« Mort aux bourgeois ! » : retour sur l’assassinat d’une jeune fille à Bruay-en-Artois

C’est l’histoire d’une adolescente de quinze ans qu’on retrouve à demi-nue, défigurée, scalpée, sur un terrain vague du Pas-de-Calais, entre deux morceaux de pneu. C’est un décor à la Simenon : une petite cité minière où tout le monde se connaît, des ruelles brumeuses où apparaissent et disparaissent des silhouettes furtives, des mensonges, des soupçons, des enfants de mineurs qui jouent au foot avec un ballon dégonflé et des notables qui s’adonnent aux parties fines.

Douze ans avant que le corps du petit Gregory ne soit retrouvé dans les eaux froides de la Vologne, c’est le cadavre d’une jeune fille, Brigitte Dewèvre, qui attire l’attention de toute la presse. Pendant plusieurs mois, les journaux des deux chaînes de télévision s’ouvrent sur les images des corons, ces quartiers où s’entassent les mineurs du Nord-Pas-de-Calais.

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Tous les ingrédients d’un grand fait divers sont là : une jeune victime, un crime sadique, un décor de cinéma dans une ville en huis clos. Et puis, il y a les personnages : un notaire pervers, une bourgeoise diabolique, des journalistes en gabardine, un réseau de prostitution, un adolescent paumé aux cheveux trop longs, et une extrême gauche qui appelle aux meurtres des bourgeois.

Le décor est planté. Brigitte Dewèvre, quinze ans, est morte le 5 avril 1972. Le feuilleton qui débute sera l’un des plus suivis de l’histoire judiciaire. Pour la première fois, la télévision suit l’affaire « en temps réel ». La France, pendant plusieurs mois, va se déchirer, se passionner et finalement, oublier. L’assassin, lui, ne sera jamais arrêté.

C’est donc le 6 avril 1972 que les gendarmes de Bruay-en-Artois soulèvent un pneu. Sous ce pneu, il y a un cadavre mal dissimulé. Le corps est presque nu, il présente une profonde entaille au niveau du sein gauche, des blessures sur tous les membres. Le cuir chevelu est pratiquement arraché. L’adolescente n’a pas été violée.

« Cherchez pas les gars. C’est ma fille. » – Léon Dewèvre

L’alerte a été donnée par des gamins du coron qui jouent au foot sur ce terrain vague. La balle roule un peu trop loin, et le petit Philippe, douze ans, remarque un corps. Il prévient ses copains, les copains avertissent les parents, les parents appellent la gendarmerie. À ce moment-là, Philippe ne sait pas que le cadavre qu’il vient de découvrir est celui de sa sœur.

Quand les gendarmes arrivent, un attroupement est déjà formé. Les informations circulent vite dans le coron. Les maisons des mineurs, en brique rouge, sont collées les unes aux autres sur la rue de la Comté, voisine du terrain vague. Tout le monde se regarde à travers les rideaux en dentelle. Quand les militaires soulèvent le pneu pour faire les premières constatations, une petite foule observe par-dessus leurs épaules. Un homme, un peu en retrait, dit d’une voix sanglotante : « Cherchez pas les gars. C’est ma fille. »

L’homme qui vient de parler s’appelle Léon Dewèvre, c’est un ancien paysan devenu mineur, bien connu dans le quartier. Un type un peu bourru, un peu brutal, mais gentil, apprécié. Sa fille, Brigitte Dewèvre, était une adolescente timide, sans histoire. Elle aussi, tout le monde la connaissait. C’était « une pauvre ch’tiotte », une fille du pays, presque un chaperon rouge : la veille, vers 20 heures, elle allait dormir chez sa grand-mère, à 700 mètres de chez elle, de l’autre côté du terrain vague. Personne ne l’a revue vivante.

Bruay-en-Artois, en 1972, est une ville entre deux mondes. Il y a l’ancien, celui des mines, que les journalistes parisiens viennent chercher avec une grille de lecture déjà ancrée dans l’imaginaire collectif : Germinal, les « gueules noires », les coups de grisou. C’est un monde qui disparaît, lentement mais sûrement. Bientôt, c’est le chômage de masse qui remplacera la fumée des fourneaux du Nord-Pas-de-Calais.

