Dans la colossale et lugubre salle des pas perdus du palais de justice de Bruxelles, Ricardo trépigne et replace la veste de costume noire qu’il a choisie pour accompagner son jeans – c’est un jour important, il fallait marquer le coup. « Si son pourvoi en cassation ne marche pas aujourd’hui on sera soulagé. On pourra retrouver une vie normale mais on veut aussi que l’affaire ne s’arrête pas là : ce mec doit aller en taule ».
Ce mec, c’est Robert Spatz, leader charismatique de la communauté bouddhiste belge OKC (pour Ogyen Kuzang Chöling), fondée en pleine période hippie dans les années 1970 et jugée en cassation en ce début du mois de mars. Depuis 1997, des voix s’élèvent contre ce gourou accusé d’abus sexuels par des femmes du groupe, mais aussi d’avoir encouragé des abus physique sur les enfants de ses adeptes.
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Parmi eux : Ricardo. Un bon mètre 80, peau mate et léger bouc, qui vanne en ce 13 mars 2019 son ami d’enfance, lui aussi partie civile, en sweat jaune et Vans. Deux mômes de 30 ans passés qui se chamaillent pour mieux faire passer l’angoisse. Des pas résonnent sur le marbre, ceux d’autres victimes, dont deux couples de sexagénaires au style bourgeois, cheveux gris, collier de perles et chaussures de ville. Les sept parties civiles s’agglutinent en attendant leur avocat, comme une grappe minuscule et solidaire au milieu des colonnes gréco-romaines gigantesques. Spatz, 73 ans, est quant à lui retenu en Espagne « pour raisons de santé » et représenté par une petite poignée d’avocats.
Pour mieux comprendre ce qui se joue ici, il faut remonter en 1972, quand Robert Spatz – ou Lama Kunzang Dorje – fonde à Bruxelles le centre d’études tibétaines Ogyen Kunzang Chöling. Des années 1980 jusqu’à 2005, une centaine d’enfants de ses adeptes sont envoyés dans le sud de la France, au Château-de-soleils à Castellane pour recevoir une éducation bouddhiste. Des petits moines tibétains en herbe dont beaucoup affirmeront des années plus tard y avoir subi des actes de maltraitances, d’exploitation et pour certaines d’abus sexuels alors que la communauté, de son côté, vante une éducation spirituelle en plein air.
« Ma mère est rentrée dans la communauté alors qu’elle avait 14 ans, c’était une ado un peu paumée, lance Ricardo, dans un café branché à deux pas du palais de justice de la capitale belge. Elle est tombée enceinte de moi à 16 ans. Je suis né le 29 octobre 1980 dans la secte OKC. J’y ai passé vingt ans, séparé d’elle. C’est Robert Spatz qui a été le premier à me tenir dans les bras. » Aujourd’hui, consultant pour des accélérateurs de startups, il gère depuis Bruxelles le site Internet des victimes de la communauté ainsi que leur communication. Comme pour tous les gamins d’OKC, c’est le Lama qui lui a choisi un prénom tibétain (qu’il abandonnera) et un cordon rouge à nouer autour du cou et à conserver toute sa vie.
« Un éducateur nous prenait par la main et nous emmenait dans sa chambre pour nous battre avec des bâtons différents pendant plusieurs minutes » – Ricardo, victime d’OKC
« Au départ, ma mère a commencé à côtoyer les centres OKC parce que le côté yoga végétarien et les activités collectives lui plaisaient, raconte de son côté Sophie, en replaçant sa chevelure rousse. Mon père, lui, appréciait la philosophie d’OKC et son chef Robert Spatz. » Elle aussi a été élevée par les bouddhistes de la communauté à partir de ses 7 ans, avec Ricardo et sans ses parents. Lunettes de soleil, cheveux longs, traits fins, barbe bien fournie, Spatz a, à cette époque, tout d’un Tom Cruise déguisé en moine tibétain New Age. Son charisme piège les babas cool fans d’ésotérisme des années 1970. « Mon père a été envoyé par Spatz en Inde pour un voyage spirituel de onze mois, retrace Sophie. Ma mère s’est mise à travailler pour l’épicerie bio et le restaurant végétarien du gourou à Bruxelles et on a fini par s’y installer toutes les deux ». Le leader gère les couples comme des pions. La prison mentale se referme.
