Récemment, mon psy et moi sommes revenus sur l’état épouvantable dans lequel se trouve ma vie. J’ai préféré ne pas me plaindre quand on a parlé de mes parents, étant donné que, bien que je n’ai jamais vraiment été proche d’eux, je pensais que mes problèmes étaient uniquement de ma faute. Mon psy m’a fait remarquer que leur vie ressemblait beaucoup à la mienne et que les personnes qui comme moi ont un manque d’estime d’elles-mêmes n’arrivent pas à accéder au bonheur. Ainsi, il en a déduit que j’avais eu de bons modèles en la matière.
Quand j’y ai repensé, j’ai percuté. J’ai dessiné deux lignes sur un bout de papier. L’une retraçait la vie de mes parents depuis ma naissance et l’autre la mienne depuis que j’ai quitté le domicile familial. La ressemblance était frappante. J’ai demandé à mon psy comment m’en sortir. Bien sûr, si mon problème était un manque d’estime, j’ai imaginé que je n’aurais qu’à m’aimer un peu plus.
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« Eh bien, dit-il. Ce serait la solution idéale. »
À ma naissance, en 1987, mes parents vivaient dans un appartement d’une pièce. Il y avait un tapis rapiécé, des chiottes sales et pas de douche ni de bain. C’était un taudis. Parler « d’environnement étroit » serait un euphémisme, mais pour eux, partager une chambre avec leur bébé n’était pas non plus une partie de plaisir – difficile de devoir supporter un enfant là-dedans après un jour de boulot pour un peintre en bâtiment et une employée dans un magasin.
Naturellement, ils aspiraient à mieux, et le fait que leur situation financière ne le permette pas peut être pardonné, si on considère qu’ils avaient besoin d’une raison de vivre autre que moi. Quand ils ont fini par trouver une maison et déménager, ils se sont débrouillés pour atterrir dans un quartier mal fréquenté. Mais ma mère était persuadée d’avoir trouvé une opportunité, et ils se couvrirent de dettes à n’en plus voir la fin. Elle avait un vide à combler, un manque d’estime, et, pour se donner un peu de confiance, elle se mit à inviter des gens que je n’avais pas vu depuis des années.
Les gens du quartier n’ont pas trop apprécié notre arrivée et, peu de temps après, ils se sont mis à caillasser notre maison et à bourrer notre boîte aux lettres de déchets. Ils buvaient dans notre jardin et me tyrannisaient. Quand on a finalement déménagé, ils sont entrés par effraction, ont détruit la maison et étalé de la merde sur les murs. C’était une piaule faite pour des meurtriers, pas pour une famille de trois qui leur ressemblait à 99 % mais qui préférait les pots de fleurs aux machines à laver en panne dans le jardin. Qu’est-ce qu’on pouvait faire mis à part déménager et claquer encore un peu plus d’argent dans l’espoir que ça nous protégerait d’autres connards ?
Quinze ans plus tard, j’ai déménagé en Allemagne avec ma copine, où on a loué un appart via Internet. À l’époque, on s’en fichait que ce soit un taudis, mais quand l’été a pris fin, tout ce qui était cassé dans l’appart était symbole d’enfer. La douche était chaude ou froide selon son envie, les toilettes fuyaient et des oiseaux avaient fait leur nid dans notre ventilation. Comme mes parents, on aspirait à mieux. Notre erreur fût de déménager à Dublin, où la vie était plus chère, au lieu de trouver un meilleur appart en Allemagne.
Néanmoins, on avait une jolie maison – bien que partagée avec des colocataires : un autre couple qui ne payait rien, ne nettoyait jamais, cassait tout et nous arnaquait. On a compensé ça en achetant des conneries et en saignant à blanc notre compte en banque. On a ainsi acquis de l’électroménager, des coussins, etc. Néanmoins, Alcatraz aurait toujours été plus accueillant. J’ai fini par écrire un article contre mes colocataires sous le coup de la colère, et on s’est fait virer. Ça nous a foutu la pression pour trouver une location dans les semaines qui ont suivi, alors qu’on aurait pu partir de notre plein gré et trouver moins cher. Mais je pensais qu’on pourrait survivre.
Mes parents ont dû penser la même chose quand ils ont fait leur prêt pour notre nouvelle maison, mais très vite on commença à tout nous couper – le téléphone, l’Internet et le satellite – et la compagnie d’assurance de la voiture me laissait des messages de rage parce que ma mère refusait de répondre. Mon père gagnait plus que jamais grâce à la forte croissance économique dans le pays – néanmoins, avec les goûts de luxe de ma mère, nos économies n’étaient toujours pas flamboyantes. Je commençais à la détester pour ça, mais j’y prenais tout de même part, en amassant toutes sortes de merdes. Dix ans plus tard, ce regain économique en Irlande retombait et m’envoyait en Allemagne.
Pour mon père, la seule alternative possible à sa vie était de gagner au Loto. Il venait de nulle part, il pensait qu’il était dans tous les cas baisé. Pour lui, tant qu’il avait de l’argent, il fallait le claquer ou payer les factures. Je n’étais pas d’accord et j’imaginais tout ce qu’on pouvait faire avec des économies, outre acheter un congélateur, puis une cabane où mettre le congélateur, puis un jardin où mettre la cabane, puis une maison, jusqu’à ce que toute la vie se résume à l’envie impulsive qu’on a eue un jour au rayon congélateur de Darty.