Le nouveau monde, au contraire, c’est celui qu’incarne Monique Mayeur, la riche marchande de meubles. L’électroménager, l’automobile, la société de consommation se démocratisent. L’énorme magasin qu’elle possède en ville lui permet de toiser les corons, du haut de sa villa blanche qu’on surnomme « le château ». Le château – qui n’est en fait qu’une grande maison bourgeoise – est implanté presque au milieu du terrain vague, à quelques mètres des habitations des mineurs. Sa présence écrasante est vécue comme une provocation.

C’est à moins de dix mètres des haies de Monique Mayeur que le corps de Brigitte est découvert, un peu au-dessus de « la voyette », un petit chemin en terre qui serpente sur le terrain vague. De l’autre côté du terrain, qui sert autant de zone de jeu que de dépotoir, se trouve la rue de la Comté, les petits potagers des mineurs, et la maison de Brigitte.

Brigitte avait 700 mètres à faire, le 5 avril, pour aller chez sa grand-mère. Il suffisait de poursuivre un peu sur la rue de la Comté, de tourner à droite sur la rue de Ranchicourt, qui longe le terrain vague et le parc de Monique Mayeur, jusqu’à la rue de Divion.

C’est sur la rue de Ranchicourt que Brigitte a été aperçue pour la dernière fois, à 19 h 45. Un témoin indique qu’elle était sur la « plate-forme », en train de discuter avec un homme corpulent de plus de vingt ans, qui portait un pull à col roulé. La plate-forme en question est un bloc de béton posé entre les garages qui longent la rue de Ranchicourt.

Construits récemment, tous ces garages sont les témoins de l’accès à l’automobile qui se démocratise chez les familles de mineurs. Depuis quelques années déjà, la télévision est entrée dans la plupart des foyers. Une nouvelle société est en train d’émerger. Quatre ans plus tôt, les mineurs ont pu suivre, aux actualités, les profondes mutations qui émergeaient de mai 68. Une jeunesse chevelue faisait « le coup de poing ».

« Ce bourgeois respectable et respecté dissimulerait-il un maniaque frustré parce qu’une infirmité physique l’empêchait d’assouvir son attirance pour les femmes ? » – France Soir, au sujet de Pierre Leroy

Mais, pour l’instant, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire pour la police de Lille, qui vient d’être saisie de l’affaire, que de trouver des témoins, car la scène du crime a été tellement piétinée qu’il ne faut pas espérer y trouver des indices. Presque aussitôt, une habitante de la rue de Ranchicourt, Chantal L., révèle aux policiers qu’elle a remarqué quelque chose d’inhabituel.

La veille au soir, à 20 heures précises, Chantal L. est rentrée chez elle, en face des garages. Si Brigitte avait été dans la rue ou sur la plate-forme, elle l’aurait vue, mais il n’y avait personne, sinon une voiture mal garée, une Peugeot 504 blanche qu’elle ne connaissait pas. Elle a regardé à l’intérieur mais n’a vu personne.

À 20 h 10, depuis sa fenêtre, elle a regardé de nouveau pour voir si la voiture était encore là. Elle a remarqué qu’un homme corpulent était au volant, mais qu’il n’avait pas l’air de partir. Au contraire, il semblait surveiller quelqu’un. Vers 23 heures, dérangée par cette voiture inconnue, Chantal L. a décidé de l’inspecter et de noter la plaque d’immatriculation. Cette voiture, les policiers l’identifieront immédiatement comme appartenant au notaire Pierre Leroy, un personnage considérable à Bruay.

Que faisait la voiture de Pierre Leroy à cet endroit, dans une rue où il n’avait aucune raison de se garer – son étude est de l’autre côté du terrain vague ? Quand était-il arrivé ? Est-ce bien lui qui était resté pendant plusieurs minutes dans la voiture, vers 20 h 10, sans bouger, et qui semblait observer quelqu’un ? Quel avait été son emploi du temps le soir du meurtre ?

Les policiers décident d’interroger le notaire, qui est incapable de s’expliquer correctement. Tout juste reconnaît-il une liaison avec Monique Mayeur : il avait voulu se garer derrière chez elle pour ne pas être vu, pour ne pas faire jaser. L’explication ne convient pas vraiment aux policiers : la liaison de Pierre Leroy et de Monique Mayeur est de notoriété publique, et tout le monde sait qu’il se gare habituellement dans la rue de la République. Il ne s’explique pas non plus sur son emploi du temps et change cinq fois de version. Il prétend que les policiers viennent de lui apprendre le meurtre de la jeune fille, mais l’enquête prouve qu’il est au courant depuis plusieurs jours. Il est présenté au juge d’instruction de Béthune, Henri Pascal, qui l’inculpe de meurtre le 13 avril.

