Viol et drogue
Illustration : Bobby Dollars pour Vice FR 

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Crime

J’ai été violée par mon dealer, et selon la police c’était de ma faute

Lorsque Sophie a porté plainte pour viol cinq ans après les faits, les policiers ont préféré se focaliser sur les substances qu'elle avait consommé plutôt que sur l'agresseur qui en a profité.
SP
propos rapportés par Sarah Perrin
ES
propos rapportés par Ezra Salander

C’était l’été, j’étais adolescente, en pleine période de rébellion. Cela faisait un an que je consommais du cannabis tous les jours ; j’étais rapidement devenu dépendante. Je prenais aussi d’autres drogues en soirée : MDMA, ecstasy, cocaïne. J’expérimentais tout ce qui passait à ma portée. Comme beaucoup d’ados, je me cherchais et testais mes limites. Je passais d’une bande de potes à une autre, sans vraiment établir de relations amicales durables.

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Ce soir-là, j’étais justement avec un groupe de jeunes que je connaissais depuis peu. On s’était réuni sur une place publique de la petite ville de Dordogne où j’habitais : on était une dizaine, surtout des garçons, tous en train de boire et de fumer. Dès le début de la soirée, un mec vient me draguer, et je le rembarre. Ses potes se moquent de lui. Les heures passent, j’avale un ballon de MDMA, je bois de la vodka, et je m’aperçois que je n’aurai pas assez d’herbe pour finir la soirée. Le relou du début, que nous appellerons Pierre, me dit qu’il peut me vendre du cannabis ; il a d’ailleurs ses potes garés dans une voiture juste à côté de la place, il suffit d’y aller.

Je le suis jusqu’à la voiture, il est 2 heures du matin. Pierre monte à l’avant, côté passager, tandis que je m’installe à l’arrière. Un homme est assis à la place du conducteur, un autre à côté de moi. J’ai à peine fermé ma portière que la voiture démarre. Je demande où nous allons, et Pierre m’explique que la weed est chez lui, à dix minutes seulement du centre-ville. Je ne me pose pas de question. J’ai l’habitude de toper à des gens que je ne connais pas, je suis jeune, soûle, défoncée, je ne relève pas tous les facteurs qui auraient dû m’alerter. On roule jusqu’à une barre de HLM ; la voiture s’arrête, Pierre sort et m’invite à le suivre. Ses amis ne viennent pas. Nous arrivons dans l’appartement de sa mère, qui est absente. Il m’emmène dans sa chambre, je lui demande où est l’herbe, il me dit qu’elle est dans la chambre de sa sœur. Il fait quelques allers-retours dans l’appartement, « ah mince, ma sœur a fermé sa chambre à clef, je suis désolé, il va falloir attendre qu’elle rentre ». Avec le recul, je sais qu’il n’y a jamais eu de cannabis chez lui, qu’il n’a jamais eu l’intention de m’en vendre. Dès le départ, son plan était de m’isoler.

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Pierre m’assure que sa sœur ne tardera pas à rentrer, et je décide de patienter. Il essaye de se rapprocher de moi ; il me dit : « Tu as pris de la MD, non ? Il paraît que ça donne envie de baiser cette drogue ? ». Je lui réponds qu’en effet, la MDMA exalte les sens, mais que ça ne donne pas forcément « envie de baiser ». Au bout d’une demi-heure, je lui explique que je veux partir rejoindre les potes avec lesquels j’ai commencé la soirée ; « Vas-y, écris-leur, mais il est 3 heures du mat’, ça m’étonnerait qu’ils soient encore dispo », me répond-il. J’envoie un SMS au groupe, et un copain me répond qu’ils sont rentrés dormir. Pierre voit que je ne sais pas où aller, et il me propose alors de rester dormir chez lui. J’ai beau avoir bu et pris des drogues, je parviens quand même à prendre conscience de l’ambiguïté potentielle de la situation, et je l’informe clairement : « Ok, mais il ne se passera rien entre nous ». Il prend un air choqué, m’assure qu’il n’avait rien en tête. Tu parles.