Au cœur du système : l’éducation des futurs soldats d’OKC, unique chance d’accéder au Nirvana. Des cobayes vierges de toute pensée consumériste à manipuler librement. Les enfants des adeptes de Spatz doivent vivre sans leurs parents auprès d’éducateurs choisis par le Lama. Cet apprentissage s’inspirant, en façade, des monastère tibétains se déroule au Château-de-Soleils à Castellane, en Provence, une propriété du gourou logée en plein milieu de la montagne, coupée du monde, dans un parc de 21 hectares. Entre 50 et 100 enfants y vivent en communauté de la naissance jusqu’à l’adolescence.
À l’hiver 1984, Sophie part avec sa mère pour un séminaire de quelques jours dirigé par Spatz au Château-de-Soleils. Elle ne reverra plus Bruxelles pendant treize ans. Ricardo, lui, vit dans ce film d’horreur sur décor bucolique depuis 1981 – un an après sa naissance – avec sa mère qui le laissera seul à ses cinq ans. Il quittera le domaine en 1993. « S’il ne vient qu’une fois par an nous rendre visite, Spatz est tout de même omniprésent dans la maison. Son image trône dans le temple, la cuisine, les sanitaires publiques », liste Ricardo. « Il est notre guide, notre Lama. En nous levant, en nous couchant, on doit penser à lui. Quand on a peur, on s’en remet à lui. Tous les rituels bouddhistes sont réutilisés en incorporant l’identité de Spatz », appuie Sophie qui sourit en repensant à l’absurdité du dogme bidon.
« On devait mettre de côté notre égo qui était le mal absolu. On n’avait rien pour se sentir belle, pas de maquillage pas d’accessoire, rien » – Sophie
Les enfants dorment ensemble dans un dortoir, ils partagent leurs vêtements et n’ont pas d’affaires personnelles. Après un réveil à 7h30 pour les plus jeunes et un petit déjeuner frugal, toujours en groupe, les gamins de Castellane prient pendant 1h30 au temple puis effectuent de longues prosternations. Tous suivent l’enseignement du CNED l’après -midi et retournent au temple avant et après dîner. Passés les 10 ans, ils implorent le Lama, cinq heures par jour, à genoux.
Un esprit sain dans un corps sain, un mélange d’activités sportives et de privations de nourriture, voilà l’autre leitmotiv d’OKC, plus officieux celui-ci. Sophie se remémore les footings de plusieurs kilomètres en bottes en caoutchouc dans la montagne, son asthme, « les coups de pied au cul » pour qu’elle avance, et, parce qu’elle n’y arrivait pas, à bout de souffle, « les courses pieds nus dans le gel ». Les apprentis bouddhistes se plient aux humeurs des adultes et à leur sadisme. « Un éducateur nous prenait par la main et nous emmenait dans sa chambre pour nous battre avec des bâtons différents pendant plusieurs minutes », lâche Ricardo. Ce même encadrant s’est donné la mort par pendaison quelques jours avant le procès en première instance en 2016. Retrouvé dans la forêt dense qui entoure Château-de-Soleils, toujours propriété de la communauté aujourd’hui.
Les enfants se surveillent entre eux, s’autocensurent. Une surveillance inscrite par Spatz dans « la Règle d’Or de Soleils » dont OKC Info, l’association de victimes, conserve un exemplaire. Sa première page se suffit à elle-même : « La majorité des erreurs vis-à-vis de la règle sera effacée par a) une pratique plus intense et assidue des Yogas et prières de notre lignée ainsi que le jeûne, b) une confession publique devant tous les membres de la communauté de Nyima Dzong [autre nom tibétain du château, NDLR] de là, c) un séjour dans une cellule de ressourcement intensif dont les structures et la durée sont uniquement décidées par le lama ». Parfois, des bribes du monde extérieur parviennent jusqu’à leur enclave infernale, des sketchs des Inconnus qu’ils connaissent par cœur, une radio planquée sous leur lit, des micro-doses pop qui permettent à Ricardo et Sophie de se dire qu’ils appartiennent à la génération des années 1980.