Le juge Pascal. Image via le site de l’INA

Henri Pascal, à 52 ans, débarque de Toulon. De sa Provence natale, il a ramené une attitude joviale, un verbe haut et une bonhomie toute méridionale. Et comme il parle beaucoup, les journalistes, dans un premier temps, l’aiment bien. À cause de sa taille modeste, on le surnomme affectueusement « le petit juge », une expression qui fera date dans les affaires criminelles

Pour ce magistrat aux idées de gauche, l’écart, depuis trop d’années, s’est creusé entre le peuple et la justice. De leur tour d’ivoire, les juges n’entendent plus rien, ils ont perdu le contact avec les justiciables. Henri Pascal milite, il veut que la justice se fasse « à ciel ouvert », qu’elle cesse de se cacher derrière le secret de l’instruction. Ses convictions, il n’hésite pas à les étaler devant le Palais de justice, où il reçoit presque tous les jours des dizaines, voire des centaines de journalistes trop heureux d’avoir trouvé un juge bavard.

Mais, si le juge Pascal se bat pour que la justice soit rendue publiquement, il est trop intelligent et trop respectueux de la procédure pour violer ouvertement le secret de l’instruction. La plupart des journalistes, à la fin de ses déclarations, se rendent compte qu’il est très volubile, mais qu’il ne lâche rien, sinon quelques sous-entendus, des sourires en coin, des clins d’œil qui laissent entendre que la conviction du magistrat est forgée : c’est le notaire qui a fait le coup, trop d’éléments, qui ne peuvent pas être dévoilés, vont dans ce sens.

Le juge ne dit rien, mais les journalistes comprennent. Presque en même temps que les policiers, la presse va se mettre à l’œuvre pour dévoiler le vrai visage du bon notaire qui, sous ses apparences de grand timide, cacherait une face bien plus sombre.

« Ce bourgeois respectable et respecté dissimulerait-il un maniaque frustré parce qu’une infirmité physique l’empêchait d’assouvir son attirance pour les femmes ? », se demande déjà France Soir, le 14 avril. Plusieurs prostituées de la région affirment que le notaire est un client habituel, aux demandes « particulières ». Il n’en faut pas beaucoup plus pour que s’esquisse l’image d’un bourgeois pervers et criminel. D’autant que, dans le coron, les langues se délient, et plusieurs témoins, sous la forme de ragots livrés aux journalistes, commencent à évoquer le fait qu’il se passe de drôles de choses sur le terrain vague, et que des adolescentes, pour se faire un peu d’argent de poche, tripotent des bourgeois.

Un réseau pédophile de notables ? L’idée est d’autant plus séduisante que Pierre Leroy n’est pas n’importe qui. Célibataire de 37 ans, il a repris l’étude de son père, juste en face de la maison de Monique Mayeur. C’est lui qui doit gérer, pour l’État, la revente du patrimoine des houillères, les compagnies minières qui possèdent tout dans la région, y compris les maisons des mineurs. Le notaire gère un patrimoine considérable, c’est un personnage de premier plan, aux amis puissants.

Tout autour du notaire, un vaste réseau de notables soudés par leur appartenance au Rotary Club de Bruay commence à se dessiner. Il y a Monique Mayeur, bien sûr, mais également Jean Vaast, son avocat, qui lui prête même un alibi : le soir du meurtre, il a dîné chez Monique Mayeur, avec Pierre Leroy. Manque de chance, les membres du Rotary se souviennent que, ce soir-là, ils avaient une réunion, et que Jean Vaast était avec eux. Pour éviter le scandale, l’avocat est obligé de renoncer à défendre son ami.

