’ils soient postés par des garçons ou par des filles.

Notre utilisation des réseaux sociaux a beaucoup changé depuis. « Avant, je ne me connectais qu’une heure par jour, selon le bon vouloir de mes parents », raconte Claire. « Si j’avais eu un iPhone avec un forfait Internet illimité, j’aurais eu beaucoup plus de mal à m’échapper de tout ça. » Un point sur lequel Brianne s’accorde également : « Je ne pense pas que les petites brutes de mon école mesuraient à quel point ils pouvaient nous détruire par le biais d’Internet. Je pense qu’il est très difficile d’être une adolescente aujourd’hui – votre présence sur les réseaux sociaux fait partie intégrante de votre personne. Avant, on pouvait facilement se déconnecter, ou tout supprimer. »

En France, 40 % d’élèves ont déclaré avoir été « victimes d’une agression ou méchanceté en ligne ». Plusieurs études semblent montrer que les filles sont toujours plus touchées que les garçons – l’une d’entre elles révélait que 73 % d’adolescentes lesbiennes avaient été sujettes au cyberharcèlement, contre 51 % pour les hétérosexuels (filles et garçons confondus). Cependant, le type de harcèlement a évolué. Les adolescentes avec lesquelles j’ai pu discuter m’ont expliqué qu’elles se faisaient bien plus attaquer en ligne qu’à l’école, et que ces abus étaient plus pernicieux.

Rhiannon, 15 ans, décrit le cyberharcèlement comme un flux léger mais continu de petits commentaires et de messages négatifs, plutôt que comme de grosses attaques méticuleusement orchestrées. Charli*, 17 ans – qui a des milliers de followers et d’amis sur chacun de ses comptes – m’a expliqué pourquoi elle pensait que les filles se faisaient plus régulièrement attaquer que les garçons. « Quand tu es une fille, tu dois te préparer au fait d’être confrontée à des types flippants, des pervers, des malpolis, des mecs qui ne savent pas trop parler aux filles… Ça a toujours été comme ça – le meilleur moyen de se protéger est de ne pas révéler qu’on est une fille. »

Lucia, 17 ans, a été harcelée sur Facebook et Twitter il y a trois ans. Bien que ses problèmes aient commencé à l’école – une fille de son lycée avait des vues sur son copain de l’époque –, elle a été uniquement insultée sur Internet. « Personne ne m’a jamais rien dit en face. La fille a demandé à toutes ses amies de m’envoyer des messages qui m’incitaient à me suicider et à me mutiler », explique-t-elle. « Je bloquais leurs comptes, mais elles en créaient d’autres. » Aujourd’hui, elle a un compte Instagram privé et fait très attention aux abonnés qu’elle accepte.

« J’utilise FaceTune pour donner l’impression que j’ai un plus petit nez. Je demande toujours à mes amis de virer toutes les photos moches qu’ils ont de moi, car je sais que je vais m’imaginer que des gens vont en faire des captures pour se moquer. »

Une étude menée par Ditch the Label montre qu’au Royaume-Uni, sur 10 000 personnes âgées de 12 à 20 ans, 42 % d’entre eux avaient été sujets au cyberharcèlement sur Instagram. Rhiannon m’explique que beaucoup d’adolescents – selon elle, surtout des filles – ont des comptes « poubelle » où elles n’acceptent qu’une poignée d’amis proches. Elle en possède un où elle poste de nombreuses photos et vidéos d’elle, en plus de son compte public – lequel fait l’objet d’une sélection beaucoup plus stricte. Elle n’y poste qu’une fois par mois, sachant pertinemment que tous les gens de son école y ont potentiellement accès. Cette séparation lui permet de garder un certain contrôle sur sa vie. « Si les gens pouvaient voir mon compte poubelle, je me ferais bien plus insulter, parce qu’ils auraient beaucoup plus de matière pour se moquer », dit-elle. « J’ai une copine qui a un compte secret, et des gens de l’école l’ont trouvé ; ils n’ont pas arrêté de balancer sur elle dans son dos, et il lui a fallu beaucoup de temps avant de capter. »

Dans le cadre de l’étude susnommée, 31 % des 10 000 Britanniques interrogés ont avoué avoir également été « abusifs » envers d’autres utilisateurs, tandis que 12 % admettaient avoir harcelé quelqu’un – sachant que la définition du harcèlement semble être particulièrement subjective. Rhiannon concède avoir endossé les deux rôles. « Il m’est arrivé plein de fois d’écrire à une même fille pour lui dire de se trouver une vie », déclare-t-elle. « Je suis amie avec elle maintenant, mais je sais que je me suis comportée comme une connasse. Je n’avais pas vraiment confiance en moi. » De même pour Charli : « Je ne vais pas mentir, j’ai fait la même chose. La plupart des gens qui prétendent le contraire mentent. »

Aujourd’hui, les sites qui permettent de poster de manière anonyme sont toujours très nombreux – si Formspring était le plus prisé dans les années 2000, il a depuis été remplacé par Ask FM, This Crush et Curious Cat, pour ne citer qu’eux. Rhiannon a un profil This Crush, qui invite les utilisateurs à vous déclarer anonymement leur flamme. « À la place, je recevais des messages horribles sur mon physique, ma manière de me maquiller, ma voix et ma manière d’être. »

Au vu des nombreux commentaires positifs qu’elle reçoit, elle refuse de quitter ce site, estimant qu’il en faudrait vraiment beaucoup pour la convaincre de partir. La plupart des réseaux sociaux ne se sont pas vraiment adaptés à cette atmosphère toxique – se contentant souvent d’ajouter un service pour signaler les abus. Toujours selon l’étude de Ditch The Label, 71 % jeunes estiment que les propriétaires de réseaux sociaux ne font pas assez d’efforts pour freiner le cyberharcèlement.

Il est grand temps que cela change – les victimes de cyberharcèlement seraient deux fois plus enclines à s’automutiler ou se suicider. Et les personnes qui perpétuent ce type de harcèlement auraient aussi plus de chances d’avoir des pensées suicidaires ou de tenter de mettre fin à leurs jours. Nous savons également que les filles sont plus souvent réticentes à participer à une discussion en ligne, de peur d’être critiquées.

Les réseaux sociaux contribuent largement à affecter l’image que se font les filles d’elles-mêmes – la moitié d’entre elles déclare avoir ressenti des pressions pour changer leur apparence ou leur manière d’être. Parce qu’elle s’est sentie harcelée en ligne et dans la vraie vie au cours de son adolescence, Claire fait toujours très attention à sa manière de poster sur Internet. « J’utilise FaceTune pour donner l’impression que j’ai un plus petit nez. Je demande toujours à mes amis de virer toutes les photos moches qu’ils ont de moi, car je sais que je vais m’imaginer que des gens vont en faire des captures pour se moquer. »

Brianne pense avoir été influencée de la même manière. « Il n’y a pas beaucoup d’empathie sur Internet », pense-t-elle. « Même des adultes se permettent de rabaisser d’autres personnes gratuitement, sans jamais argumenter. Parfois, je me dis que les gens ne se rendent même pas compte de ce qu’ils font. On fait tous preuve de négativité envers des petites choses qui ne méritent pas notre attention – c’est devenu épuisant. »

*Ces prénoms ont été changés.