Il s’allonge dans son lit, et je m’étends à côté de lui, tout habillée, sur le dos, en évitant tout contact physique. Quelques minutes de calme, puis je sens ses mains qui s’approchent de mon corps, touchent mon dos, mes cuisses. Je le repousse, dis « non », plusieurs fois, me tourne sur le côté. « Putain ne fais pas ça, tu m’excites encore plus », me dit-il ; et je suis désemparée, j’ai l’impression que je suis responsable de la bosse dans son pantalon, je me recroqueville sur moi-même. Ses mains reviennent, je dis non, une fois, deux fois, dix fois, vingt fois, et elles reviennent toujours. Je suis fatiguée. Alors, à la trentième tentative, je ne dis plus non ; je ne dis plus rien, je ne suis plus vraiment là. Il monte au-dessus de moi, baisse son pantalon, ouvre la braguette de mon jean, enfile une capote et me pénètre, brusquement. Je ne réagis pas. J’ai les yeux grands ouverts et je fixe le plafond. C’est l’effet de tétanisation, dont j’apprendrai l’existence des années plus tard. Il me pénètre, jouis dans le préservatif et se retire. Je suis complètement perdue. Après m’avoir violé, Pierre se montre très gentil avec moi ; il me propose de descendre en bas de l’immeuble pour fumer une cigarette. Je le suis, je n’ai plus aucun repère. Une fois arrivés dans la cour de l’immeuble, il se frappe la main sur le front, « Mince, j’ai oublié mon tabac ! Je remonte pour le chercher et je reviens. » Il n’est jamais redescendu. J’étais tellement désorientée que je l’ai attendu une bonne dizaine de minutes avant de quitter le lotissement. Il devait être 5 heures du matin. J’ai marché vers les lumières du centre-ville jusqu’à atteindre la gare, où j’ai pris le premier train pour rentrer chez moi.

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« Mais pourquoi vous venez au bout de cinq ans ? Ah et vous étiez droguée ? »

Pendant des mois, je n’ai pas réalisé ce qui m’était arrivé. C’est un an après que j’ai tout d’un coup percuté : depuis le début il avait planifié de me violer. Cette prise de conscience n’a pas entraîné de réaction immédiate : j’en ai parlé à mon copain du moment, qui n’a pas compris et a minimisé la chose. C’est encore une année plus tard, alors que j’étais partie vivre à Bordeaux et que je m’étais mise en couple avec le garçon que j’aime encore aujourd’hui, que j’ai décidé d’entamer un suivi psychologique. J’ai contacté Capsivy, une structure de prise en charge des victimes de syndrome post-traumatique, et j’ai eu des rendez-vous avec un psychologue et un psychiatre. Ma vie était devenue infernale. Je faisais des cauchemars toutes les nuits où je revivais mon viol en boucle. Je n’arrivais plus à m’endormir. Je détestais tous les hommes qui avaient le malheur de croiser mon regard dans la rue ; j’étais devenue agressive, hyper-réactive à toute forme de sexisme. Si on me matait le cul dans la rue, je pouvais en venir aux mains. Ce suivi psychologique m’a énormément aidé. Et c’est encore trois ans plus tard, alors que je venais de finir ma licence, que j’ai décidé de porter plainte. J’étais trop en colère pour pouvoir « passer à autre chose » : je voulais que justice soit faite.

Un mercredi matin, je me rends au petit commissariat de mon quartier. Le policier à l’accueil me demande, devant les deux autres personnes qui attendent, le motif de ma venue ; je chuchote que je viens pour un viol, et son visage se liquéfie, « Ah mais nous, on n’est pas qualifié pour ça, il faut une prise en charge médico-légale, ça remonte à quand ? ». Les faits se sont passés il y a 5 ans. Froncements de sourcil, « 5 ans ?! ». On me demande de patienter. À côté de moi, il y a un type qui s’est fait voler son portable et un autre qui vient pour arnaque à l’assurance. Un flic me fait rentrer dans son bureau, la porte est entre ouverte, il n’y a aucune intimité dans nos échanges. Je lui résume ce qui s’est passé, la drogue, le viol, la prise de conscience tardive. « Mais pourquoi vous venez au bout de cinq ans ? Ah et vous étiez droguée ? ». Au bout de cinq minutes, il me fait sortir de son bureau, on me demande à nouveau de patienter dans la salle d’attente. Une demi-heure après un policier revient vers moi : « Désolée mademoiselle, mais on ne va pouvoir prendre votre plainte aujourd’hui, on ne va pas avoir le temps, comme vous voyez il y a des gens qui attendent. Revenez demain, peut-être. » Les larmes me montent aux yeux, je les contiens. Un des civils venu déposer plainte pour vol de portable propose timidement que je prenne sa place, « mon cas est moins urgent que le sien », les policiers refusent. L’énervement monte. « Mais pourquoi vous ne me l’avez pas dit dès le départ ? Vous savez comme c’est difficile pour moi de venir ici ? ». Mon ton, accusateur, agace l’un des flics qui s’exclame : « Oh ça va mademoiselle, on est tous victimes ici ! ». Et là, je pète un câble : victimes ? Mais de quoi est-il victime, lui ? Est-il vraiment en train de mettre sur le même plan un viol et un vol de téléphone ? J’attrape les papiers sur son bureau, lui jette à la figure ; cinq policiers débarquent, m’assoient de force sur une chaise, l’un d’eux me fait mal au poignet. Je réussis à partir du commissariat en ayant l’impression d’être une accusée et non une victime. C’est un nouveau traumatisme, mais je décide de ne pas me laisser abattre et d’aller à nouveau porter plainte le lendemain, cette fois à l’Hôtel de Police de Bordeaux. Je sais que si je n’y retourne pas le plus vite possible, je ne le ferai jamais.