Peu à peu, l’idée que le notaire de Bruay pourrait être protégé par ses amitiés fait son chemin. Tout le monde n’a-t-il pas vu la poignée de main cordiale qu’il a échangée avec le procureur de la République, M. Somnier, autre notable de la région, quand il est arrivé au Palais de justice ? Et justement, fait très rare dans ce genre d’affaire, c’est le procureur Somnier lui-même qui demande la libération de Pierre Leroy, sans même attendre que ses avocats fassent une requête. Une partie des mineurs commence à en être persuadée : on tente de soustraire le notaire à la justice. Monique Mayeur elle-même se fait attraper alors qu’elle essaye de faire passer un billet en douce à son amant. À l’intérieur, elle indique les questions qui lui ont été posées et la façon dont elle a répondu, afin que le notaire puisse accorder sa version.

Pendant qu’une lutte judiciaire et médiatique s’engage entre le procureur et le juge sur la libération de Pierre Leroy, c’est l’extrême gauche qui s’invite sur le terrain vague, autour de plusieurs groupuscules issus de la gauche prolétarienne et d’un journal dont Jean-Paul Sartre est le directeur : La Cause du Peuple. Un jeune rédacteur s’illustre alors : Serge July. Quelques mois plus tard, c’est sur les cendres de l’affaire de Bruay-en-Artois qu’il lancera le journal Libération.

Sur le terrain vague où ils ont installé des camionnettes qui impriment inlassablement des tracts, les activistes de la gauche prolétarienne s’organisent, ils affichent leur soutien au « petit juge » et montent un « comité pour la Vérité et la Justice », composé d’habitants de la commune, chargé de vérifier que l’enquête se déroule dans de bonnes conditions – c’est-à-dire, que le notaire soit reconnu coupable. Chaque soir, un cahier de messages de soutien est apporté au juge Pascal, au Palais de justice de Béthune, par une foule nombreuse.

« Il faut le faire souffrir à petit feu. Qu’ils nous le donnent, nous le découperons morceau par morceau au rasoir. Il faut lui couper les couilles. » – un habitant des corons, au sujet de Pierre Leroy

Du simple fait divers, l’affaire de Bruay-en-Artois devient un feuilleton national. Tous les journalistes s’engouffrent. Il y a la presse à scandale – France-Soir, Détective – qui s’improvise parfois enquêtrice, et la presse « sérieuse » – Le Monde, Le Figaro – qui préfère se concentrer sur les questions soulevées par le juge Pascal au sujet du secret de l’instruction. Il y a la presse de droite, notamment Minute, qui crie au complot de l’extrême gauche et rebaptise la ville « Bruhaine-en-Artois », et la presse de gauche – dont La Cause du Peuple – qui appelle carrément au meurtre des bourgeois.

La présomption d’innocence est encore un concept à peu près aussi vague que le terrain où a été découvert le corps. Ainsi, dès le 1 er mai, La Cause du Peuple titre : « Et maintenant, ils massacrent nos enfants ! » avec, en sous-titre, « Il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça ». Dans le même numéro, le journal laisse la parole aux habitants des corons : « Il faut le faire souffrir à petit feu. Qu’ils nous le donnent, nous le découperons morceau par morceau au rasoir. Il faut lui couper les couilles. » Rapidement, des inscriptions apparaissent sur la maison de Monique Mayeur : « Arrêtez la complice ! »

Pendant qu’une atmosphère de plus en plus irrespirable empoisonne la cité minière, le juge Pascal organise la première reconstitution. C’est peu concluant. On demande à Pierre Leroy d’enfiler un pull à col roulé. Le témoin qui avait vu Brigitte discuter avec un inconnu ne le reconnaît pas : il est trop vieux. Mais le juge ne s’arrête pas là : à la stupeur générale, il demande à Monique Mayeur de mettre le pull. Elle a les cheveux courts, coiffés à la garçonne, et une stature imposante. Réponse du témoin : « Peut-être. »

En tout cas, il y a trop de choses qui ne collent pas dans les déclarations de Pierre Leroy. Il a livré cinq versions différentes de son emploi du temps le soir du meurtre, et aucune ne fonctionne. Il indique qu’il est rentré chez sa mère se changer : sa mère ne l’a pas vu. Il dit qu’il a croisé la mère de Monique Mayeur chez sa fille le soir du meurtre : elle ne l’a pas vu non plus. Le magistrat reste solide dans ses convictions. Il n’en démordra jamais.