Mais puisque je jouais le jeu, qui étais-je pour me plaindre ? Je savais qu’accepter tout ça n’était pas une bonne idée, mais j’étais un ado et j’avais des amis à impressionner. Je ne pouvais pas résister. Pourtant, je me disais que, plus grand, je ne referais pas les mêmes erreurs et je ne vivrais pas au-dessus de mes moyens.
Après une année dans notre nouveau palace, ma copine et moi nous sommes retrouvés sur la paille. Chaque mois, nous avions de moins en moins d’argent et vivre correctement est vite devenu impossible. Comme mes parents, nous avions dépensé énormément pour nous protéger de connards. Mais quand on a fini par ne plus en pouvoir et que ma copine s’est tirée, ce dont on se protégeait vraiment est devenu plus clair.
Ça m’a frappé comme la foudre. Comme tout n’était plus au beau fixe depuis l’Allemagne trois ans plus tôt, être ensemble ma copine et moi n’était plus suffisant. Il fallait qu’on dépense, et plus seulement dans du mobilier, mais dans le divertissement. Il fallait passer la moitié du temps avec d’autres gens, souvent à boire. Donc, quand nos comptes se sont dangereusement vidés, on ne pouvait plus avoir d’amis ni reporter notre rage sur nos colocataires, et on s’est retournés l’un contre l’autre.
Je me demande si la même chose est arrivée à mes parents – si le simple fait d’être ensemble avait cessé d’être suffisant pour eux et si c’était à ce moment que leur cancer matérialiste leur était apparu. Je me demande aussi s’ils ne m’ont pas fait pour combler un autre vide.
Quand le vide dans le cœur de ma mère s’est rempli d’un cancer, notre maison était sur le point d’être saisie. Comme elle s’est retrouvée en phase terminale, l’assurance-vie de notre prêt immobilier nous a sauvés. Une fois la maison vendue, on a déménagé chez ma grand-mère et mes parents vécurent comme les gagnants du Loto qu’ils avaient toujours rêvé d’être pendant les deux dernières années de la vie de ma mère.
Difficile de leur en vouloir. Maman n’a même pas eu la chance de voir la mort venir soudainement dans la nuit. Elle l’a suivie, est restée proche d’elle mais toujours assez loin pour lui faire croire qu’elle pouvait lui échapper. Papa s’est lui retrouvé seul après son décès, complètement détruit. Il l’aimait, et s’il n’avait pas réussi à lui donner ce dont elle avait besoin – une vie –, il avait au moins réussi à lui donner ce qu’elle voulait.
De la même façon, quand mon ex et moi avons rompu, on s’est donnés notre liberté. En nous mettant ensemble à 20 ans, on avait cherché à ne plus être seuls, mais après six ans, plus rien ne nous unissait.
Donc, est-ce que mon psy a raison ? Est-ce que j’ai suivi un chemin subconscient tracé par mes parents et qui a conduit à la destruction de mon couple ? Est-ce que j’ai foutu en l’air toute ma vie parce que je manque de confiance en moi et, qu’incapable de prendre une décision intelligente, je préfère en prendre des débiles, poussé par un indicible besoin d’auto-destruction ? Je dirais qu’on peut en apporter la preuve, oui. En même temps, peut-être est-il plus simple de pointer du doigt toutes ces choses plutôt que de prendre ses responsabilités. Mon ex a essayé plus que quiconque de m’aimer, et pourtant, parce que mes décisions étaient tellement mauvaises, elle a dû fuir.
Je suis désormais fauché et je vis avec ma grand-mère. Voilà ma vie depuis six mois. La chambre dans laquelle je dors est celle dans laquelle j’étais déjà quand ma mère était malade. Elle est morte dans celle d’en face. C’est aussi le premier endroit où mon ex et moi avons fait l’amour et là où on s’enfermait à chaque Noël, anniversaire et week-end en famille. D’adulte accompli, j’ai le sentiment d’être passé à un ado attardé de 28 ans.
Parfois, la nuit, je parle à ma mère – en général plus ouvertement que de son vivant. Je lui demande de l’aide. Pas à propos d’argent – l’argent reviendra, je déménagerai encore et encore – mais plutôt sur la façon dont je devrais vivre. L’idée de continuer à m’auto-détruire m’est insupportable, et si je dois m’aimer davantage, est-ce que je n’ai pas d’abord besoin de me pardonner ? Quant à mes parents, bien sûr que je leur en veux – pas seulement pour ce qu’ils ne m’ont pas donné, mais aussi pour ce qu’ils ne se sont pas donnés à eux-mêmes : la satisfaction d’être en vie, sans ornement. Mais c’est vrai qu’ils m’aimaient, et parce qu’ils ont toujours cru que les choses pouvaient s’arranger, ils m’ont transmis une endurance amère et une volonté un peu folle de ne jamais abandonner, ce qui m’est particulièrement vital aujourd’hui.
Malheureusement, je ne pense pas que je puisse me pardonner. Je ne suis pas sûr de pouvoir améliorer mon estime de moi à court terme et, bien que la thérapie et l’écriture m’aident, j’ai encore beaucoup de chemin à faire. Cependant, s’il y a bien une chose que je sais, c’est que nos erreurs, si elles ne nous détruisent pas, nous rendent plus forts et nous aident nous et les autres à atteindre des sommets insoupçonnés. Aussi, je me serais sûrement senti mieux si je n’avais pas vu mes parents niquer leur vie, mais sans ça, je ne serais probablement pas devenu écrivain – ce qui est la chose que j’aime le plus au monde maintenant que ma copine est partie.
Peut-être qu’un jour je serais capable de m’aimer autant que j’aime les mots. D’ici là, écrire restera probablement la chose la moins auto-destructrice que je puisse faire.