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Je suis accueillie par une policière qui me fait monter dans un bureau aux portes closes. Elle me pose des questions pendant une heure, écoute mon récit dans son intégralité. Elle ne pose aucun jugement, même si je ne comprends pas l’intérêt de certaines questions (« Comment étiez-vous habillée ? Combien de verres aviez-vous bus ? »). Elle a l’air de mon côté. Je repars de l’Hôtel de Police soulagée. Quelques jours plus tard, je contacte une avocate recommandée par mon psychiatre, qui me conseille de déposer un signalement à la Direction Générale des Polices Nationales pour le refus de plainte dont j’ai été victime au premier commissariat. J’ai bien fait le signalement, mais il a été par la suite refusé - apparemment, j’aurais été violente envers les policiers présents. Commencent alors de longs mois d’attente, où les informations arrivent au compte-gouttes.

Je passe une expertise psychologique. Je dois dire ce que m’évoquent des taches d’encre sur des feuilles, parler de mon enfance, dessiner un arbre. La psychologue est plutôt gentille, même si je me souviens toujours de la phrase qu’elle m’a dite à la fin de l’entretien : « C’est terrible ce qui vous est arrivé, bon, vous étiez droguée par contre, ça, c’est de votre responsabilité ». J’ai l’impression que le fait d’avoir été sous l’emprise de substance constitue une circonstance aggravante pour moi, la victime, et pas pour le violeur.

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« Il dit qu’il me ne connaît pas. Qu’il ne m’a jamais vu. Que je suis une folle, une menteuse. Une sale droguée. »

Un an après le dépôt de plainte, je reçois un coup de fil de la policière qui s’occupe de l’affaire. Je suis à Paris, en week-end en amoureux. En quelques phrases, elle m’annonce qu’une autre plainte a déjà été déposée contre Pierre, pour viol également. Elle avait été classée sans suite, mais le dossier a été réouvert suite à mon dépôt de plainte. Elle m’informe qu’une confrontation entre moi et l’agresseur aura lieu dans un mois. Je suis sans voix. Pour tout mon entourage, c’est une excellente nouvelle : l’affaire avance, une autre plainte a déjà été déposée, c’est bon signe ! Mais moi, je pense seulement que je ne suis pas seule, et que ce salaud a fait subir ça à une autre fille. Et puis la confrontation. Je passe un mois sans dormir, terrorisée en imaginant la scène. Le jour J, le commissariat m’appelle : l’accusé ne s’est pas présenté, la confrontation est reportée.

La confrontation a finalement lieu quelques mois plus tard. Je suis accompagnée de mon avocate. Au début, je ne reconnais pas Pierre ; et puis les traits de son visage, sa taille, la couleur de ses cheveux me reviennent en mémoire, et tous mes membres se crispent. Il dit qu’il me ne connaît pas. Qu’il ne m’a jamais vu. Que je suis une folle, une menteuse. Une sale droguée. La policière doit le reprendre à plusieurs reprises car ses propos sortent du cadre de la confrontation. Ma meilleure amie vient me chercher devant le commissariat, je suis épuisée, mais soulagée : c’est fait. Maintenant il faut laisser les policiers enquêter, envoyer le dossier au procureur, qui jugera si l’affaire doit être classée sans suite ou non. On me demande de donner des noms de proches à qui j’ai parlé du viol, de retrouver le nom de la place où avait débuté cette fameuse soirée - la Place de la Vertu, quelle ironie.

Cela fait maintenant deux ans que j’ai porté plainte. J’ai appelé la policière en charge du dossier en janvier, elle m’a dit que l’enquête préliminaire était encore en cours, que le dossier n’avait pas encore été envoyé au procureur. J’ai demandé à mon avocate si c’était normal, et elle m’a répondu qu’elle avait déjà vu des enquêtes préliminaires durer trois ans. Ce n’est pas forcément inquiétant. La police fait son travail, et c’est un travail qui prend du temps. Alors j’attends. J’attends, en priant pour que mon dossier ne soit pas classé sans suite ; car on parle de dossier, mais c’est de mon viol qu’il s’agit. Je ne veux pas que mon violeur aille en prison par pur esprit de vengeance ; je veux que la justice le mette hors d’état de nuire. S’il a violé deux filles, il en a violé sûrement encore d’autres, et rien ne l’empêche de continuer. Je refuse de rester passive en imaginant que ce qui m’est arrivé peut se reproduire encore et toujours. Droguée ou pas, je sais ce que j’ai vécu.

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