Les seules certitudes dans cette affaire sont celles constatées par le médecin légiste. En partant de chez ses parents, vers 18 heures, Brigitte a saisi une orange. Si elle l’a mangée dans la foulée, le contenu de son estomac permet de déterminer qu’elle est morte vers 20 heures. Elle a été frappée au menton, puis étranglée, mais pas avec les mains, il y aurait eu des traces de doigts : probablement avec un foulard. Les traces sur son corps, des griffures et des écorchures, prouvent que le corps a été déplacé à travers la haie d’aubépines qui délimite le jardin de Monique Mayeur.

Ce qui ne colle pas, en revanche, c’est le lieu de la découverte du corps. Le terrain vague est fréquenté toute la journée par les habitants du coron. Le matin même de la découverte, des enfants jouaient là, et ils n’ont rien vu. Plus troublant, Monique Mayeur indique qu’elle a taillé sa haie, le matin, à dix mètres du corps, et qu’elle n’a rien vu non plus. Mais pourquoi a-t-elle taillé elle-même sa haie, alors que ses deux jardiniers travaillaient justement dans le parc ce jour-là ? Pour le juge, c’est clair : le meurtre a eu lieu dans le parc Mayeur, et le corps a été déplacé à travers la haie jusque sur le terrain vague, peut-être le jour de la découverte, entre midi et 14 heures.

Peu à peu, d’autres témoins se présentent. On découvre que le terrain vague et les rues alentour, en apparence vides vers 20 heures, ont vu défiler toute une faune interlope. Il y a ce voisin de Brigitte, présent dans son jardin vers 22 heures, et qui affirme avoir vu un homme imposant qui semblait tirer quelque chose sur le terrain vague. Il y a ce mécanicien qui soulageait une envie pressante dans une ruelle, et qui aurait vu un couple formé par un homme corpulent et une adolescente, bras dessus, bras dessous, qui marchait dans la direction du terrain vague. Il a reconnu Pierre Leroy : « Si ce n’est pas lui, c’est son sosie. » Quand il a tourné la tête, il a aperçu une 504 blanche. Une femme, qui ressemblait très fortement à Monique Mayeur, était au volant, à l’arrêt, et elle observait le couple. Des dizaines de témoignages, plus ou moins crédibles, finissent par s’entasser sur le bureau du juge de Béthune.

Mais pour l’instant, le « petit juge » bataille pour garder son suspect sous les verrous, sans la moindre preuve formelle. Sans surprise, il refuse la première demande de libération du 27 juin. Le parquet fait appel. Le tribunal d’Amiens donne raison au juge et à ses « 32 motifs de présomption grave et concordante ». Le procureur se pourvoit en cassation. Pendant ce temps, Henri Pascal, de plus en plus certain de la complicité de Monique Mayeur, la fait emprisonner le 17 juillet. Mais le lendemain, la demande de libération de Pierre Leroy, qui a été rejugée, est acceptée. Sa fiancée est libérée quelques jours plus tard.

« Oui, c’est moi qui ai tué Brigitte. L’homme au col roulé que vous cherchez depuis le début, c’est moi. » – Jean-Pierre

Le 20 juillet 1972, après plus de trois mois d’enquête, le juge Pascal est dessaisi de l’affaire par la cour de cassation, sur la demande des avocats de Pierre Leroy. Le dossier est envoyé à Paris, et l’enquête se fera désormais derrière les murs clos du Palais de justice de la capitale. Dehors, les mineurs manifestent, ils lèvent à bout de bras des photos de Brigitte et du juge Pascal, deuxième victime, selon eux, de la corruption des bourgeois.

Peu à peu, les journalistes quittent l’hôtel de Bruay-en-Artois, « le Vieux Beffroi », qui avait été transformé en Maison de la presse pendant quelques mois. La gauche prolétarienne continue de faire de l’activisme sur le terrain vague, appelle à des marches sur Paris, mais l’enthousiasme n’y est plus, toute la population, lessivée, se sent trahie. L’affaire ressurgit parfois, en fin de journal, au gré d’une information complémentaire. Dans les corons, le sentiment est que l’assassin ne sera jamais retrouvé. Ce n’est qu’un an plus tard qu’un coupable se dénonce enfin.