Sophie évoque alors sa puberté à 2 000 kilomètres de sa mère. Les « tu pues » des éducateurs, alors qu’elle commence à transpirer sous les bras, ses premières règles sans aucune explication des adultes qui l’encadrent et les couches qu’on lui tend en guise de serviette hygiénique. « On devait mettre de côté notre égo qui était le mal absolu. On n’avait rien pour se sentir belle, pas de maquillage pas d’accessoire, rien », raconte-t-elle piercing doré au nez, comme pour montrer qu’elle tient sa revanche. Pendant ce temps, à Bruxelles, leurs parents triment dans les restaurants et boutiques bios de Spatz parfois seize heures par jour, 6 jour sur 7 sans être déclarés ni payés, et habitent dans des appartements attenants. « Le Lama expliquait aux adultes de la communauté que le travail pouvait participer à leur salut. Alors ils ne faisaient que ça : leur seule chance de nous donner un avenir meilleur », les protège Sophie sans se rendre compte en replaçant sa mèche rousse.
Le 18 décembre 1993, Spatz envoie Ricardo, 13 ans, Sophie, 16 ans, et d’autres jeunes vers son monastère dans le Sud du Portugal. Le gourou affirme aux 23 adolescents déplacés qu’ils font partie de l’élite mondiale. Leur objectif : se préparer à affronter l’apocalypse. Au programme, karaté et prières pendant des heures avec obligation d’être vierge sous peine d’être renvoyé du groupe. L’exclusion : la pire des punitions, devant les coups et la faim. « Cette bande au Portugal, c’était ma famille. On formait un atome. Tu t’imagines toi, être formaté en te pensant membre de l’élite pour être renvoyé à Bruxelles et vendre des légumes avec des parents que tu as été manipulé à détester », lance Sophie.
Puis, arrive le 30 mai 1997 et la fin d’un monde à la suite d’une plainte déposée en juin 1996 par la famille d’une adepte. Des perquisitions ont lieu en France et en Belgique. Baladés entre les restaurants et boutiques portugaises et belges d’OKC, Sophie et Ricardo se retrouvent enfin à Bruxelles et sortent petit à petit mentalement et physiquement de la communauté. En 2008, une première victime d’abus sexuels commis par Spatz parle, Sophie s’évade. Ricardo lâche la communauté cinq ans plus tard. Aujourd’hui 11 femmes victimes d’abus sexuels commis par le chef de la communauté alors qu’elles étaient mineures ont déjà témoigné. Contactées, elles ne souhaitent pas encore se confier dans les médias. En 2016, les victimes se constituent parties civiles et se greffent à des premières plaintes datant de 1997. En première instance, le gourou et ses adeptes démentent : aucun abus physique ou sexuel n’a été commis. Ils font appel contre les indemnités de 60 à 40 000 euros à verser par enfants des parties civiles et les quatre ans d’emprisonnement requis contre le guide spirituel. En octobre 2018, la Cour d’appel de Bruxelles juge irrecevables les poursuites des victimes. En cause : des irrégularités durant la procédure et l’enquête portant atteinte aux droits de la Défense.
Quelques mois plus tard, le 13 mars 2019, ce sont les mêmes que l’on retrouve à la cour de cassation, les mêmes qui voyaient en cette troisième instance contre leur ancien gourou une bataille perdue d’avance. Mais l’avocat général prend tout le monde de court et donne un avis favorable pour les victimes d’OKC. Si la Cour de Cassation suit son avis le 22 mai prochain, et c’est généralement le cas, un procès en appel devra suivre. Une excellente nouvelle pour les victimes de la communauté.
En attendant, OKC a toujours pignon sur rue à Bruxelles. Les parents de certaines parties civiles travaillent encore dans les deux boutiques bios et le restaurant végétarien de la communauté. Surveillés, ils sont aujourd’hui salariés. Le verdict de la cour de Cassation qui remet en cause la défense de Spatz ? « Nous n’avons pas à nous exprimer là dessus », nous rétorque une quinquagénaire à la caisse aux cheveux frisés gris lâchés, look baba cool. Des échoppes sympathiques qui ressemblent à tous les magasins bios, vague odeur d’huile essentielle en prime. Seule différence ? L’une est accolée à un centre d’études tibétaines fondé par Spatz qui n’a pas bougé depuis 1970. Son nom ? Ogyen Kunzang Chöling.
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