Ce soir-là, le 18 avril 1973, les radios et les chaînes de télévision s’interrompent pour diffuser un flash spécial : un jeune homme, actuellement interrogé par la police judiciaire parisienne, vient d’avouer. Il s’appelle Jean-Pierre, il avait 16 ans au moment du crime, il connaissait Brigitte depuis toujours, c’est un enfant de mineur. La nouvelle, dans le coron, fait l’effet d’une douche froide.

Jean-Pierre est orphelin, élevé seul par son frère. C’est un adolescent un peu paumé aux cheveux trop longs, qui traîne sa carcasse dégingandée dans les cafés et répond volontiers aux questions que lui posent les journalistes, pour peu qu’on lui offre une bière. Dès le début de l’enquête, il avait été l’un des principaux témoins : c’était la dernière personne qui avait parlé à Brigitte, à 19 h 40, peu avant sa disparition. Les policiers parisiens avaient senti que quelque chose ne collait pas dans ses déclarations. Il variait trop souvent.

Le notaire Pierre Leroy, lorsqu’il avait dû s’expliquer sur son emploi du temps le soir du 5 avril, avait livré pas moins de cinq versions. Jean-Pierre, à ce jeu, le dépasse largement : tout au long de l’instruction, il a varié onze fois, sur les horaires, sur les lieux, sur les gens qu’il a vus. Dans les locaux de la police parisienne, l’enquêteur principal décide de lui tendre un piège, en lui présentant des faux procès-verbaux, totalement bidon. Au bout de quelques minutes, Jean-Pierre finit par craquer : « Oui, c’est moi qui ai tué Brigitte. L’homme au col roulé que vous cherchez depuis le début, c’est moi. » Et, pour appuyer sa déclaration, il ajoute qu’il a toujours les lunettes de Brigitte, disparues le soir du meurtre. Elles sont chez lui.

Aussitôt, la police se précipite pour une perquisition, fouille à l’endroit indiqué et tombe effectivement sur une paire de lunettes qui pourrait correspondre. L’opticien de Brigitte est consulté, il reconnaît la paire : ce sont bien les lunettes de l’adolescente. Problème : les parents de Brigitte, ainsi que sa grand-mère, sont loin d’être aussi formels, la monture ne correspond pas. Et pour eux, ils n’en démordront pas, ça ne peut pas être Jean-Pierre, cet adolescent qu’ils ont vu grandir, l’enfant du pays. Le coupable, c’est le notaire, un point c’est tout.

Pour la police, peu importe, les aveux sont circonstanciés et répétés devant le nouveau juge d’instruction : ce soir-là, raconte Jean-Pierre, Brigitte lui avait donné rendez-vous sur la plate-forme. Ils se sont chamaillés, elle lui a fait mal, alors il l’a poussée, elle est tombée, sa tête a heurté le sol, elle ne respirait plus. Paniqué, le jeune homme a décidé de cacher le corps chez lui. Il l’a tiré à travers le jardin de Monique Mayeur mais, une fois arrivé sur le terrain vague, il a renoncé. Il est rentré prendre une hachette pour maquiller l’accident en crime de sadique, puis il est rentré se coucher.

En somme, dans ce que dit Jean-Pierre dans un premier temps, il y a au moins un détail qui ne colle pas : Brigitte n’a pas été assommée en tombant, elle a été étranglée. L’adolescent change une fois de plus de version : elle est tombée, mais elle respirait encore, alors il l’a étranglée avec ses mains. Ça ne fonctionne toujours pas : il n’y avait pas de traces de doigt, Brigitte a été étranglée avec un foulard. Jean-Pierre modifie une fois de plus sa déclaration : oui, il y avait un foulard qui traînait par terre, c’est comme ça qu’il l’a étranglée.

Finalement, c’est la reconstitution, organisée le 1 er mars 1974, qui vient soulever le plus de doutes. Jean-Pierre pesait 60 kg, Brigitte faisait presque le même poids. Quand il tente de tirer le mannequin qui remplace le cadavre, il s’épuise au bout de quelques mètres, incapable d’aller plus loin. Et puis, c’est une grande asperge de seize ans et d’1m80 : rien à voir avec l’homme de plus de vingt ans, corpulent, que le témoin a vu discuter avec Brigitte sur la plate-forme. Il paraît de plus en plus clair que Jean-Pierre, adolescent mal dans sa peau, a tout inventé, et qu’il a été pris dans ses mensonges.

C’est au bout de 27 mois de détention provisoire, alors qu’il est revenu sur ses aveux et qu’il clame son innocence, que Jean-Pierre est finalement acquitté au bénéfice du doute par le tribunal pour mineur de Paris, le 26 février 1976. Les parents de Brigitte, partie civile, ont tout fait pour qu’il soit innocenté.

Il n’y aura plus de rebondissement. Le dossier s’enlise tranquillement, loin de la presse. L’affaire est finalement classée en 1981. En 1987, la commune de Bruay-en-Artois fusionne avec La Buissière, pour devenir Bruay-la-Buissière. Le juge Pascal meurt en 1989, le notaire Pierre Leroy, qui s’est marié avec Monique Mayeur, décède en 1997, et l’affaire est définitivement prescrite en 2005.

Image via le site de l’INA

Le meurtre de Brigitte Dewèvre, quinze ans, demeurera probablement une énigme pour toujours, malgré quelques rares curieux qui continuent de chercher. En 2017, un ancien policier, dans son livre Brigitte, histoire d’une contre-enquête, explore la piste d’un mystérieux habitant de la région, lié aux notables, qui aurait disparu quelques semaines après le meurtre, sans pour autant livrer de preuves formelles. Il promet un deuxième tome.

Après 45 ans d’enquête, ce qu’il reste finalement, c’est le corps d’une adolescente brune, nue, sur un terrain vague, qui n’a pas été violée mais qui présente une profonde plaie au sein gauche. Bizarrement, c’est un crime qu’on retrouve fréquemment dans le Nord-Pas-de-Calais, comme l’a noté le journaliste Jean Ker dans son livre Le Fou de Bruay, où il relate son enquête de trente ans pour retrouver l’assassin de Brigitte.

Ainsi, révèle le journaliste, en novembre 1963, près d’Arras, à vingt-cinq kilomètres de Bruay-en-Artois, la police avait retrouvé le corps de Monique Humbert, une jeune fille de vingt ans. Elle avait été déshabillée, mais pas violée. Frappée et étranglée. Elle avait une profonde blessure au niveau du sein gauche. Elle était brune. L’assassin n’a jamais été retrouvé.

Le 24 janvier 1968, à Hermaville, à vingt kilomètres de Bruay, c’est le corps de Solange Bonzans, 56 ans, qui est découvert. Elle était nue. Elle était brune. Elle a été rouée de coups et étranglée. Son meurtrier, qui n’a jamais été retrouvé, a lacéré sa poitrine.

Le 4 juin 1970, près de Valenciennes, à 80 kilomètres de Bruay, le cadavre de Raymonde Beaumont, 26 ans, est retrouvé par des ouvriers près d’un pont d’autoroute. Elle a été assommée puis étranglée. Sa poitrine a été lacérée. Elle a des esquilles de bois plantées dans les seins. Elle n’a pas été violée. Elle était brune. L’assassin n’a jamais été retrouvé.

Quelques jours plus tard, le 21 juin 1970, près de La Chapelle d’Armentières, un couple découvre le corps d’Éloïse Carpentier, 35 ans. Le médecin légiste de Béthune, le docteur Lenoir, constate qu’elle a été assommée et étranglée. Elle présente une plaie sur le sein gauche. Elle n’a pas été violée. Elle était brune. L’assassin n’a jamais été retrouvé.

Le 20 mars 1972, deux semaines avant la mort de Brigitte, à Cauchy-à-la-Tour, à sept kilomètres de Bruay, on a retrouvé le cadavre de Myriam Wuillaume, 22 ans. Le juge Pascal, qui était chargé de l’enquête, n’a pas pu retrouver son assassin. Elle était nue. Frappée, puis étranglée. Ses seins ont été tailladés. Elle n’a pas été violée. Elle était brune. L’assassin n’a jamais été retrouvé.

Les six affaires n’ont jamais été associées par la police. Après le meurtre de Brigitte, le seul qui ait été médiatisé, il n’y a jamais plus eu de crimes similaires. Pas dans le Nord-Pas-de-Calais, en tout cas.


Pour aller plus loin :
– Pascal Cauchy, Il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça : l’affaire de Bruay-en-Artois
– Jean Ker, Le Fou de Bruay
– Daniel Bourdon, Brigitte, histoire d’une contre-enquête. Retour sur l’affaire de Bruay-en-Artois

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